Anna Ancher, la lumière ou la vie
Tour d’Europe des regards. Alors qu’à Paris, le Petit Palais met à l’honneur « l’âge d’or de la peinture danoise », le musée national de Copenhague s’apprête à exposer une grande rétrospective sur l’œuvre de l’artiste Anna Ancher (1859-1935).
C’est une peinture d’Anna Ancher qui m’a procuré dans ma jeunesse ma première expérience pan. Mais à cette époque, je ne savais pas encore la nommer : pour cela, il a fallu attendre que je lise Devant l’image de Georges Didi-Huberman (Minuit, 1990). L’expérience pan, c’est le moment où, devant une peinture figurative, la matérialité devient plus présente, plus importante que ce qui est représenté. C’est un moment de révélation esthétique. Cela vient de Proust et du « petit pan de mur jaune » qui captive le regard de l’écrivain Bergotte devant la Vue de Delft de Vermeer. Soudain, Bergotte voit surgir devant lui ce pan jaune de la toile qui excède et remplace la représentation du mur de Delft. Pour lui, c’est une expérience fatale : il meurt. Il a juste le temps de se dire : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire », puis il s’assoit sur un siège dans le musée et meurt. Moi, j’ai survécu. Mais ce fut tout de même une révélation, un petit choc esthétique de me rapprocher des reflets de soleil, qui sont le motif préféré d’Anna Ancher, et de découvrir la grossièreté de la matière peinte. Ce qui donnait une impression éthérée et translucide était fait de très gros coups de pinceau.
Anna Ancher est née en 1859 à Skagen, un village de pêcheurs sur l’étroite péninsule sableuse qui termine le Danemark au Nord. Quand les peintres des années 1870 ont découvert les possibilités pittoresques de cet endroit – la mer, la lumière, le peuple – et se sont installés à l’hôtel de M. et Mme Brøndum, les parents d’Anna, cette dernière a choisi parmi eux celui dont le nom ressemblait le plus à Michel Ange : Michael Ancher. Elle avait 15 ans, lui neuf de plus. Il reconnut son charme aussi bien que son talent, et parvint à persuader, avec ses confrères artistes, Mme Brøndum, l’autorité de la famille, d’envoyer Anna à Copenhague pour étudier chez le peintre Wilhelm Kyhn. À l’époque, les femmes n’avaient pas accès à l’Académie de Beaux-arts, et c’était la conviction de Kyhn que la peinture n’était qu’un passe-temps pour ses jeunes étudiantes jusqu’à ce qu’elles se marient. Quand Anna et Michael se sont mariés en 1880, Kyhn félicita Anna et lui écrivit qu’elle pouvait désormais envoyer ses pinceaux et sa palette flotter sur la mer. Fort heureusement, ce n’est pas ce qu’elle a fait. Avec Michael, elle a formé quelque chose d’aussi rare qu’un couple d’artistes égaux. Michael l’a encouragée à peindre, et les critiques contemporains ont vu l’originalité de sa peinture qu’ils ont souvent préférée au style plus traditionnel et académique de Michael. Son œuvre lui a valu un grand nombre de prix et de médailles, notamment la médaille d’argent à l’Exposition universelle de 1889 à Paris. La maison du couple Ancher à Skagen est devenu un centre pour la colonie des artistes. Après leurs morts, leur fille a laissé intacte cette maison, aujourd’hui transformée en musée.
À la différence des autres peintres de Skagen qui peignaient la mer et la plage, peuplées de pêcheurs aux visages burinés ou de bourgeoises en train de se promener, Anna Ancher préférait les intérieurs. Ses quelques peintures d’extérieur, des vues de jardins ou de rues, nous donnent elles-mêmes l’impression d’être dans une chambre, dans un espace intime et circonscrit. Elle était la bienvenue dans les petites maisons du peuple où elle trouvait ses motifs : les gens absorbés par leur travail manuel et, perpétuellement, les reflets du soleil. Son style s’est singularisé sous la double influence de l’art français de la même époque et de la tradition nordique, parvenant à capter l’atmosphère d’une chambre, l’état d’esprit d’une personne, aussi bien que l’échange de l’intérieur avec l’extérieur, le jeu de l’ombre et de la lumière, la dialectique de l’opacité et de la translucidité.
Ancher a découvert le motif qui est devenu sa signature — les reflets du soleil — quand, à 23 ans, elle a peint une vieille femme aveugle assise près de la fenêtre dans sa maison. J’imagine que la vue de l’aveugle baignant la moitié de son visage dans la lumière du soleil a fait sentir à Ancher la qualité tactile de la lumière. Pour l’aveugle, la lumière n’est pas quelque chose qu’elle voit, mais quelque chose qu’elle sent sur sa peau. Sur le mur derrière l’aveugle, Anna peint pour la première fois ses reflets de soleil, qui sont sa façon de rendre sensible la lumière, de la matérialiser en une peinture épaisse.
Dans son tableau le plus célèbre, Soleil dans le salon bleu (1891), les reflets du soleil sont le motif central. Ancher a peint sa fille, Helga, crochetant dans la chambre bleue à l’hôtel Brøndum. Mais ce qui est au centre de la peinture, ce n’est pas Helga, ce sont les reflets du soleil sur le mur bleu. Les reflets sont au milieu d’un axe diagonal entre Helga et la petite peinture (dans la peinture) en haut à gauche. Vue de plus près, cette petite peinture dans le coin, c’est la Vierge. Son visage n’est pas clair, mais il est dirigé vers Helga. Pour moi, cette vierge dans le coin a toujours été l’image d’un regard maternel bienveillant. Comme si Ancher, en peignant sa fille, avait inclus un motif pictural de son propre regard maternel. Autrement dit : le regard maternel se trouve non seulement devant la toile (l’artiste peignant sa fille), mais aussi sur la toile, matérialisé par le regard de la vierge.
La scénographie de ce tableau reproduit celle de l’annonciation. Helga, vue de dos, est penchée sur son travail, contemplative, comme l’est la Vierge dans un tableau d’annonciation. Mais ici, la vierge occupe la place occupée normalement par l’ange qui vient annoncer la naissance de Dieu. Ancher semble avoir transformé l’axe patriarcal de l’annonciation — le père va faire naître son fils du ventre d’une femme — en un axe matriarcal : c’est une histoire de rapports entre mère et fille. Et ce qui est né entre elles et se matérialise, c’est la lumière. La matérialisation de la lumière en grosses couches de peinture, c’est la version profane que donne Anna Ancher de l’incarnation. Ce qui est annoncé dans l’annonciation chrétienne, c’est que l’absolu, l’impalpable va s’incarner, se matérialiser. Dans l’annonciation d’Anna Ancher, c’est la lumière qui est l’absolu, l’impalpable, et qui se matérialise, ou s’incarne, dans ces gros reflets du soleil.
Avec ses reflets de soleil, Anna Ancher perfore les murs des chambres qu’elle peint, elle les ouvre, les reflets font presque fenêtre. L’opaque devient translucide. Quand elle peint les rideaux devant les fenêtres, c’est le contraire qui se produit : le translucide devient opaque, et le rideau est saturé de couleur.
Sur La jeune fille dans la cuisine (1883), le rideau devant la fille est un endroit où la lumière s’attrape, se concentre. Je ne peux pas regarder ce tableau sans penser que oui, c’est bien la jeune fille dans la cuisine devant le rideau, mais c’est aussi l’artiste devant sa toile. La toile d’Anna Ancher attrape la lumière et les couleurs, comme le fait ici le rideau. Cette intuition m’a été confirmée quand j’ai appris que la première œuvre qu’avait peinte la toute jeune Anna, à 13 ans, l’avait été sur un rideau dans sa maison natale, l’hôtel de ses parents. Sa première toile fut bel et bien un rideau. Dès cet instant, elle a situé sa peinture sur un seuil, une frontière entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’opaque et le translucide.
Puisque les reflets du soleil sont en effet le motif central dans la plupart des intérieurs d’Anna Ancher, il n’est pas surprenant qu’elle en vienne à vider les intérieurs des gens et à ne plus se concentrer que sur les reflets. Dans Soleil du soir dans l’atelier de l’artiste (peint après 1913), on ne voit personne dans la chambre. Dans Intérieur. L’annexe de Brøndum (1920), il n’y a même pas de meubles, il n’y a plus rien, à part les reflets peints à gros traits pâteux en couleurs vives. Ces intérieurs vides ressemblent à ceux du peintre danois de la même époque, Vilhelm Hammershøi, bien qu’on on ne puisse guère imaginer palettes d’aussi différentes que les gris d’Hammershøi et le colorisme d’Anna Ancher.
Le plus souvent, pourtant, les reflets de soleil sont chez Ancher accompagnés par une personne absorbée par un travail manuel : en train de crocheter, de tricoter, de coudre ou de raccommoder des filets. Et toujours dans la position que prend Helga dans Soleil dans le salon bleu : un peu penchée sur son travail, dans une attitude proche de la contemplation. C’est dans cette position que se laisse photographier Anna Ancher en 1916 ; seulement, on ne trouve dans ses mains ni tricot, ni crochets, mais sa palette et ses pinceaux. Dans l’état contemplatif des gens au travail qu’elle a peints, elle a reconnu quelque chose de son propre état contemplatif d’artiste. Autrement dit, à tous ces gens du peuple absorbés par leur travail manuel, elle confère la dignité de l’artiste.
Les mains qui plument la volaille est un autre genre de travail manuel qu’Anna Ancher a aimé peindre. Dans ces peintures, son coup de pinceau est différent, plus violent, comme si elle mimait l’activité qu’elle peint : elle disperse ses coups de pinceau un peu partout de la même façon que les plumes sont arrachées, elle dissout le motif dans ses plus petits éléments. Comme si chaque coup de pinceau correspond à une plume ou à un pied de poule.
Si les couturières et tricoteuses reflètent l’état contemplatif de l’artiste, les plumeurs et plumeuses reflètent l’opération violente par laquelle l’artiste coupe en morceaux son monde et jette la peinture sur la toile.
« Dans ses peintures on trouvait quelque chose que personne parmi nous ne possédait à un tel degré : un dévouement tranquille au travail et un coloris aussi saturé et juteux qu’on goûtait comme on goûte à un fruit mûr. » C’est Oscar Björck, peindre et ami du couple Ancher, qui caractérise ainsi la peinture d’Anna après sa mort. Le plaisir devant ses tableaux en effet doit beaucoup au coloris « saturé et juteux ». Il n’est qu’à regarder le pastel Étude de la tête de la couturière, qui date de 1890. Ancher faisait beaucoup de pastels, et contrairement à ceux de ses collègues, ils ne s’agissait pas d’esquisses, mais d’œuvres achevées, si bien que, fait rare, elle en faisait également sur toile.
À l’époque, La tête de la couturière choquait par ses couleurs. « La lumière est trop bleue, et le mur trop citron », disait un de ses amis peintres. En effet, les couleurs y semblent folles. Les cheveux de la fillette sont d’un bleu de Prusse, bordés de sienne brulé et aux reflets d’ocre, de blanc cassé et de vert foncé. On reconnaît la palette que, pendant des siècles, les paysans danois ont utilisée pour peindre leurs meubles. C’est donc la palette de la tradition, mais utilisée de manière anti-conformiste par Anna Ancher pour colorer les cheveux d’une jeune fille. La combinaison du violet, de l’orange, du jaune et du vert clair dans le mur et la robe de la fille est sans équivalent dans la peinture danoise de la même époque. Elle ressemblerait plutôt à certaines œuvres françaises, aux paysages de Gauguin ou à ceux de Van Gogh dans le Sud de la France par exemple. Les couleurs d’Anna Ancher attestent qu’elle tire son inspiration de la peinture la plus moderne de l’époque (c’est-à-dire la peinture française), tout en les combinant avec la palette traditionnelle danoise, la soi-disant « palette du peuple » : bleu gris, rouge rouillé, vert foncé, ocre jaune et blanc cassé.
L’exposition d’Anna Ancher cet été à Skagen, qui sera reprise dès novembre à Copenhague, est la plus grande rétrospective personnelle qui ait eu lieu sur elle. L’exposition souligne sa modernité : son intérêt pour la matérialité de la peinture, sa tendance à l’abstraction, et même à la sérialité. En observant des esquisses récemment trouvées dans sa maison, on apprend qu’elle n’a pas uniquement représenté des intérieurs, mais aussi des paysages, comme des couchers de soleil sur la mer. Mais ces paysages, ces horizons, on les trouve aussi dans les intérieurs, notamment dans la série où elle a peint sa vieille mère ; si l’on regarde de près ce tableau, on voit que la transition entre plafond et mur est comme une ligne d’horizon, avec la mer verte du tapis et le ciel bleu du mur. La mise en scène de l’exposition met également en valeur l’univers d’Ancher : des découpages dans les murs créent par terre des reflets de lumière qui font écho aux reflets de soleil dans les peintures. Aussi les couleurs des tableaux sont-elles reflétées par les couleurs qu’on a choisies pour les murs : un mélange de couleurs vives (la palette « française ») et de couleurs de terre et de sable (la palette nordique). Cette scénographie honore et magnifie la peinture d’Anna Ancher comme avec ses peintures elle a fait honneur au peuple et à la lumière de sa petite ville natale au sommet du Danemark.
Expositions :
– Anna Ancher. Skagens Museum, jusqu’au 20 octobre 2020 puis au SMK, Copenhague, du 4 novembre 2020 au 31 janvier 2021.
– L’âge d’or de la peinture danoise (1801-1864). Paris, Petit Palais, du 22 septembre 2020 au 3 janvier 2021.