Contre le localisme

Prenant le contre-pied de l’opposition réductrice entre France des métropoles et des périphéries, l’auteur donne à voir la richesse, la diversité et la complexité des situations des villes moyennes, périphéries, métropoles et campagnes françaises.

Pierre Veltz, La France des territoires, défis et promesses, Paris, Éditions de l'Aube, 2020, 200 pages, ISBN 9782815936682, URL http://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/la-france-des-territoires-defis-et-promesses-2/

La France, victime d’une fracture territoriale  ? La lecture du dernier ouvrage du sociologue et économiste Pierre Veltz permet d’en douter. Prenant le contre-pied de l’opposition réductrice entre France des métropoles et des périphéries, l’auteur donne à voir la richesse, la diversité et la complexité des situations des villes moyennes, périphéries, métropoles et campagnes françaises. Et esquisse les contours d’un développement territorial à rebours du localisme autarcique, étriqué et trompeur que promeuvent les populismes, en France et ailleurs. 

Le défi de la transformation industrielle et économique française

L’ouvrage de Pierre Veltz est une leçon d’espoir et d’acceptation de la complexité à une époque qui ne suscite pas le premier et refuse la seconde. Il s’ouvre sur la formulation de plusieurs constats quant au nouveau contexte économique dans lequel évolue aujourd’hui l’hexagone. À rebours de l’idée, répandue, d’une désindustrialisation de la France, Pierre Veltz émet l’hypothèse de son entrée dans une ère hyper-industrielle, à la faveur de la convergence entre industrie, services et numériques et de l’«  hybridation croissante des secteurs et filières traditionnels  ». Et l’auteur de citer l’exemple de la voiture, autrefois produit mécanique, aujourd’hui «  au carrefour de l’électronique, des télécommunications, de l’informatique, sans parler de la nouvelle industrie stratégique, celle des batteries  ». L’industrie doit donc entamer sa transformation, en prenant conscience du fait qu’elle doit désormais proposer «  non des objets, mais des fonctionnalités, des usages, des expériences  ». Le capital physique ne sera plus le facteur premier de la croissance, remplacé à l’avenir par « les idées, les institutions, la population et le capital humain  ». Ces métamorphoses seront contemporaines du bouleversement numérique  : l’impact des technologies sur les secteurs traditionnels sera fondamental. «  Le sujet central est la modernisation de notre tissu productif de base  », affirme ainsi Pierre Veltz.

Face au défi de sa réinvention industrielle, les faiblesses de la France, bien connues et largement commentées, peuvent sembler nombreuses  : le désintérêt presque culturel des Français pour les usines et la technique ainsi que la fragmentation du monde ouvrier auraient eu raison du destin industriel de notre pays. Le désaveu des filières professionnelles y aurait aussi largement contribué  : «  nous avons la culture scolaire d’une société mandarinale bureaucratique, comme la Chine ancienne, et non celle d’une nation industrielle moderne  », souligne ainsi Pierre Veltz. Du côté de la recherche, le bilan n’est guère meilleur  : la piètre rémunération des chercheurs, l’attractivité déclinante des filières scientifiques, la difficile transformation des idées en produits et services peuvent légitimement susciter l’inquiétude. À cela s’ajoute la surreprésentation, dans le tissu entrepreneurial français, de PME souvent sous-traitantes de groupes multinationaux et, à ce titre, plus exposées au risque que les ETI, lesquelles, déplore l’auteur, sont «  bien moins nombreuses et puissantes en France qu’en Allemagne  ». Enfin, l’industrie française, si elle est aujourd’hui bien moins émettrice de gaz à effet de serre que les secteurs du logement, du transport ou de l’agriculture, a encore du chemin à faire, notamment en matière de consommation de ressources minérales. Citons une dernière difficulté et non des moindres  : la France, écrit l’auteur, a développé un «  talent particulier pour multiplier des structures publiques baroques, illisibles, redondantes  »  : il existerait ainsi non moins de… 62 dispositifs nationaux d’aide à l’innovation  ! 

La défaite est-elle pour autant définitive  ? Non, car la France peut s’appuyer, dans la compétition internationale, sur de nombreux atouts. Paris fut longtemps la capitale scientifique du monde occidental, rappelle l’auteur, et conserve aujourd’hui le rang de première ville universitaire au monde. Le Grand Paris compte ainsi 80 000 chercheurs, soit autant que la Silicon Valley et plus que Londres. La France n’a pas à pâlir de son niveau général de formation et de ses compétences technologiques  ; conjugués à ses infrastructures et à l’existence de champions industriels reconnus, ces facteurs semblent contredire les hérauts du déclassement français.

À quoi ressemble, dès lors, l’avenir industriel et économique de la France  ? L’ouvrage, rédigé en 2018, ne pouvait prévoir la crise que déclencherait l’arrêt total de l’activité économique et industrielle lié à l’épidémie de Covid-19. Les prévisions qu’il avance conservent néanmoins tout leur intérêt, notamment celle d’un nouveau modèle économique «  fondé sur le triangle individus-systèmes-territoires  » et porté par les secteurs de la santé, du bien-être, de l’alimentation, de la mobilité et de l’éducation. Pourquoi ces secteurs  ? Parce que l’économie émergente qu’entrevoit Pierre Veltz «  est fondée sur les individus, leurs corps, leurs émotions  ». Comment ces tendances influent-elles sur la dynamique territoriale française  ? Comment les échelles territoriales françaises s’articulent-elles les unes avec les autres  ? 

Dépasser la dichotomie inopérante entre métropoles et périphéries

L’intérêt premier de la réflexion que mène Pierre Veltz réside dans sa contribution nuancée au débat sur le schisme prétendu entre une France des métropoles peuplée d’élites mondialisées et mobiles et une France périphérique en déprise. Alimentée par les écrits du géographe Christophe Guilluy, cette grille de lecture est régulièrement évoquée pour expliquer l’émergence du mouvement des gilets jaunes, alors même qu’elle passe sous silence une myriade de facteurs tout aussi voire plus pertinents. Sans nier la réalité de cette perception, Pierre Veltz s’attache à réfuter les arguments qui la sous-tendent pour donner à voir l’image bien plus complexe d’une France plurielle, aux métropoles, villes et territoires interdépendants et à la santé fort diverse.

L’auteur souligne ainsi la trajectoire de croissance très marquée de certaines villes moyennes, où le nombre d’emplois continue d’augmenter  : Vitré, Figeac, Issoire et Auch, parmi d’autres, apportent la preuve du fait que la croissance n’est pas l’apanage des métropoles. «  Les champions de la croissance se trouvent dans un peloton de villes moyennes, notamment dans l’Ouest  », écrit ainsi Pierre Veltz. À l’inverse, certaines métropoles ne se portent pas aussi bien que leurs atouts auraient pu le laisser espérer  : l’auteur cite à cet égard les exemples de Nice, Rouen, Lille ou encore Grenoble et Nancy. 

Plus encore, les inégalités économiques entre métropoles et périphéries sont bien moindres que ce que laisserait penser la prégnance du discours qui les oppose. En 2015, «  le revenu médian disponible brut par habitant était de 22 600 euros à Paris, de 21 700 pour les dix métropoles, contre 19 900 euros pour le reste du pays (hors DOM) et 20 400 en moyenne nationale  », note ainsi l’auteur, qui ajoute que «  le revenu médian dans les métropoles semble même franchement inférieur à celui des autres territoires  » lorsqu’il est corrigé pour prendre en compte le coût de la vie. Les flux de transferts, de nature publique ou privée, rappelle Pierre Veltz, «  lissent fortement les inégalités territoriales  » et «  solidaris[ent] » les territoires français. «  Du fait de ces transferts largement invisibles  », écrit-il, «  des territoires peuvent vivre, et parfois bien vivre, sans participer aucunement aux échanges marchands autres que ceux qui sont strictement locaux  ». C’est au sein même des métropoles et des territoires, et non entre les premières et les seconds, que les inégalités sont les plus marquées  : «  l’Île-de-France, la côte méditerranéenne et les régions transfrontalières sont les territoires les plus inégalitaires. En région parisienne, le rapport entre les deux déciles extrêmes de l’échelle des revenus est de 4,5, contre 3 en moyenne dans le reste du pays  ». Et l’auteur de rappeler que 77 % des personnes vivant sous le seuil de pauvreté habitent les grands pôles urbains et non les périphéries.

Dernier clou dans le cercueil du déterminisme géographique  : le constat de la «  plasticité  » des dynamiques territoriales. L’époque à laquelle à chaque région était associée une activité industrielle ou économique spécifique est révolue. Désormais, «  les germes du développement sont alors souvent des facteurs soft, impossibles à quantifier  : propension coopérative  ; existence d’un esprit entrepreneurial et d’une capacité à mobiliser des réseaux  ». Les exceptions à ce principe sont rares  : l’auteur évoque ainsi à plusieurs reprises l’exemple de l’implantation de la filière aéronautique dans le sud-ouest, qui relève d’une décision étatique de l’après-guerre visant à éloigner cette industrie stratégique de la frontière allemande. «  Fonctionnellement, les activités modernes peuvent désormais se localiser à peu près n’importe où  », explique Pierre Veltz, le coût du travail étant désormais neutre à l’échelle nationale et l’effet des coûts de transport étant limité. En cela, la France se démarque significativement de l’Allemagne, où «  l’on assiste au contraire à la consolidation de spécialisations et de complémentarités au sein du réseau métropolitain  : la finance à Francfort, les médias à Hambourg, l’automobile à Stuttgart et à Munich  ». 

La «  métropole-France  »

L’ouvrage se conclut par une thèse originale : l’existence d’une «  métropole-France  ». La France, remarque l’auteur, a la taille et la population d’une grande agglomération chinoise  ; son poids démographique se rapproche en effet de celui de la région métropolitaine Hong Kong-Canton-Shenzhen, dite du delta de la Rivière des Perles. «  L’équivalent français des grandes villes mondiales – disons Shanghai ou Mumbai ou Tokyo ou Sao Paulo – ce n’est pas Paris, c’est la France. L’équivalent néerlandais, c’est la Randstad-Holland. L’équivalent allemand, c’est le réseau métropolitain allemand  », écrit ainsi Pierre Veltz. Grâce à un réseau dense de métropoles dynamiques (les dix premières villes de France concentrent un tiers de la population nationale et deux tiers du PIB), la France fonctionnerait ainsi d’ores et déjà comme une «  région urbaine étendue  ». Cet atout majeur doit être mis en valeur et utilisé  : «  Paris, les grandes villes françaises et le vaste tissu des villes moyennes constituent un ensemble qui gagnerait à expliciter et à développer les synergies qui l’animent. Cette ‘ville-France’ est une structure originale en formation  ». À cette fin, une coopération accrue entre territoires et au sein des territoires s’impose : «  la compétition moderne ne se joue pas entre des firmes isolées, mais entre des tissus, des écosystèmes, des territoires. L’accès à des fournisseurs spécialisés et pointus, à des qualifications élevées et pertinentes, à des services d’appui efficaces, à des infrastructures physiques et immatérielles de haut niveau, est une dimension vitale. C’est la qualité de ces contextes qui fait la différence entre pays et régions, beaucoup plus que le niveau des salaires  ». 

Loin du localisme béat, la nécessaire articulation des échelles locale, nationale et européenne

La France des territoires peut se lire comme un plaidoyer contre les tentations d’un localisme extrême : la France, écrit l’auteur, n’a pas « à choisir entre la valorisation du local et le renforcement des interdépendances » et se dirige « simultanément vers plus d’ancrage et plus d’intégration ». Si l’échelle locale constitue un lieu privilégié d’expérimentation de solutions en matière de mobilité, d’alimentation, de santé, d’énergie, elle n’est pas toujours l’échelle la plus adaptée. L’auteur souligne ainsi l’inanité des démarches d’autonomie alimentaire à l’échelle urbaine, et rappelle que certains défis de grande ampleur ne pourront être relevés qu’en agissant aux échelles nationale et européenne : « ilserait bien sûr absurde de croire que la solution de nos problèmes viendra uniquement des territoires. […] Les initiatives écologiques locales, en particulier, ne remplaceront pas la nécessité d’une fiscalité du carbone et d’options énergétiques nationales et européennes claires. Le déficit commercial, la dette, la sécurité intérieure et extérieure, la reconstruction de l’Europe, la réforme de l’État et de la fiscalité sont des sujets qui appellent des stratégies nationales et européennes  ». C’est dans l’articulation intelligente de ces échelles que réside peut-être le salut.

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