Ce dont il s’agit ici est un nouveau paradigme qui est en train de bouleverser les équilibres commerciaux, juridiques mais aussi géopolitiques. À travers un prisme juridique, il s’agit de savoir comment se transforment les relations de pouvoir au sein d’un monde globalisé.
L’État est concerné au premier chef parce que les nouvelles méthodes de justice américaine, qui ont parfois pris l’appellation de « lawfare » par analogie avec le « warfare » (ensemble des moyens mis en œuvre pour mener une guerre) constituent un ensemble des moyens juridiques mis en œuvre par un État au service d’une volonté politique.
Même si le démarrage a été un peu lent, l’État français s’est rendu compte qu’il y avait un sujet d’ordre public international pour lui : est-ce que les Américains à travers leurs procédures de « coopération » plus ou moins contraintes, et plus généralement à travers une application extraterritoriale de leur droit, peuvent être les seuls gendarmes du monde ? Comment faire pour non pas critiquer, railler et essayer de contrecarrer les efforts des Américains, mais pour les équilibrer, les contrôler, pour être un partenaire et un interlocuteur valable ?
C’est aussi une révolution pour les entreprises que d’être soumises à ce nouveau paradigme américain. Bien au-delà des coûts très élevés en termes de dépenses d’énergie, de temps et d’argent pour mener à bien les enquêtes qu’impose la coopération avec les autorités, c’est la vision même qu’a l’entreprise de ses relations avec ses partenaires, clients et autorités, de ses relations en interne avec ses propres employés qui est transformée.
Ce nouveau paradigme affecte également profondément le rôle des avocats. Nous sortons avec ces méthodes américaines du triangle classique : un demandeur, un défendeur et un juge. Depuis que l’Homme s’est structuré en société il a ressenti le besoin que quelqu’un d’indépendant et d’impartial tranche les litiges, dise le Droit, rende la justice : le juge. Pour les avocats lorsque l’on sort de ce triangle classique (il n’y a plus de juge dans la justice négociée américaine), la conception traditionnelle de leur rôle se retrouve nécessairement bouleversée. L’avocat doit maintenant se transformer en enquêteur-défenseur, cherchant activement toutes les preuves de manquements commis par son client pour ensuite mieux le défendre dans la négociation avec les autorités. Cela transforme sa fonction.
Comment en est-on arrivés là ? À partir du 11 septembre 2001 les États-Unis, qui ont été pour la première fois frappés directement en plein cœur, se sont dits que le monde était en train de changer et qu’il fallait réagir. Une série de lois, à commencer par le Patriot Act, votée par le Congrès Américain donna aux autorités américaines, aux Procureurs mais aussi aux autorités indépendantes des pouvoirs d’enquête et de sanction très importants. Le calcul du montant des pénalités est indexé de telle façon qu’elles soient pratiquement sans limite, ce qui revient à menacer les entreprises de disparaître purement et simplement.
En outre, ces lois ont donné au droit américain un aspect extraterritorial qu’il ne connaissait pas jusque-là. L’exemple qui peut être donné est celui de la BNP qui a été amenée à verser 8,9 milliards de dollars aux autorités américaines sur la base de transactions bancaires entre des comptes qui ne se situaient pas aux États-Unis, détenus par des personnes qui n’étaient pas américaines, pour des transactions commerciales qui n’avaient rien à voir avec les États-Unis mais qui étaient en dollars et dont l’une des parties au moins était située dans un pays soumis à embargo (Iran, Soudan, etc.). Le point de vue américain c’est qu’à partir du moment où il y a l’utilisation d’un instrument américain (cela peut être le dollar, des serveurs américains, etc.), le droit américain s’applique et les autorités américaines sont compétentes.
Comment ça marche ? Dès qu’elles sont averties d’un possible manquement aux réglementations américaines, les autorités prennent contact avec les entreprises suspectées d’avoir commis une fraude ou une faute dans à peu près n’importe quel domaine : corruption, blanchiment, fraudes bancaires, boursières, responsabilité du fait des produits, etc.
Ce contact se matérialise par une lettre qu’elles écrivent aux entreprises concernées pour savoir si elles acceptent de coopérer ou non. En cas de refus de coopération, il y aurait procès avec toutes les conséquences que cela implique en termes de coût, de temps, d’aléa, de publicité, etc. Cette solution reste assez théorique parce que, pour le moment, aucune entreprise n’a refusé de coopérer si ce n’est la Standard Chartered Bank du moins avant qu’elle ne soit menacée de perdre sa licence bancaire, ce qui la fit rentrer dans le rang. L’entreprise qui, donc, coopère, choisit un cabinet d’avocats qui va négocier avec les autorités le périmètre de l’enquête qu’ils vont mener. Ensuite, ce sont eux, les avocats de l’entreprise, qui doivent trouver au sein de l’entreprise les manquements qu’on peut reprocher à leur client.
Ni eux, ni l’entreprise ne peuvent coopérer à moitié et encore moins cacher quelque élément que ce soit, si compromettant qu’il puisse être. Cette négociation débouche enfin sur une série de conséquences pour l’entreprise : pénalités, éventuelle reconnaissance de culpabilité, nomination d’un monitor, engagements pour l’avenir, communiqué de presse. Les autorités américaines exigent de l’entreprise qu’elle renonce à tout commentaire, à toute critique, à tout recours contre l’accord transactionnel et même à présenter une défense, y compris dans un autre forum, qui ne soit pas compatible avec ce qui a été accepté.
Ce système est extraordinairement efficace parce que les entreprises qui sont passées par là font en sorte de ne plus jamais avoir à faire à ce genre de procédures. Celles qui n’ont pas encore goûté à la chose mais qui en ont entendu parler font en sorte de ne jamais avoir à le découvrir.
Les Américains mettent en évidence l’inaction des européens face à des fléaux mondiaux que constituent la lutte contre la corruption, le financement du terrorisme ou le blanchiment d’argent pour justifier la portée extraterritoriale de leurs actes. Or nous sommes dans un monde globalisé tandis que, dans la conception classique de l’État, le droit ne vaut que dans le pays dans lequel il existe et ne peut être appliqué que par des juridictions ou autorités nationales. Cette conception est bien mise en brèche aujourd’hui car les plus grandes entreprises sont mondiales et les délits sont globaux.
Les Américains ont donc réfléchi à une justice financière particulièrement efficace où toutes les parties prenantes y trouvent leur compte. En effet, à partir du moment où ce sont les entreprises qui vont elles-mêmes réaliser l’enquête, il y a un renversement de la charge de la preuve et de l’enquête. Les autorités sont donc sûres du résultat et de disposer de bien plus d’éléments inculpatoires que si l’enquête était menée de l’extérieur.
Les entreprises y trouvent aussi leur compte parce qu’elles vont négocier, ce qu’elles savent très bien faire, et en négociant elles limitent les paramètres du risque. Cela se termine par une transaction, un deal alors que l’aléa d’un procès et d’une condamnation publique serait beaucoup plus problématique.
Ce qui n’y trouve pas son compte c’est sans doute la pensée, le fait qu’on ne sait plus où est passée la justice puisque plus personne ne la dit : est-ce que ce deal est juste ? Est-ce que c’est ce montant là qu’elle devait payer ? Pourquoi autant ? Pourquoi pas plus ? Pourquoi aucun dirigeant n’est-il poursuivi à titre personnel ? On ne sait pas puisque personne n’est là pour le dire. À partir du moment où on rentre dans un système de justice sans juge, beaucoup de questions restent sans réponse et ce n’est pas nécessairement bon pour la démocratie.
L’autre question que cela pose c’est comment ces dossiers commencent. La plupart du temps ils viennent aux autorités sur dénonciation : celle d’un tiers (affaire du Libor par exemple) d’un concurrent, d’un employé ou même par auto-dénonciation (affaire Airbus). Cela dessine une société orwellienne dans laquelle la norme doit être tellement intégrée que l’on dénonce promptement toute personne suspectée d’avoir dévié de la trajectoire et même que l’on se dénonce soi-même si l’on pense l’avoir transgressée, le dénonciateur y ayant toujours un intérêt pécuniaire conséquent.
D’un point de vue géopolitique, les États-Unis restent la première puissance mondiale, militaire, financière et économique. Et voilà qu’elle envisage son droit comme un moyen de faire passer ses objectifs géopolitiques.
Que peut-on faire en France et en Europe pour équilibrer cette relation et développer des méthodes qui permettent à la fois d’assurer en effet un meilleur contrôle face aux manquements et aux violations qui sont mondiales tout en essayant de continuer d’assurer notre propre autonomie en la matière, c’est-à-dire de défendre notre place dans l’ordre mondial ?