Beyrouth. Le 4 août 2020 à 18h07, le port et des pans entiers du centre-ville disparaissent dans le souffle d’une explosion en forme de coup de grâce pour le Liban, déjà en proie à de grandes difficultés depuis plus d’un an. Quatre jours plus tard sur la place des Martyrs, centre névralgique de la ville, un « jour de la colère » voit les manifestants pendre les effigies des responsables politiques représentants du système, au premier rang desquels Hassan Nasrallah, chef charismatique du Hezbollah1. Un tel acte symbolique commis contre ce dernier est inédit et brise le tabou d’un parti à la fois adulé et craint, à part mais au centre du système politique et jusqu’alors relativement épargné par les réclamations populaires. Le slogan révolutionnaire « Tous veut dire tous » scandé par les manifestants depuis octobre 2019, inclut aujourd’hui clairement le Hezbollah, qui se retrouve de plus en plus sous le feu des critiques.

Créé en 1982, au cœur de la guerre civile libanaise, le mouvement chiite s’est progressivement installé dans le paysage libanais. A la fois parti politique et milice armée, le Hezbollah voit sa raison d’être dans la lutte contre Israël qui occupe le sud du Liban jusqu’en 2000. Drapé dans une légitimité de « résistance », le mouvement continue depuis d’assumer officieusement le contrôle de la frontière avec l’Etat Hébreu, suppléant une faible armée libanaise. En parallèle, le Hezbollah construit ses alliances internationales autour de liens très fort avec la République islamique d’Iran, mais aussi avec le régime de Bashar el-Assad, qu’il soutient militairement en Syrie depuis 2011. Au sein de l’arène politique libanaise, le parti joue sur la communautarisation du pays pour se faire porte-parole de la communauté chiite, et tisse depuis 2006 des alliances avec des partis chrétiens lui permettant de faire partie de la majorité parlementaire du pays. Historiquement possédant une forte assise populaire, celui-ci se repose sur un véritable « Etat dans l’Etat », fait de services sociaux, d’équipements comme des hôpitaux, cliniques ou écoles, une chaine de télévision ou encore un mouvement de scoutisme (Al-Mahdî), et une entreprise de construction (Jihâd al-binâ)2.

Le Hezbollah a accueilli les manifestations d’octobre 2019 avec défiance. Celui-ci est en effet intégré au « système » communautariste libanais au point de l’incarner et de maitriser des pans entiers du pays, de la banlieue sud de Beyrouth à la plaine de la Bekaa en passant par le sud du pays. Le mouvement de protestation, actif depuis un an, touche jusqu’au cœur des régions que le mouvement domine, comme par exemple à Baalbek, place forte chiite théâtre de manifestations dès l’automne 20193. Accusé d’empêcher le développement économique par son clientélisme et son autoritarisme, le Hezbollah nie en bloc la légitimité des manifestants, jusqu’à les accuser de répandre le chaos dans le pays et d’être à la solde de puissances étrangères. Cette rengaine, classique internationale de la dialectique antirévolutionnaire, permet au parti chiite de se réaffirmer comme garant de l’unité de la nation après de sa base populaire et de la mobiliser pour intimider les contestataires. A Beyrouth, les épisodes d’affrontements et de violences illustrent que face à ceux qui peuvent menacer sa position, le Hezbollah est prêt à beaucoup pour se réaffirmer. Le saccage du camp monté par les manifestants sur la place des Martyrs par les partisans du mouvement en est témoin4.

Voulant se placer comme le parti de l’ordre et du conservatisme au cœur de la crise libanaise, le Hezbollah tente depuis près d’un an d’étouffer les manifestations en occupant les lieux publics dans les régions qu’il domine. En même temps, il maintient ses alliances avec des mouvements encore plus violemment dénoncés, comme Amal, autre parti chiite, et le Courant Patriotique Libre dirigé par le président Michel Aoun, tous deux accusés de corruption5. Aujourd’hui, le parti dirigé par Hassan Nasrallah apparaît comme fragilisé, son image ayant été écornée par les événements récents. Comment faire croire que le Hezbollah n’était pas au courant que des stocks de nitrate d’ammonium s’entassaient dans le port du Beyrouth alors que toute la structure de gestion du port et des douanes est liée à des personnalités du mouvement ? Comment expliquer le refus d’une enquête internationale sur cette catastrophe tout en déléguant l’affaire à l’armée, dominée par son allié Michel Aoun ? 6 Comment, encore, justifier l’échec flagrant du gouvernement d’Hassan Diab (ayant démissionné le 10 août), que le mouvement avait adoubé, à proposer la moindre réforme ?

Affaibli, le Hezbollah n’en est pas pour autant prêt à faire une réelle autocritique ou à se reformer en profondeur, et il est aujourd’hui clair que le parti ne sera pas à l’origine du bouleversement d’un système libanais qui préserve ses avantages. Pas opposé aux mesures d’austérité réclamées par la communauté internationale, volontiers acteur d’un changement de façade et prêt à donner des garanties lors des négociations, comme avec Emmanuel Macron récemment7, le Hezbollah fait la sourde oreille dès que ces demandes se portent sur des questions structurelles. Car seul le système actuel lui garantit de pouvoir garder ses armes depuis la guerre civile, de pouvoir conserver par rapport à l’Etat central une telle autonomie stratégique et opérationnelle, tout en ayant un droit de regard sur l’ensemble des questions politiques qui touchent le pays. Seule la façon dont la classe politique libanaise opère permet au mouvement d’être présent dans toutes les strates de l’administration, de pouvoir distribuer les postes comme une rente lui assurant des soutiens à vie, tout en disposant d’un veto sur les questions de défense et d’affaires étrangères.

L’agenda national du Hezbollah, la ligne politique qu’il suit aujourd’hui, n’est autre que celle qui lui permet de peser sur la scène internationale. C’est là le double-jeu d’un mouvement « différent », pour qui la stabilité est un gage de pouvoir et la politique un moyen de s’assurer la tranquillité à la frontière sud du pays. La raison d’être du Hezbollah autant que sa meilleure carte de séduction envers le peuple libanais reste son combat contre Israël. Aux côtés d’un Etat défaillant, le rôle essentiel du mouvement dans la guerre contre l’ennemi juré hébreu n’en ressort que davantage. La montée régulière de tensions autour de la frontière avec Israël, débouchant souvent sur des échanges de tirs comme à la fin du mois d’août dernier8, permet au mouvement de perpétuellement justifier la conservation de son armement. Les souvenirs de la guerre de 2006 et son millier de morts ou ceux de l’occupation du sud-Liban par Israël jusqu’en 2000 sont ainsi fréquemment ravivés, annihilant toutes velléités dans la population de dénoncer ce qui reste comme le seul vrai rempart du pays contre Tsahal (l’armée israélienne).

Cette stratégie, qui n’exclut pas provocations et attaques momentanées, se marie également à la perfection avec la politique des généreux parrains du mouvement. Même s’il a diversifié ses sources de financement, le Hezbollah reste dépendant de l’Iran, aussi bien financièrement que militairement. La République Islamique et ses gardiens de la révolution, qui conservent de larges prérogatives sur la politique étrangère du pays, jugent essentiel le rôle du mouvement libanais dans leur alliance internationale contre les Etats-Unis, Israël et leurs alliés. Cette logique d’alliance explique aussi la présence du Hezbollah en Syrie voisine pendant une grande partie de la guerre, défendant un corridor stratégique Téhéran-Damas-Beyrouth revêtant un intérêt stratégique et logistique important9. La confiance que lui apportent ses soutiens étrangers, auxquels nous pouvons ajouter la Russie, lui permettent d’envisager avec une certaine sérénité les sanctions américaines contre ses responsables et de continuer à peser dans toute négociation internationale portant sur le sort du Liban.

Finalement, la relation du « parti de Dieu » avec les manifestants résume à elle seul les difficultés de la révolution libanaise10 : aussi indésirable qu’incontournable tant le confessionalisme est ancré dans le pays et l’Etat est faible, le Hezbollah se tient aujourd’hui sur le chemin de ceux qui rêvent pour le Liban d’un système politique débarrassé du clientélisme, du confessionalisme et de la corruption qui ont désormais fait trop de victimes. Seul reste en suspens désormais la question de savoir jusqu’où Hassan Nasrallah et ses partisans sont prêts à garder leur position, dans un pays où les incidents violents entre soutiens des différents partis se multiplient11, où les spectres de la division et de la guerre sont de plus en plus présents et où la constitution d’un gouvernement paraît à chaque fois tâche plus ardue. Obsédé par son image et voulant à tout prix paraître présentable aux yeux de la communauté internationale, le Hezbollah tentera le plus longtemps possible de concilier ses alliances internationales, les avantages que le système actuel lui procure et le maintien d’une certaine crédibilité auprès de la population libanaise.

Sources
  1. Anthony Samrani, “Les calculs de Hassan Nasrallah”, L’Orient Le Jour, 18 août 2020
  2. Dominique Avon et Anaïs-Trissa Khatchadourian, Le Hezbollah : De la doctrine à l’action : une histoire du « parti de dieu », Seuil, 2010
  3. “Manifestation anti-pouvoir à Baalbeck”, L’Orient Le Jour, 12 Juillet 2020
  4. “A Beyrouth, des partisans du Hezbollah saccagent le site des manifestants”, France 24, 29 Octobre 2019
  5. Joseph Daher, “Le Hezbollah, défenseur du statu quo au Liban”, The Conversation, 24 Août 2020
  6. “Explosions à Beyrouth : les autorités refusent toute enquête internationale”,  Courrier International, 8 Août 2020
  7. Georges Malbrunot, “Le pas de deux d’Emmanuel Macron avec le Hezbollah”, Le Figaro, 31 Août 2020
  8. Thierry Oberlé, “ Israël frappe le Hezbollah au Liban-Sud”, Le Figaro, 26 Août 2020
  9. Farhad Rezaei, Iran’s Foreign Policy After The Nuclear Agreement, Springer International Publishing, 2019 ; Pp.225-231
  10. Fakih, Lama. «  Une révolution est-elle possible au Liban  ?  », Politique étrangère, vol. Été, no. 2, 2020, pp. 185-196.
  11. Michal Kranz, “New wave of protests rocks Beirut”, Al-Monitor, 12 Juin 2020