Augmentation des attaques terroristes, situation humanitaire de plus en plus accrue, méfiance à l’égard des forces armées internationales présentes dans le pays, résultats des élections contestés : depuis le mois de juin, des manifestations fréquentes ont reflété la frustration de la population civile à l’égard de la situation au Mali, qui semblait se détériorer sur tous les fronts. Coordonnées par le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques du Mali (M5-RFP), un mouvement d’opposition basé sur une coalition hétéroclite d’opposants politiques, de la société civile d’acteurs religieux et des syndicalistes, ces manifestations ont réunis des acteurs et intérêts très divers de la société malienne, et leur ont permis d’articuler une profonde insatisfaction avec le travail du Président Ibrahim Boubacar Keïta, dit « IBK », au pouvoir depuis 2012. Lundi 17 août, ce mouvement avait annoncé des nouvelles manifestations pour réclamer le départ du Président. Ce dernier a, le 18 août, été renversé par l’armée et forcé à démissionner, et un « Comité national pour le salut du peuple » (CNSP), présidé par le colonel Assimi Goita, a pris le pouvoir dans le pays1. Selon les informations obtenues par Le Monde2, ce Comité prévoit « la mise en place d’un collège transitoire » qui réunira des partis politiques, les ONGs, la société civile et d’acteurs religieux afin d’organiser une transition « dirigée par un militaire ou un civil » menant à de nouvelles élections.
Les réactions internationales à cette mutinerie n’ont pas tardé, et la junte se voit confrontée à une critique acerbe au niveau international : l’Union africaine, l’Union européenne et une multitude d’États ont immédiatement condamné le coup d’État et demandé la libération immédiate du Président3. Les membres du Conseil de sécurité des Nations unies ont souligné « la nécessité urgente de restaurer l’État de droit et de progresser vers le retour à l’ordre constitutionnel » lors d’une déclaration de presse4, et la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) a suspendu le Mali de ses organes de décision, tout en demandant la restitution du Président5.
Le Mali, théâtre important pour la sécurité européenne
Au cours des dernières années, la situation au Mali est devenu un enjeu crucial pour la sécurité européenne, ce qui se reflète dans la diversité de l’engagement des pays européens dans la région. À partir de la mission française Barkhane (qui a remplacé la mission Serval, lancée en 2013 suite à la demande du gouvernement malien) et la mission de formation européenne (EUTM, European Union Training Mission), les Européens ont diversifié leurs efforts militaires et civils pour contribuer à la stabilité de la région : en 2017, la France, l’Allemagne et l’Union européenne ont lancé l’Alliance Sahel, une initiative ciblant une multitude des secteurs (y compris l’agriculture, la gouvernance et la sécurité)6. Mais c’est tout particulièrement suite à la mort de 13 soldats français en novembre 2019 que les Européens ont renforcé leur engagement. Ayant déjà reconnu l’importance du pays pour la sécurité européenne dans les conclusions du Conseil en mai 20197, la gestion de la situation au Mali occupe une place primordiale sur l’agenda européen et a vu des avancées très concrètes depuis le début de l’année. Avec le lancement de la Task Force Takuba, une unité composée par des forces spéciales européennes et intégrée dans la mission Barkhane pour soutenir la lutte anti-terroriste, et la coopération renforcée avec le G5 (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad) dans le cadre de la Coalition pour le Sahel8, les Européens ont clairement démontré que la stabilisation de la zone du Sahel, et notamment la lutte contre les groupes terroristes dont les attaques viennent de s’aggraver dans la région, joue un rôle clé pour la sécurité européenne.
Un acte de balance entre nécessité stratégique et implications diplomatiques
Suite au coup d’État, l’engagement européen est confronté à des nombreux défis, et les décideurs politiques européens font face à des implications politiques délicates. Ayant condamné le coup, il semble relativement sûr que les Européens n’hésiteront pas à rappeler l’importance d’une transition politique et des élections. À première vue, on a beau supposer que les Européens se trouvent dans une bonne position pour d’éventuelles négociations ou pour imposer leurs demandes concernant une transition démocratique, considérant le rôle important de l’EUTM pour l’appui aux compétences de l’armée malienne, ainsi que l’engagement français dans la lutte antiterroriste. Pourtant, la présence des troupes européennes pour contribuer à la stabilisation de la région ne doit pas être considérée un moyen de soutien altruiste. Au contraire, la stabilisation du Sahel représente un intérêt clé des décideurs européens : une aggravation de la situation impliquerait très probablement une augmentation des flux migratoires et un renforcement de Daesh – deux facteurs qui bénéficiaient par ailleurs aux forces populistes dans le débat politique intérieure.
Ainsi, les acteurs européens ne pourront pas éviter la coopération avec la junte militaire, sachant que les troupes maliennes ne seront pas en mesure d’endiguer la menace terroriste. D’un point de vue opérationnelle, la transition du pouvoir au Mali ne représentera guère de défi : les membres du CNSP sont sorti d’une véritable élite militaire, et la plupart d’eux ayant joui d’une formation internationale, le CNSP ne manquera pas d’expertise en terme de stratégie militaire. Ainsi, il n’est guère surprenant que le colonel Wagué, porte-parole du CNSP, a déjà confirmé que celui-ci respectera les accords internationaux, qui constituent la base pour l’engagement militaire internationale9. Considérant que les forces armées maliennes viennent de renverser le Président qui a été élu lors des élections générales dans le pays, et que ces forces armées jouissent – partiellement – d’une formation par les militaires européennes, les décideurs européens doivent d’ores et déjà s’apprêter à un débat sur l’efficacité et la légitimité de cette mission. Dans les ministères de la défense à Paris, Berlin et Londres, on a déjà confirmé la volonté de continuer l’engagement antiterroriste au Mali10.
Sur le plan stratégique, cette décision est, en effet, la seule qui peut contribuer à la stabilité du pays à long-terme, comme toute initiative de désengagement militaire immédiate serait très probablement condamné à se solder par un échec en menant à une résurgence des groupes terroristes et un basculement de l’entière région dans un chaos sécuritaire et humanitaire. À cet instant, la stratégie la plus pertinente pour les Européens consiste à chercher le dialogue et la coopération, tout en insistant sur une transition politique – et en espérant que les militaires n’« oublient » pas de rendre celle-ci possible.
Sources
- VALLÉE Olivier, « Au Mali, un coup d’État style gouvernance et une mutinerie du ventre », Le Grand Continent, 19 août 2020.
- Jean-Philippe Rémy, Matteo Maillard et Paul Lorgerie (2020), « Les putschistes maliens envisagent une transition dirigée par « un militaire ou un civil », Le Monde, 21 août 2020.
- Sandrine Blanchard (2020),« Condamnations unanimes du coup d’Etat au Mali », Deutsche Welle, 19 août 2020.
- ONU Info (2020), « Mali : le Conseil de sécurité condamne la mutinerie et demande la libération immédiate des dirigeants détenus », 19 août 2020.
- France 24 (2020), « Coup d’État au Mali : la Cédéao réclame le « rétablissement » du président Keita », 20 août 2020.
- Alliance Sahel (2020).
- Conseil européen (2019), « Conclusions du Conseil sur le Sahel », 13 mai 2019.
- Coalition pour le Sahel (2020).
- Le Figaro avec l’AFP (2020) « Mali : un colonel nouvel homme fort à Bamako après le coup d’État », 20 août 2020.
- Deutsche Welle, « Antiterrorkampf in Mali soll weitergehen », 21 août 2020.