Cet été, les menaces américaines de sanctions extraterritoriales ont provoqué un mouvement d’union nationale parmi les représentants politiques allemands. Le 5 août, les sénateurs américains Ted Cruz, Tom Cotton et Ron Johnson, tous du Parti Républicain, ont écrit une lettre à Fährhafen Sassnitz GmbH, l’opérateur du port de Murkan, propriété de la ville de Sassnitz et du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. La lettre exigeait que l’entreprise « cesse ses activités » de soutien à la construction du gazoduc, sous peine de faire face à des « mesures potentiellement fatales » qui couperont les liens commerciaux et financiers du port avec les États-Unis1. Face à ces méthodes cavalières, l’ensemble de la classe politique allemande s’était montrée outrée. Même un des plus fervents opposants au Nord Stream 2, Norbert Röttgen (CDU), président du Comité des Affaires étrangères du Bundestag, estimait que « les sanctions sont pour les ennemis, pas les alliés, partenaires et amis »2. Les deux députés SPD, Timon Gremmels et Markus Töns, expliquaient que les menaces de sanctions extraterritoriales avaient « consolidé les rangs du Bundestag allemand. Même les factions parlementaires généralement critiques du projet de gazoduc considèrent les restrictions proposées comme une violation du droit international et une tentative de porter atteinte à la souveraineté de l’Europe »3. Une solidarité confirmée par la déclaration du Comité parlementaire sur l’économie et l’énergie, affirmant l’unanimité transpartisane.4

Un mois après la lettre des sénateurs américains, l’affaire Navalny a repolarisé l’échiquier politique national dans l’approche du projet Nord Stream 2. Le 4 septembre, deux jours après qu’Angela Merkel ait affirmé que l’opposant russe avait été empoisonné par un produit de la famille du novitchok, Norbert Röttgen a déclaré « Poutine ne comprend qu’un seul langage : celui du gaz et de l’argent », ajoutant que « finaliser Nord Stream 2 serait pour Poutine la confirmation qu’il peut continuer à faire la même politique qu’aujourd’hui. C’est pourquoi l’Europe doit décider d’arrêter Nord Stream 2 »5. Les chefs de file écologistes appellent également à l’arrêt du projet. Katrin Goering-Eckardt, Co-présidente du groupe Alliance 90 / Les Verts au Bundestag, estime que l’empoisonnement devrait conduire l’Allemagne à dire que « Nord Stream 2 n’est plus quelque chose que nous pouvons poursuivre conjointement avec la Russie »6. Pour le leader du parti libéral-démocrate FDP, Christian Lindner, « un régime qui organise des meurtres par empoisonnement n’est pas un partenaire pour les grands projets de coopération, et cela inclut les projets de pipeline »7. Le parti libéral-démocrate propose un moratoire sur la construction du gazoduc en attendant que la situation soit clarifiée8. Cette solution est aussi prônée par Friedrich Merz (CDU), qui plaide pour une suspension du chantier de deux ans9. De son côté, Klaus Ernst (Die Linke), un des principaux défenseur du gazoduc et président du comité parlementaire sur l’économie et l’énergie, considère qu’il n’est pas nécessaire d’arrêter le projet. La fronde ne se limite pas au monde politique mais provient également des médias. Le journal Bild estime que les condamnations de l’empoisonnement par le gouvernement sont des mots vides tant que la collusion avec la Russie sur Nord Stream 2 persiste. Le Süddeutsche Zeitung considère également que l’affaire Navalny représente la fin d’une illusion pour le gouvernement allemand, l’illusion de pouvoir mener simultanément une politique de sanctions et une politique de coopération économique avec la Russie10.

Le gaz en Europe, entre gazoducs et terminaux GNL

Dans un premier temps, Angela Merkel a insisté : « notre opinion est que Nord Stream 2 devrait être achevé ». Le 28 août encore, elle affirmait : « je ne pense pas qu’il soit approprié de lier ce projet géré par les entreprises à la question de Navalny »11. L’exécutif a finalement infléchi sa position face à l’accumulation des pressions extérieures et intérieures. Le 6 septembre, le ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas, déclarait : « J’espère que les Russes ne nous forceront pas à changer notre position sur Nord Stream ». Après avoir rappelé que des sanctions sur Nord Stream 2 auraient d’importantes conséquences économiques, il a ajouté : « en fin de compte, cela dépendra des réponses apportées par Moscou. Une chose est claire : lorsque nous pensons à des sanctions, elles doivent être aussi ciblées que possible ». Le lendemain, Steffen Seibert, porte-parole du gouvernement, rapportait que la Chancelière était d’accord avec son ministre. Interrogé sur la possibilité de sanctionner Nord Stream 2, il a répondu : « La chancelière considère qu’il serait erroné de l’exclure dès le départ »12

Déjà au prise avec les menaces américaines, Angela Merkel se doit d’adopter une position ferme non seulement pour sa crédibilité internationale mais également pour s’exposer le moins possible au feu de ses concurrents politiques. Les Verts, très critiques du projet, représentent la deuxième force politique du pays. Surtout, et en premier lieu, Mme Merkel doit faire face aux membres de son propre parti. Norbert Röttgen et Friedrich Merz sont actuellement candidats à la présidence de la CDU. Armin Laschet, le candidat qui aurait les faveurs de Merkel est moins tranchant que ses concurrents et appelle à une réponse européenne collective13. La remise en question du Nord Stream 2 par une partie de la CDU apparaît comme une constante lorsque que des polémiques impliquant la Russie croisent les calendriers électoraux. Norbert Röttgen et Friedrich Merz s’étaient déjà exprimés en ce sens lorsque les russes avaient saisi des bateaux ukrainiens en novembre 2018 dans le détroit de Kertch. À cette époque, Annegret Kramp-Karrenbauer, qui concourrait également pour la tête de la CDU, estimait trop radical de retirer le soutien politique au projet mais plaidait pour une limitation des volumes de gaz pouvant transiter par l’infrastructure.14 L’actuelle ministre allemande de la Défense et présidente démissionnaire de la CDU n’a pas manqué de rappeler ses réticences suite à l’empoisonnement : « j’ai toujours dit que je n’aimais pas le projet Nord Stream 2 » ; « pour moi, il a toujours été clair que les intérêts sécuritaires des États d’Europe de l’est et de l’Ukraine devaient être pris en considération ». Comme Norbert Röttgen, Manfred Weber, le vice-président de la CSU, pense que « le président Poutine, malheureusement, ne comprend que le langage du pouvoir et de l’argent »15. Il souhaite la suspension du projet pour contraindre la Russie à s’expliquer16. Manfred Weber, qui est aussi le leader du PPE au Parlement européen, avait fait du blocage de Nord Stream 2 un de ses arguments de campagne lorsqu’il briguait la présidence de la Commission européenne. D’après Reuters, lors d’une réunion avec son groupe parlementaire, Angela Merkel a appelé à une réponse de l’UE tout en adoptant une ligne prudente sur le gazoduc.17

Au-delà des calculs politiques domestiques, l’exécutif allemand voit peut-être une opportunité de mettre de la pression sur Moscou, qui s’est permis quelques offenses envers son partenaire économiques au cours des dernières années. En mai 2020, Angela Merkel évoquait les difficultés à entretenir une relation de confiance avec la Russie faisant alors référence à une cyberattaque dont a été victime le Bundestag et la chancellerie18. Merkel a également cité le meurtre à Berlin, en 2019, d’un citoyen géorgien d’origine tchétchène, dans lequel la justice allemande soupçonne les services russes d’être impliqués. Cette affaire avait provoqué des tensions diplomatiques entre l’Allemagne et la Russie. Selon le consultant Carsten Nickel, cité par Reuters, la chancelière allemande pourrait ouvrir le débat sur Nord Stream 2 volontairement, pour démontrer au Kremlin que son soutien à un dialogue pragmatique n’est pas inconditionnel19. Le Nord Stream 2 pourrait servir de levier dans les négociations sur l’Ukraine et la Biélorussie. 

Le cas du Nord Stream 2 après l’empoisonnement de Navalny a également provoqué des réactions internationales. Le 7 septembre, Clément Beaune, le secrétaire d’État français aux Affaires européennes a de nouveau affirmé les réticences de Paris : « on a eu des débats européens, des débats franco-allemands sur le projet Nord Stream, on a fait état plusieurs fois de réserves, indépendamment de la question de M. Navalny, qui ne se posait pas encore à l’époque »20. « Je ne m’immisce pas dans le débat allemand sur Nord Stream 2 mais les réserves que nous avons (…) sur la dépendance énergétique à l’égard de la Russie existent, sont connues », a-t-il ajouté. La députée européenne finlandaise Henna Virkkunen (PPE) a demandé l’arrêt du projet. Elle écrit sur sa page web : « les responsables de la politique étrangère finlandaise ne peuvent plus se cacher derrière le dos de l’Allemagne » et ajoute « avec l’empoisonnement de Navalny et la situation instable en Biélorussie, le gazoduc est un sujet de préoccupation pour l’ensemble de l’UE et un outil central pour influencer la Russie et son mépris des traités internationaux et des droits fondamentaux »21. Pour rappel, Fortum, dans laquelle l’État finlandais est actionnaire, est devenue l’actionnaire majoritaire d’Uniper (une des deux entreprises allemandes engagée dans Nord Stream 2).

La question biélorusse a aussi été intégrée à la rhétorique polonaise, comme en témoigne la déclaration du Premier ministre polonais : « l’assassinat d’opposants politiques est évidemment la pire pratique qui soit, venant tout droit des pires dictatures. Faire des affaires avec un tel pays, l’Allemagne essayant de terminer Nord Stream 2 avec la Russie, est une énorme erreur. C’est un crime qui est fait de cette manière aux nations biélorusse et ukrainienne, mais cela déstabilise aussi cette partie de l’Europe, donc aussi le flanc Est de l’OTAN »22. Pour sa part, la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, s’est réjoui le 12 septembre de la réapparition du débat en Allemagne : « je trouve que (la position allemande) est positive, car j’ai été contre Nord Stream 2 depuis le début. Je ne crois pas que nous devons nous rendre dépendants du gaz russe, donc je pense que c’est bien, s’il y a de nouvelles discussions sur ce sujet »23. Le Financial Times rapportait, le 13 septembre, que le haut représentant de l’Union européenne aux Affaires étrangères et à la politique de sécurité, Josep Borrell, estimait que la décision de geler le gazoduc Nord Stream 2 appartenait à l’Allemagne plutôt qu’à l’Union européenne. « Nord Stream 2 n’est pas un projet européen. Je dois dire que la Commission n’a jamais montré un grand enthousiasme pour Nord Stream 2 », a-t-il déclaré.24

Quoi qu’il en soit, Moscou ne semble pas s’inquiéter d’un potentiel blocage du projet par l’Allemagne25, sûrement à raison. En effet, une telle action engendrerait de graves conséquences juridiques et économiques avec le besoin de dédommager (à hauteur de plusieurs milliards d’euros) les entreprises européennes y ayant pris part. L’Allemagne n’a pas fait preuve d’une grande fermeté envers l’Arabie Saoudite au moment de l’affaire Jamal Khashoggi, se contentant d’interrompre brièvement ses ventes d’arme au royaume26 alors que les indices incriminant l’État saoudien étaient plus nombreux que ceux incriminant l’Etat russe pour l’instant. Il est donc peu probable qu’Angela Merkel prenne la décision de sanctionner un projet majeur destiné à la transition énergétique allemande, soutenu par les industriels allemands et au moins aussi important pour l’économie allemande que pour l’économie russe. De plus, l’abandon du Nord Stream 2 serait perçu comme une victoire à Washington, le président Trump voyant alors sa politique de sanctions extraterritoriales encouragée.

Sources
  1. Nord Stream 2 : US senators threaten German port with ‘crushing’ sanctions, DW, 07/08/2020.
  2.  Melissa Eddy, Steven Erlanger, German Town Fears Ruin by U.S. Effort to Stop Russian Pipeline, The New York Times, 25/08/2020.
  3. Petr Iskenderov, Nord Stream 2 undermines NATO unity, Modern Diplomacy, 13/07/2020.
  4. Benjamin Wehrmann, Every party in German parliament says US sanctions on Nord Stream 2 inacceptable, Clean Energy Wire, 18/06/2020.
  5. Thomas Wieder, Nabil Wakim, Allemagne : le gazoduc Nord Stream 2 menacé par l’affaire Navalny, Le Monde, 05/09/2020.
  6. Stuart Elliott, Germany ups ante on Nord Stream 2 gas link over Navalny poisoning, S&P Global,  07/09/2020.
  7. Guy Chazan, Merkel faces calls to scrap Nord Stream 2 after Navalny poisoning, The Financial Times, 03/09/2020.
  8. Germany should complete Nord Stream 2 project in any case — German politician, TASS, 08/09/2020.
  9. Patrick Donahue, Merkel’s Russian Pipeline Dilemma Laid Bare by Poisoning Uproar, Bloomberg, 05/09/2020.
  10.  Philip Oltermann, Luke Harding, Merkel pressured to end Nord Stream 2 support after Navalny poisoning, The Guardian, 03/09/2020.
  11. Merkel supports completion of Nord Stream 2 project, TASS, 28/08/2020.
  12. Affaire Navalny : Angela Merkel n’exclut pas des conséquences pour Nord Stream 2, AFP, 07/09/2020.
  13. Merkel ally dodges question on gas sanctions on Russia over Navalny case, SWI, 05/09/2020.
  14. Andrea Shalal, Merkel protege suggests reducing gas flow through Nord Stream 2 pipeline, Reuters, 03/12/2018.
  15. Germany. Manfred Weber in favor of suspending Nord Stream 2, POLISH NEWS, 08/09/2020.
  16. Germany’s Weber will block construction of Nord Stream 2 if chosen as EU chief executive – paper, Reuters, 12/09/2019.
  17. Merkel dampens talk of halting Nord Stream 2 : party sources, Reuters, 08/09/2020.
  18. Angela Merkel dénonce les piratages des services secrets russes, Le Monde via l’AFP, 13/05/2020.
  19. Vera Eckert, Paul Carrel, Tom Käckenhoff, No Nord Stream 2 ? No problem for Germany, economists say, Reuters, 07/09/2020.
  20. La France réitère ses réserves face au projet de gazoduc russe Nord Stream 2, AFP, 07/09/2020.
  21. Pekka Vanttinen, HELSINKI – Finland might reconsider Nord Stream 2, Euractiv, 08/09/2020.
  22. Continuation of work on Nord Stream 2 huge mistake – PM, The First News, 09/09/2020.
  23. Le Danemark se réjouit de la remise en question du projet Nord Stream 2, AFP, 12/09/2020
  24. EU High Representative on Nord Stream 2 completion : « Up to the Germans », UNIAN, 14/09/2020
  25. Kremlin sees no risk that Germany will block Nord Stream 2 project, TASS, 07/09/2020.
  26. Andreas Becker, Nord Stream 2 : Who needs the Russian gas pipeline after all ?, DW, 09/09/2020.