Le premier octobre 2020, alors que l’attention se portait sur le Mali et sa transition vers un régime militaire, deux chercheurs américains1 osaient titrer leur papier «  How to Build Better Militaries in Africa : Lessons from Niger  ». Pour les officiers supérieurs français, le soldat nigérien fut toujours considéré comme de seconde classe. La rudesse des combattants tchadiens ou l’obéissance de la garde présidentielle de Blaise Compaoré, ancien président du Burkina Faso, enchantaient le défunt général Beth, chef de la coopération militaire et ambassadeur à Ouagadougou. La cuisante leçon de Tongo Tongo, où des soldats américains des forces spéciales furent tués et encerclés, les hécatombes2 parmi le contingent nigérien au début de 2020 et, en août, l’attaque non loin de Niamey de civils semblent prouver que pour le moins la sécurité n’est pas assurée dans cet immense pays.

Pour le contribuable américain, il n’est pas satisfaisant de dépenser plus d’1.5 milliard d’US $ chaque année pour équiper et entraîner des troupes africaines qui ne seraient pas efficaces et qui, de plus, sont présentées comme appartenant à des systèmes de sécurité corrompus et prédateurs qui ne rendent pas compte. La Rand Corporation, l’architecte civil du modèle de la guerre américaine au Viêt-Nam, concluait en 2018 que tous les efforts de soutien militaire des États-Unis à leurs partenaires africains produisaient peu de résultats. Les auteurs3 de l’étude récente «  Defense Institution Building in Africa  », laissant de croire que le Niger est le bon élève, pensent que les États-Unis y ont réussi à atteindre un niveau de réformes stratégiques.

Ils ne cachent pas les graves problèmes de gouvernance des questions militaires, mais saluent un plus grand professionnalisme de ceux qui répondent aux menaces de l’insurrection (une spécialité de la Rand Corporation) et du terrorisme. Ils apprécient la mise en œuvre dans le secteur de la sécurité de ces changements connus depuis longtemps pour ce qui est du New management de l’État «  civil  » et le libéralisme dans l’économie. Par exemple, la nomination d’un haut coordonnateur des transformations de l’armée susceptible d’entraîner ceux qui achètent les réformes «  disruptives  » et pérennes des institutions militaires. Au Niger, comme au temps des vagues de transformations libérales, il existe un «  Joint Country Action Plan  » qui permet aux généraux américains et nigériens de partager des objectifs, des résultats et le suivi des actions programmées. 

Il faut apprendre à marcher sur deux jambes, à savoir édifier des institutions de défense solides et de haut niveau tout en poursuivant les opérations de combat sur leur théâtre. Penser la sécurité sur un mode holistique autoriserait de mieux associer forces civiles et militaires au Niger. Le scandale des détournements de fonds au ministère de la Défense nationale montre bien que dans le domaine militaire encore plus que pour le budget général de l’État il est difficile de se conformer aux mantras du New management  : transparence, efficacité, restitutions des comptes, etc.

Cependant il est possible que cette vision irénique bouscule le type de relations politiques et opérationnelles que Niamey et Paris entretiennent à travers Barkhane, qui reçoit ses instructions du président Macron4 et se bâtit un bilan sanglant à coups de neutralisations5. Certes à Pau on a réclamé encore plus de coordination dans la coalition sahélienne et à l’État-major de Barkhane situé au Tchad, mais en réalité ni la confiance ni la mobilisation ne semblent s’affermir. 

La littérature militaire américaine sur la zone ignore le Mali. Elle est complètement revenue de l’initiative Pan-Sahel6 qui fut montée en réalité pour aider la France et l’Allemagne à récupérer les otages du GSPC. L’épicentre de l’espace où s’affrontent les deux grandes organisations terroristes rivales, Al Qaïda et Daech, premiers ennemis de l’Amérique, est situé au Niger7 et ce pays fait couple avec la Mauritanie dans la géopolitique du Pentagone. Cependant Bush et Obama ont mené la vie dure à Tandja et cette étude est un satisfecit pour le président du Niger Mahamadou Issoufou, qui, de plus, s’apprête à quitter le pouvoir en 2021. Elle indique aussi que, d’un point de vue stratégique américain, le Tchad est un problème soudanais et non sahélien. Le papier cité qui met en exergue le Niger poursuit l’évaluation de la Rand en 2018, où il était fait le constat que ce pays met en œuvre des changements de l’organisation du combat et cela avec la bénédiction d’autres pays européens. 

Des travaux plus récents ont insisté sur l’insuffisante efficacité des ressources affectées aux forces d’opérations spéciales américaines.8

En 2018, la Bundeswehr est déjà présente au Niger, à Tahoua en particulier, où elle entraîne les forces spéciales dans l’exercice conjoint « Black Dagger ». Mais l’unité de forces spéciales nigérienne est réduite9 et se consacre à combattre Boko Haram10 sans distinguer vraiment contre-insurrection et contre-terrorisme. Pour y remédier, le président Mahamadou Issoufou en 2018 confie au  Colonel Major Moussa Salaou Barmou11, le patron du Commandement des Opérations Spéciales (Dir COS—Special Operations Command) la responsabilité de mettre en place 12 Bataillons Spéciaux d’Intervention (BSI). Il existe alors déjà une coopération pour former des unités spéciales dans un cadre bilatéral (États-Unis, Canada, Belgique, Italie et RFA). Malgré le secret attaché aux techniques nationales d’intervention  de ce conglomérat de forces d’élite, les partenaires occidentaux du Niger vont finir, pressés par leur alliés puissants d’Amérique, par s’associer dans une cellule unique.

De cette convergence d’analyses à Niamey va émerger un système de planification rapide à partir chaque capitale impliquée dans cette collaboration sur le terrain. Il va en ressortir le besoin d’un modèle commun reposant sur l’appropriation par les troupes spéciales présentes au Niger d’une approche stratégique appelée  «  Localization Strategy (LS)  »12

Cette stratégie d’emprise sur le terrain emprunte également aux termes du développement civil avec les notions de résilience et de saisie des opportunités. Les ONG développent déjà ces modes locaux d’intervention d’urgence en période de crise. Pour la Rand corporation il y a un échec en matière de guerre irrégulière13 (préférée à la guerre asymétrique) de l’armée américaine et donc la nécessité de penser des forces de crise travaillant en commun dans un «  cluster commando  ». La Covid-19 sera d’ailleurs un environnement favorable à cette réflexion. Sa force et son originalité est d’essayer d’inclure un niveau tactique et sur le terrain en impliquant les forces du pays concernées au premier chef. Elle a permis, malgré des accords militaires bilatéraux entre chaque pays européen et le Niger, une coordination qui se décide à Washington. De plus, les États-Unis mettent à présent la main sur la formation de la MINUSMA et son équipement à travers des sociétés militaires privées. 

Le développement d’un cadre américain d’objectifs14 et de moyens pour les forces spéciales du Niger devrait déboucher sur la construction au Niger d’institutions militaires de défense modernisées. Mieux à même d’interagir avec un corps extérieur de combat aux techniques internationales et pluripartites. Ce schéma paraît toutefois mettre entre parenthèses les soucis du «  Failed State  » que le scandale de l’achat frauduleux15 et détourné d’équipements militaires au Niger illustre cruellement. Il augure aussi d’une marginalisation du régionalisme militaire à la française qui confierait à une élite guerrière européenne l’éradication des chefs de l’insurrection. La construction laborieuse de Takuba, à travers  contribution des forces spéciales de plusieurs pays européens, montre que la France et l’UE continuent de s’inscrire dans le schéma inverse, fût-il plurinational. A quoi rime Takuba  ?, demandons à la Rand Corporation. Mais sans doute auparavant il faudrait se souvenir que le commandement suprême des forces d’opération spéciales (un véritable écheveau des rangers aux bérets verts en passant par des unités invisibles) doit d’abord gagner la bataille budgétaire devant le Congrès américain en prouvant via la Rand l’efficacité de l’utilisation de l’argent public.

Sources
  1. Alexander Noyes (@alexhnoyes) est un politologue de la société RAND, une organisation à but non lucratif et non partisane. Ashley Bybee est membre du personnel de recherche de l’Institut d’analyse de la défense. Paul Clarke est membre auxiliaire du personnel de recherche de l’Institut d’analyse de la défense.
  2. En janvier, un attentat de l’État islamique contre le camp de Chinagodrar, dans la région de Tillaber, a fait au moins 89 morts, la plus grande perte de l’histoire moderne du pays. Cette attaque s’est produite à 180 km à l’est de Finates, où 71 soldats nigériens ont été tués lors d’une attaque en décembre. L’État islamique a également affirmé que des dizaines de rebelles avaient attaqué un camp militaire près de la frontière avec le Mali. Il s’agit de l’attaque la plus meurtrière contre les militaires nigériens depuis que la violence extrémiste islamiste a commencé à s’étendre au Mali voisin en 2015. En mai dernier, 28 soldats nigériens ont été tués à BalleyBéri, près de TongoTongo, dans une embuscade revendiquée par l’ISIS.
  3. Ashley Neese-Bybee, Paul Clarke et Alexander Noyes
  4. Le ministre de la défense du Niger, Issoufou Katambé, a salué la « coopération avec le partenaire stratégique dans la lutte contre le terrorisme » aux côtés des Forces armées du Niger (FAN), selon les déclarations, ajoutant que l’opération conjointe « est conforme aux recommandations du sommet de Pau de janvier ».
  5. Au 20 février, « 120 terroristes » avaient été « neutralisés, dont 23 dans le triangle Inatès-Tongo-Tongo-Tilloa » dans la vaste région de Tillaberi à la frontière avec le Mali et le Burkina Faso, selon une déclaration du ministère de la défense du Niger lue à la radio publique, ajoutant qu’il n’y avait eu aucune perte « du côté des amis » pendant l’opération.
  6. Qui deviendra «  Trans-Saharan partnership against terrorism (TSCTP)  »
  7. Le Niger est confronté à une insurrection sur deux fronts : la région de Diffa près du Lac Tchad, au sud-est du pays, est de plus en plus fréquemment touché par les insurgés de la province de l’Afrique de l’Ouest de l’État islamique basé au Nigeria, tandis que des militants basés au Mali, dont des combattants affiliés à ISIS et à Al-Qaida sont actifs dans l’ouest du pays, près des frontières avec le Mali et le Burkina Faso.
  8. Robinson, Linda, Daniel Egel, and Ryan Andrew Brown, Measuring the Effectiveness of Special Operations. Santa Monica, CA : RAND Corporation, 2019
  9. Officiellement, l’armée se compose actuellement de huit compagnies d’infanterie motorisée, de quatre escadrons de reconnaissance blindés, d’une compagnie de génie, d’une compagnie de défense aérienne et de deux compagnies de forces spéciales aéroportées.
  10. A Diffa, le commandant de la zone de défense N5 compte bien, lui aussi, éliminer son ennemi. Le colonel Moussa Salaou Barmou, formé à Fort Bragg dans les forces spéciales américaines avant de servir au Mali, conduit aujourd’hui l’opération « Maï Dounama », du nom d’un empereur du Kanem-Bornou du XIIIe siècle. Rien n’échappe à ce vieux soldat qui partage son repas avec ses officiers, dans son bureau. Le matin, à 10 heures, s’y déroule une réunion entre ses adjoints, le commissaire et le patron de la gendarmerie de la ville. Les conseillers américains et les officiers français du détachement de liaison y assistent aussi. Ils habitent un bastion protégé par de hauts murs épais, construits avec des « bastion walls », de gros cylindres remplis de pierres et de sable. Des instructeurs américains entraînent la 3e compagnie antiterroriste, commandée par un chef de bataillon bâti comme un colosse. Écoutes et imagerie aérienne, réalisées grâce aux avions et aux drones, sont partagées avec les Africains et les Français, qui disposent eux aussi de Reaper achetés aux États-Unis. Voir https://www.parismatch.com/Actu/International/Offensive-contre-Boko-Haram-746762
  11. Voir la note de bas de page ci-dessus.
  12. Dehaene, Pierre. (2019). The Localization Strategy : Strategic Sense for Special Operations Forces in Niger.
  13. Cleveland, Charles T. and Daniel Egel, The American Way of Irregular War : An Analytical Memoir. Santa Monica, CA : RAND Corporation, 2020
  14. https://www.csis.org/analysis/special-obfuscations-strategic-uses-special-operations-forces
  15. https://mondafrique.com/niger-76-milliards-de-fcfa-detournes-selon-linspection-des-armees/