Chaque pays évalue les évolutions du monde à l’aune de son histoire et de ses intérêts stratégiques. Ainsi, la France et le Japon peuvent prêter des significations différentes aux phénomènes contemporains. Si le Japon est témoin comme nous de l’« effondrement du monde »1, cet effondrement n’a pas pour lui le même sens : ses liens avec le Proche et le Moyen-Orient n’ont pas été les mêmes et son degré d’intimité avec ces cultures n’a jamais égalé la nôtre. A contrario la Chine y est plus directement perçue comme une menace militaire. Néanmoins, la France et le Japon sont d’accord pour considérer les guerres du Proche-Orient ou l’expansion chinoise comme des facteurs de déséquilibre des relations internationales, voire comme des menaces pour leur sécurité (au sens large du terme) : leurs visions du monde se sont rapprochées depuis une dizaine d’années.
Le prisme japonais reste asiatique. Pourtant, ce prisme s’est beaucoup étendu au fil du temps : la région n’est plus le seul horizon du Japon. Le Japon voit les conséquences pour lui des investissements chinois dans le monde entier, et l’expansion commerciale et géographique chinoise l’oblige à porter son regard plus loin. Les pays de l’Asean, l’Afrique et le Pacifique recueillent tous désormais l’attention du Japon non plus seulement pour des raisons économiques (marchés), politiques (voix ou coalitions dans les instances internationales) mais pour des raisons stratégiques. Il noue partout des coopérations – l’Alliance de sécurité avec les États-Unis demeure, et s’y ajoute des partenariats étroits avec l’Australie, la France et le Royaume-Uni. À ce paramètre chinois s’ajoute le « facteur Trump » qui amène le Japon à renforcer ses liens commerciaux avec les Européens.
Reprenons pas-à-pas l’évolution de la diplomatie japonaise et de la vision du monde qu’elle traduit et porte. Guidée par des idéaux libéraux, sa diplomatie se veut aussi réaliste. Le Japon est beaucoup plus international qu’il ne l’était quand il étonnait le monde par sa puissance économique et commerciale.
L’implication prudente du Japon dans le monde
Face à un monde jugé menaçant, la tentation du repli a toujours existé. Pourtant le Japon, aujourd’hui, est résolument international et bien davantage que durant la Guerre froide quand il surprenait le monde par sa puissance économique.
La récurrente tentation du repli à travers l’Histoire
L’influence chinoise a beaucoup enrichi et contribué à façonner la culture japonaise en lui apportant un gouvernement centralisé (époque Nara, 710-784), le confucianisme, le bouddhisme, les caractères chinois ; des éléments plus matériels comme le plan de sa capitale impériale (Heian, en 794) ou les baguettes ; plus simplement, des modes culturelles et artistiques dans la céramique par exemple. Parfois, en retour, le Japon a pu influencer la Chine : ainsi a-t-il importé des concepts occidentaux au XIXe siècle, que les Chinois ont conservé ensuite (toutes ces notions nouvelles qu’étaient l’économie, le citoyen, la société…)2. Quand cette influence a été considérée comme écrasante, une réaction s’est produite : les contacts ont été distendus (ce fut le cas à l’époque Heian, 794-1185, et à la période Edo, 1603-1868).
La tentation n’est pas absente aujourd’hui. Les jeunes Japonais se rendent moins volontiers à Harvard que dans les années 1990. Le Japon compte moins d’expatriés proportionnellement que la France. Les expériences à l’étranger sont peu valorisées dans les parcours professionnels. Les entreprises développent des technologies pour le marché japonais qui se propagent dans le monde sans leur apporter de parts de marché, un phénomène relativement récent : alors que le Japon avait réussi à conquérir les marchés mondiaux dans le domaine de l’automobile ou l’électronique grand public, il a raté la mondialisation des Nouvelles technologies de l’information et de la communication. En 1979 NTT lançait le premier réseau de téléphones cellulaires 1G à Tokyo, les portables japonais pouvaient envoyer des emails dès 1999, prendre des photos dès 2000, le réseau passait à la 3G en 2001, le téléchargement de musique devenait possible en 2002, le paiement électronique mobile apparaissait en 2004 et la TV sur mobile en 20053. Or c’est l’offre 5G de Huawei que le monde cherche à esquiver.
Pourtant, la diplomatie japonaise depuis la fin de la Guerre froide, s’est internationalisée.
Les dimensions de la puissance japonaise pendant la Guerre froide : le paradoxe d’une puissance à la fois mondiale et non-cosmopolite
Dans la seconde moitié des années 1980, après les accords du Plaza et la hausse du yen qui en résulte, le Japon devient une puissance économique et commerciale. Sony achète alors les studios de la Columbia 3,4 milliards de dollars, Mitsubishi débourse 846 million de dollars pour obtenir 51 % du Rockefeller Group4, l’hôtel Bel Air à Los Angeles, le très « exclusive » Pebble Golf Course (entre Monterey et Carmel en Californie), devenaient également japonais.
Le Japon conquérait le monde économiquement. Pourtant, sur un plan stratégique, il restait résolument concentré sur ses frontières et son horizon était régional. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, le Japon avait été désarmé et démocratisé. L’article 9 de la Constitution avait été considéré comme compatible avec la formation d’une force d’autodéfense (FAD). Ces FAD qui avaient vocation à défendre le territoire national ne devaient cependant en aucun cas être déployées, pas même pour prêter assistance en cas de catastrophe naturelle ou humanitaire. Les FAD protégeaient le Japon de l’URSS et ce faisant, elles prenaient part à la stratégie américaine de défense du monde libre en Asie. Le pilier de la politique de défense japonaise est le traité de sécurité nippo-américain.
Le souci premier de la diplomatie est alors de rétablir des liens avec les voisins envahis pendant la guerre : le traité de paix de San Francisco (1952) marque une première étape, complétée par un traité en 1965 signé avec la Corée du Sud, et par le traité de 1978 avec la Chine. La « doctrine Fukuda » (du nom du Premier ministre Fukuda Takeo, 1976-1978) prône un rapprochement indépendamment de l’idéologie. Au-delà de la région, et en dehors des États-Unis, les liens sont alors commerciaux.
La « nouvelle donne » depuis les années 1990
La fin de la Guerre froide change la donne. Les États-Unis s’impatientent vis-à-vis d’un allié qui amasse les excédents commerciaux et semble vouloir les dépasser économiquement. À l’occasion de la guerre du Golfe de 1990-1991, la politique japonaise de généreuse contribution financière à l’effort américain se voit qualifiée de manière péjorative de « diplomatie du chéquier » par le secrétaire d’État américain. Pour tirer parti de son action, le Japon doit la rendre plus visible : l’interprétation de la Constitution doit changer pour que les FAD puissent faire du soutien humanitaire. Le débat met deux ans à aboutir. La loi « PKO » (Peace-keeping operations) sera la première d’une longue série visant à permettre une action des FAD en faveur de la sécurité internationale. Progressivement le regard du Japon sur le monde change. Les choix japonais sont guidés dans un premier temps par le souci de donner aux FAD une plus grande capacité opérationnelle et de renforcer l’Alliance nippo-américaine. Puis, d’autres considérations prennent le pas : la sécurité du Japon apparaît soudain reliée à l’environnement international (le Japon s’associe à la lutte contre la prolifération nucléaire nord-coréenne, à la lutte contre la piraterie dans le détroit de Malacca puis dans le golfe d’Aden pour assurer la sécurité des convois, se dote d’une capacité – théorique – de secourir ses expatriés avec le consentement de l’État concerné). Le Japon tourne désormais ses regards partout où la Chine étend son emprise économico-stratégique.
Un proche-voisinage d’abord difficile
Le Japon a cherché à établir de bonnes relations avec l’ensemble de ses voisins après la Seconde Guerre mondiale et, dans une certaine mesure, il avait réussi au gré du traité de paix de San Francisco puis de traités bilatéraux signés dès les années 1950 pour l’ASE non-communiste (1973 pour le Vietnam), en 1965 avec la Corée du Sud autocratique, en 1978 avec la Chine communiste. Mais l’évolution des nationalismes de ses voisins les plus proches, géographiquement et (pour la Chine et la Corée) culturellement, contrarie ses projets.
Si proches, pourtant si loin
Sur les « questions historiques » (rekishi mondai), nom qui désigne les problèmes de mémoire qui opposent le Japon à la Chine et à la Corée du Sud, la position japonaise s’est clarifiée au fil du temps. Le Japon ne « nie » pas ses torts et s’en est excusé. Il y a parfois désaccord sur la qualification des faits et surtout, le Japon estime que sans oublier le passé, il faudrait se tourner vers l’avenir. Les « femmes de réconfort », prostituées coréennes, moins souvent indonésiennes, néerlandaises, taiwanaises ou japonaises des bordels de campagne utilisés par l’armée impériale, ont pour la Corée du Sud été des esclaves sexuelles. Le gouvernement japonais a reconnu leurs souffrances et cherché à les indemniser (le président Moon Jae-in a interrompu le processus). La Cour suprême sud-coréenne a condamné deux entreprises japonaises à indemniser les anciens travailleurs forcés (ils étaient sud-coréens mais aussi japonais, mis au service de l’industrie de guerre dans une sorte de Service du travail obligatoire). Le Japon estime que le traité de 1965 par lequel les deux États ont rétabli leurs relations diplomatiques a clos toute possibilité pour les individus d’exiger une indemnité à l’État japonais (lequel a indemnisé le gouvernement coréen, à charge pour lui de redistribuer l’argent ainsi reçu, approche conforme au droit international des traités).
Dans ses contentieux territoriaux, l’attitude japonaise consiste à réitérer ses positions sans chercher à changer le statu quo. Il estime ainsi que Dokdo (Takeshima) a été annexée indûment ; que les Senkaku, sur lesquelles sa souveraineté est contestée par Taïwan et par la Chine depuis qu’à la fin des années 1960 une commission des Nations unies a relevé la présence probable de ressources gazières et pétrolifères, lui appartient depuis l’époque shogunale ; que les « territoires du nord » n’ont jamais été rétrocédés par la signature du traité de paix de San Francisco auquel au demeurant l’URSS n’était pas partie, parce qu’ils n’avaient pas été annexés par le Japon pendant la guerre mais à la suite d’un traité signé avec la Russie en 1855 (période des « traités inégaux » où le Japon n’était pas en mesure de faire pression sur les Occidentaux).
L’évolution des nationalismes chinois, coréens et russe
Si certains dans la classe politique japonaise se permettaient jadis des « sorties » qui exacerbaient l’acrimonie des pays voisins, la classe politique se discipline mieux à l’heure actuelle. Le Premier ministre Abe s’est gardé de propos malvenus et contreproductifs depuis 2007. Il s’est rendu au sanctuaire Yasukuni (qui honore les âmes de 2,5 millions de morts y compris celles des hauts responsables condamnés pour crimes contre la paix par les Procès de Tokyo, dans des guerres au service de l’empereur, et commémore même les morts du côté du shogun, les chevaux et les pigeons voyageurs ; il abrite un musée – privé – révisionniste) en 2012 (pour s’acquitter d’une promesse électorale de 2007, non tenue alors). Il s’est efforcé de progresser dans la réconciliation avec l’Australie (2014), la Corée du Sud (2015), les États-Unis (2016)5.
Désormais, les tensions sont davantage alimentées par la Corée du Sud et par la Chine. De fait, le nationalisme sud-coréen est foncièrement antijaponais dès ses origines : les grands moments de l’histoire de la nation divisée qu’est la Corée du Sud sont anti-japonais ou anti-dictature, une dictature qui pour moderniser le pays a normalisé les relations avec le Japon. Cela rend difficile l’apaisement des tensions liées à l’Histoire alors même que fondamentalement ces visions concordent, et que sur un plan personnel, Japonais et Coréens s’apprécient souvent. La Corée du Sud, cette nation divisée, est en quête d’éléments d’unité, tout comme la Chine qui, socialement, exploserait par ses disparités si elle n’était tenue d’une main de fer. L’anti-japonisme s’y exprime sitôt qu’approchent des échéances électorales.
En Chine, où le nationalisme des origines est plutôt anti-occidental, anti-Manchous, puis anti-américain (avant 1972) et anti-soviétique (à partir de 1959) sous Mao, le gouvernement joue l’anti-japonisme depuis 1998 quand Jiang Zemin, réélu, a dû conforter son assise personnelle (lui dont le père est un ancien collaborateur) et la stabilité d’un régime où le capitalisme gagnait du terrain. L’anti-japonisme y est conjoncturel aussi : les tensions avec les États-Unis à partir de 2017 ont amené la Chine à se rapprocher du Japon.
La Chine et la Russie partagent en outre une nostalgie commune pour une grandeur passée avec laquelle elles cherchent à renouer. Le nationalisme nord-coréen, quant à lui, s’exprime par le biais d’armes nucléaires, balistiques, d’un cyber-terrorisme d’État, ce qui met en péril la sécurité régionale et internationale.
Ce voisinage immédiat est donc difficile, volatile, opportuniste (susceptible de rapprochement si ses intérêts le commandent). Le Japon cherche à faire avancer le dialogue avec ces pays. Face à la Chine et à la Corée du Nord, perçues comme des menaces, il fait aussi lentement évoluer sa doctrine de défense et monte en gamme dans ses armements.
Un monde instable
Une lente évolution de la doctrine de défense et une montée en gamme des armements
Face aux capacités balistiques et nucléaires chinoise et nord-coréenne, face à l’amélioration des capacités spatiales ou de projection chinoises, face à l’expansionnisme de la Chine en mer de Chine méridionale et à son entrisme en mer de Chine orientale, le Japon met lentement ses capacités de défense à niveau : capacités amphibies, capacités balistiques, surveillance maritime, capacité de déploiement, sont améliorées par les textes programmateurs quinquennaux.
Leur usage reste guidé par le principe de légitime défense : la force ne peut être utilisée qu’en situation de légitime défense : depuis 2015, cela correspond à la situation dans laquelle le Japon est attaqué ou qu’une attaque est subie par un pays avec lequel le Japon a des relations étroites et que cette attaque met en cause la survie du Japon, et les droits et libertés des Japonais ; la force doit alors être de dernier recours et de niveau minimal.
Ces capacités de défense autonomes se greffent sur une logique de coopération internationale, toujours fondamentale.
Le développement de partenariats de défense pour compléter l’Alliance nippo-américaine toujours centrale
L’Alliance nippo-américaine reste centrale, mais ne suffit plus. Si le regard du Japon sur le monde s’est internationalisé, certains paramètres anciens de sa politique étrangère et de défense, demeurent. Ainsi, l’Alliance de sécurité fait des États-Unis un partenaire central. Mais face à son déclin relatif, à sa frilosité déjà manifeste à l’époque de M. Obama, accentuée avec M. Trump, le Japon ajoute à cet allié de nouveaux partenaires.
Il a ainsi établi depuis 2007 des liens privilégiés, des dialogues stratégiques de premier plan et des coopérations en matière de renseignement ou sur un plan industriel, avec l’Australie, la France, le Royaume-Uni. Il a noué un dialogue également avec l’Inde, la Russie, la Corée du Sud (mais ce dernier a rencontré des difficultés). À un autre niveau, il échange avec le Vietnam, l’Indonésie, la Malaisie et soutient leurs capacités de défense en leur cédant par exemple d’anciens patrouilleurs des garde-côtes à partir de 2006 (Indonésie, une aide assortie de conditions pour ne pas porter atteinte au principe d’interdiction d’exportation des armes dans ses modalités de l’époque). Ces pays d’Asie du Sud-Est qui sont de nouveaux partenaires dans le domaine de la sécurité se tournent vers le Japon pour faire contrepoids à la Chine.
La politique de défense s’est donc internationalisée. Pour autant, le Japon n’est pas sur tous les terrains : les déploiements de Forces d’autodéfense (FAD) restent très peu nombreux, et la participation à des conflits internationaux demeure totalement exclue. Politiquement plus que juridiquement, sa Constitution l’en empêche. Ou l’en préserve.
La Constitution préserve en fait la liberté d’action du Japon
Le Japon demeure sagement éloigné des conflits africains nonobstant l’envoi de FAD au Soudan. Il n’est pas mêlé comme l’Europe aux guerres latentes ou déclarées du Proche et au Moyen-Orient et à l’afflux massif d’immigrés qu’elles créent.
L’article 9 de la Constitution et l’interprétation qui en est donnée depuis 2015 autorise le Japon à faire usage de la légitime défense collective si un partenaire est attaqué et que sa survie (à lui) est en péril, ou les droits et libertés des Japonais. Le Japon peut participer à des actions de maintien de la paix sous égide de l’Organisation des Nations unies ou d’une autre instance internationale (pour s’émanciper d’un éventuel véto chinois au Conseil de sécurité de l’ONU), protéger ses citoyens (avec l’autorisation de l’État dans le cas d’une prise d’otages, une restriction importante), fournir un soutien logistique (systèmes d’armement exclus, munitions incluses) à des partenaires dans des crises internationales « comportant d’importantes conséquences pour la sécurité du Japon ». Les FAD peuvent désormais utiliser leurs armes pour accomplir la mission qui leur est assignée (missions de protection de populations civiles ou de cargos de marchandises, ie plus seulement si elles sont attaquées, mais si on leur fait obstacle, après sommation, selon les règles d’engagement internationales).
Le gouvernement japonais choisit ses combats géopolitiques (il conserve toute latitude de ne pas intervenir dans une crise, de ne pas faire usage de la force), comme politiques : s’il a pu faire passer cette refonte du système de sécurité en 2015, la révision de la Constitution est remise à plus tard. Avant 2015, le gouvernement devait trouver une majorité pour voter un projet de loi ad hoc, dont le contenu était négocié en pleine crise internationale. Depuis 2015, il bénéficie d’un cadre légal stable, qui a été approuvé par la Diète (dans une réforme législative), pour déployer les FAD sans l’accord de la Diète en cas d’urgence et obtenir son aval a posteriori.
Pour autant, il s’abstient résolument d’envoyer les FAD dans les guerres internationales (les 350 membres des FAD ont été retirés du Soudan en juin 2017 quand la situation s’y est trop dégradée) et privilégie d’autres moyens d’action que le déploiement des FAD dans des pays en guerre.
Une action diplomatique visant le renforcement de la coopération et des institutions internationales
Une adhésion renouvelée aux institutions multilatérales
Pour le Japon, la Chine et la Corée du Nord constituent des facteurs d’instabilité et veulent remettre en question les équilibres (statu quo) nés de la fin de la Guerre froide. L’expansion chinoise se fait par un biais économique en Afrique, en Océanie, en Asie centrale ou en Europe, par son mépris du droit international : dumping social malgré l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, absence de respect des sanctions de l’ONU et de pression sur la Corée du Nord concernant le respect du Traité de non-prolifération, absence de respect du droit de la mer en mer de Chine méridionale. Face à ces actions de la Chine, face à une Corée du nord qui agite la menace balistique, nucléaire, cybernétique, et aux États-Unis qui désengagent du monde, le Japon noue des coopérations sécuritaires.
Il participe par exemple à des exercices conjoints permettant d’améliorer l’interopérabilité des armées comme la Croix du Sud dans l’Indo-Pacifique, organisé par la France. Il participe en outre aux actions multilatérales menées contre les menaces internationales. Il déploie en effet les FAD dans le golfe d’Aden dans le cadre de l’opération internationale de lutte contre la piraterie depuis 2010, et en mer du Japon, dans le cadre de l’Initiative de sécurité contre la prolifération également depuis sa mise en place, en 2003.
De plus, face aux États-Unis qui se désolidarisent des normes internationales qu’ils ont promues, le Japon se rallie pleinement au libre-échange qui fournit au Japon de nouveaux marchés en contrepartie d’une ouverture plus grande de son marché. Le Japon a ainsi signé avec l’Union européenne un Accord pour un partenariat économique entré en vigueur en février 2019 et le Traité pour un partenariat trans-Pacifique (TPP à 11, sans les États-Unis). Le Japon a été long à se rallier aux accords de libre-échange : il n’a commencé à en signer qu’en 2001, avec les pays d’Asie du Sud-Est essentiellement, en excluant le riz de leur champ d’application et en associant souvent un volet humain, visant à pallier le manque de main d’œuvre au Japon dans certains secteurs comme les services à la personne et le soin aux personnes âgées. Le besoin de trouver de nouveaux débouchés aux entreprises japonaises dans un contexte de stagnation économique (entre 2012 et 2019, le Japon a connu sa plus longue phase de croissance ininterrompue, mais elle a été relativement basse et les perspectives ne sont pas bonnes compte-tenu de la démographie) a eu raison de cette approche frileuse. L’incertitude relative au TPP, créée par sa dénonciation par Donald Trump, et le Brexit, ont accéléré la signature de l’EPA avec l’Union européenne.
Enfin, le Japon s’associe aux efforts concertés de réforme de l’Organisation mondiale du commerce. Il a ainsi élaboré avec les États-Unis et l’Union européenne un projet de réforme de l’OMC visant à retirer la Charte de l’organisation les vides juridiques dans lesquels s’engouffre la Chine.
« Sécurité humaine », capacity-building, infrastructure de qualité, connectivité maritime et humaine : une aide publique au développement fondée sur des valeurs
Par opposition aux investissements que sponsorise le gouvernement chinois à travers l’initiative Belt and Road (BRI), le Japon entend développer les capacités des populations qu’il aide, valorise la qualité, la durabilité, et l’environnement. L’aide publique au développement du Japon commence par le biais de traités bilatéraux dont les enveloppes financières tiennent lieu d’indemnités de guerre, puis le pays démarre une politique d’APD à proprement parler en adhérant au Plan de Colombo en 1954, par le biais de la Banque mondiale en 1966 alors que lui-même rembourse encore l’aide qu’il a reçue, puis de la Banque asiatique de développement créée à son initiative en 1966. Son APD alors est aussi un moyen pour les entreprises japonaises de croître et d’accroître leurs marchés.
L’APD japonaise a beaucoup baissé en volume (de moitié) depuis la fin des années 1990, mais est stable depuis 20106, à 0,23 % du PIB. À près de 60 %, elle est dirigée vers l’Asie7. La philosophie qui l’anime n’est plus strictement économique, elle n’est plus mercantile. Désormais, selon une doctrine formalisée en 2015, le Japon par son APD consolide la sécurité dans l’ensemble de ses dimensions : sécurité au sens de mise à l’abri d’un danger ou d’un risque depuis le milieu des années 2000 – à ce titre, il assiste les garde-côtes étrangers en particulier d’Asie du Sud-Est – et sécurité comprise globalement (référence à la notion de sécurité globale, sôgô anzenhoshô, formulée sous le Premier ministre Ôhira Masayoshi en 19808) dans ses paramètres humains, socio-économiques ou environnementaux.
La politique japonaise en matière d’APD repose sur la volonté de créer des capacités à long terme en matière de formulation de projets, de partenariats public-privé, d’évaluation des conséquences environnementales et sociales et de financement d’infrastructures de qualité9, des valeurs qui soulignent les carences de l’aide publique au développement chinoise. Celle-ci recourt à des entreprises et de la main d’œuvre chinoises, pour des réalisations faites sans prise en compte de l’environnement, qui se détériorent rapidement, et entraînent un endettement souvent considérable du pays « bénéficiaire ».
Le Japon fait des émules. Il a signé avec l’Union européenne en, septembre 2019, un Partenariat entre l’Union européenne et le Japon pour une connectivité durable et des infrastructures de qualité10 qui doit notamment permettre leur coopération pour développer le numérique et les transports selon des critères durables. La coopération pour la construction d’infrastructures de qualité se développe également à un niveau bilatéral, avec l’Australie et la France.
Une capacité d’influence accrue
Le Japon sait ainsi désormais fédérer autour de ses idées pour mutualiser ses efforts et faire avancer les causes qui l’intéressent. Il arrive en tête de classement dans les sondages BBC/Globescan « Views of different countries’ influence » (il est classé en troisième position pour la période 2014-2017, devant la France)11.
Les relations du Japon avec le monde entier y compris les anciennes colonies que sont Taiwan ou les pays d’Asie du Sud-Est (ASE), les anciens adversaires dans la Guerre du Pacifique que sont l’Australie ou les États-Unis, sont bonnes. Les pays d’ASE voient en lui un partenaire de premier plan, disposé à aider (dans son intérêt bien compris) en cas de crise économique (crise qui frappe la Corée du Sud, Thaïlande, la Malaisie surtout, en 1998), de catastrophe naturelle (tremblement de terre de Bali, 2004) ou dans leurs défis sécuritaires (des relations étroites se sont nouées depuis 10 ans, avant même le « pivot asiatique » de Hillary Clinton et de Barack Obama, en 2011, avec les pays ayant avec la Chine des litiges territoriaux). Sa médiation est volontiers acceptée dans les conflits internationaux (au Cambodge en 1992, dans les années 2000 après les conflits en Afghanistan, les guerres civiles en Indonésie et au Sri Lanka, en Iran en 2019 – sans effet). Il est le pays le plus souvent élu comme membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui révèle son crédit autant que l’habileté de sa diplomatie.
La vision japonaise du monde comporte par conséquent une dimension plus géopolitique aujourd’hui que durant les années 1990-2000 et même durant la Guerre froide où la pensée stratégique se limitait à anticiper une invasion soviétique par le Nord (Hokkaidô) et à alimenter l’Alliance avec les États-Unis. L’action internationale du gouvernement japonais est résolument ancrée dans des valeurs libérales, internationalistes, de retenue face aux conflits et à l’usage de la force, de désarmement, de valorisation du potentiel des sociétés aidées par le canal de l’APD. Elle vise l’accroissement de l’influence du Japon par la défense de ces idées et mise sur leurs répercussions positives en terme d’image. Dans le même temps, cette ligne diplomatique prend en compte avec réalisme les risques liés à la projection de puissance de la Chine dans le monde et l’importance de l’outil militaire dans les relations entre puissances.
Sources
- Référence à Amin Malouf, L’Effondrement du monde, Grasset, 2019.
- 孫 建軍 Sun Jiajun, 近代日本語の起源 幕末明治初期につくられた新漢語 (Les sources du japonais moderne. Les nouveaux termes créés à la fin du Bakufu et à l’ère Meiji), Waseda University Press, Tokyo, 2015. Timothy Cheek, The Intellectual in Modern Chinese History, Cambridge University Press, 2015.
- https:// www.itworldcanada.com/blog/how-galapagos-syndrome-inhibits-japanese-mobile-tech/86364
- “Japan Buys the Center of New York”, New York Times, 3 novembre 1989.
- Abe fait un discours mémorable à Parliament House à Canberra le 8 juillet 2014 : https://japan.kantei.go.jp/96_abe/statement/201407/0708article1.html. Il se rend à Pearl Harbor le 27 décembre 2016, cf. discours de MM. Abe et Obama : https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2016/12/28/remarks-president-obama-and-prime-minister-abe-japan-pearl-harbor M. Abe et Mme Park signent un accord sur les « femmes de réconfort » remis en cause par Moon Jae-in, son successeur : https://www.mofa.go.jp/mofaj/a_o/na/kr/page4_001664.html (28 décembre 2015) [pages en anglais ou japonais consultées le 31 mars 2020].
- https://www.mofa.go.jp/mofaj/gaiko/oda/shiryo/yosan.html (en japonais). À cet égard les chiffres de l’OCDE parce qu’ils offrent des comparaisons en dollars sont trompeurs : ils laissent paraître une baisse de 2 milliards entre 2017 et 2018 : https://data.oecd.org/oda/net-oda.htm
- https://www.mofa.go.jp/mofaj/gaiko/oda/files/000458058.pdf (en japonais)
- Ôhira sôri no seisaku kenkyûkai hôkokusho [Rapports soumis au Premier ministre Ôhira], PLD, Tôkyô, 1980, 301p., pp.309-13.
- https://www.mofa.go.jp/mofaj/gaiko/oda/files/000073138.pdf (en japonais) et https://www.mofa.go.jp/mofaj/gaiko/oda/files/100013812.pdf (livre blanc de l’ODA, 2019 – en japonais)
- https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/68326/node/68326_fr
- https://globescan.com/sharp-drop-in-world-views-of-us-uk-global-poll/