Alors que la crise en Méditerranée orientale s’intensifie en plein cœur de l’été, le gouvernement allemand a « pris note » le vendredi 14 août, par la voix de son porte parole Stefan Seibert, de l’envoi par la France de forces militaires supplémentaires en soutien à la Grèce et à Chypre. Par ailleurs la Bundesregierung appelle conjointement « Paris, Athènes et Ankara » à tout mettre en œuvre pour éviter l’escalade. Cette mise sur le même plan par le gouvernement Berlin des trois capitales (en omettant d’ailleurs Nicosie) n’a vraisemblablement pas manqué d’hérisser les chancelleries françaises, grecques et chypriotes. Elle semble indiquer que toutes les parties sont tenues par la république fédérale comme également responsables de l’escalade, mais la formule laisse aussi la possibilité à la diplomatie allemande de se poser en médiatrice une fois la pression retombée. Cette attitude neutre et en retrait au plus fort des tensions en mer Égée s’explique-t-elle par la méthode allemande de gestion de crise, ou plus profondément par un mythe fondateur qui irrigue depuis le XIXe siècle la perception que l’Allemagne a d’elle même dans le jeu international en Méditerranée et en Orient ?
Dans un tweet, l’influent analyste allemand Ulrich Speck, affilié à la fondation américaine German Marshall Fund, a remobilisé le mythe de « l’honnête courtier » pour expliquer la position allemande dans la crise qui se joue actuellement en Méditerranée orientale : « En ce qui concerne la Libye, l’Allemagne a tenté de positionner l’UE en tant qu’honnête courtier avec sa conférence de Berlin. Mais la plupart des acteurs n’ont apporté leur soutien que sur le papier, ne souscrivant pas à l’idée générale ». M. Speck, un des spécialistes les plus chevronnés de la politique étrangère de l’Allemagne contemporaine, utilise l’expression de « ehrlicher Makler » ici traduite par « honest broker » en anglais, pour illustrer l’attitude de Berlin dans la crise qui se joue de la Libye à la Turquie en passant par Chypre et les îles grecques de la mer Égée. Il s’agit d’une appellation dont l’usage politique est revendiqué pour la première fois par Otto von Bismarck en 1878 a l’occasion de la conférence de Berlin. Cette conférence convoquée à l’initiative du « chancelier de fer » a pour objet de mettre fin à la guerre entre l’empire ottoman et la Russie qui dure depuis 1875, tout en satisfaisant la Grande-Bretagne de Disraeli qui cherche à prendre pied sur la route de l’Égypte en occupant Chypre. Le 5 décembre 1876 déjà, Bismarck affirmait face au Reichstag que l’empire allemand ne poursuivait dans les Balkans aucun intérêt propre « qui vaudrait même […] les os d’un seul mousquetaire poméranien ». À l’époque, le banquier de Bismarck, Gerson von Bleichroeder, aurait eu ce bon mot « un courtier honnête, ça n’existe pas » (es gibt keinen ehrlichen Makler)1.
La formule de l’honnête courtier qui annoncerait sa disponibilité pour servir de médiateur impartial tous les conflits du monde est cependant à l’époque l’expression d’une politique de puissance de l’Allemagne impériale, qui vise, à travers l’équilibre des nations européennes, à tenir en respect les volontés d’expansion et de revanche de la France de la IIIe république.
Paradoxalement, le congrès de Berlin de 1878, que Bismarck mène de main de maitre, frustre durablement les ambitions de la Russie tsariste en Orient en leur fermant l’accès aux détroits tant désiré, et provoque, quelques années plus tard, la révolution diplomatique qu’est l’alliance franco-russe, qui met à terre le système bismarckien d’isolement de la France en Europe et pose les premiers jalons dans la route vers la première guerre mondiale.
L’expression « ehrlicher Makler » réapparaît régulièrement dans le débat sur la politique extérieure de l’Allemagne depuis les années 1870-1880, même si elle ne s’est pas imposée à l’extérieur du pays. Un peu en miroir du fameux « Grande Nation » utilisé à toutes les sauces par de nombreux analystes dans la presse allemande dès qu’il est question de la France (et surtout dans le domaine des relations internationales), l’Allemagne se voit régulièrement assigner ce rôle de l’honnête courtier des contentieux internationaux avec pour seul intérêt le rétablissement de la paix.
Plus récemment en janvier 2020, Sigmar Gabriel, ancien ministre des affaires étrangères (SPD), affirmait que l’Allemagne était en position idéale de médiatrice dans la guerre en Libye, puisqu’elle n’y possédait aucun intérêt et ne se trouvait pas être une ancienne puissance coloniale : « Dans le monde de la politique de l’intérêt pur, les désintéressés obtiennent parfois plus. Nous [les Allemands] avons mieux que les armes et l’argent : la légitimité ! Nous n’avons pas participé à la guerre de Libye et nous n’avons jamais été un État colonial. C’est une bonne chose que l’Allemagne ne laisse pas la Libye aux autocrates. #La paix pour la Libye »2. Cette affirmation historiquement fausse avait été relevée et fortement critiquée en Allemagne.
On pourrait presque parler d’un « impensé Bismarck » tant les vocables que le premier chancelier de l’Allemagne unifiée a forgé sont présents dans la langue politique allemande, généralement sans rappeler directement leur auteur. C’est ainsi que leur remise en question critique est rendue plus difficile, puisqu’on ne veut pas savoir à Berlin que l’on utilise encore la boite à outils de la Realpolitik du « chancelier de fer ». En effet la référence directe et explicite a Bismarck est loin d’être consensuelle parmi les partis politiques de la république fédérale. Elle rappelle à la fois « l’ère des fondateurs » (Gründerjahren) entre 1870 et 1890, mais aussi la violence des conflits sociaux sous Bismarck, que subissent non seulement les sociaux-démocrates dans la confrontation brutale entre l’État et le mouvement ouvrier, mais aussi les chrétiens-démocrates du Zentrum, pris dans le Kulturkampf entre l’empire et la papauté. Or, ce sont de ces deux familles politiques persécutées par le gouvernement de Bismarck que descendent les partis dominants de la Bundesrepublik, le SPD et la CDU/CSU. Un peu comme en France avec l’héritage légal, administratif et scolaire napoléonien, il est évidemment complexe, dans une démocratie libérale comme l’Allemagne, de se référer à un « père fondateur » profondément anti-démocratique et autoritaire.
Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem paru en 1811, Chateaubriand étrille dans des mots très durs la Realpolitik avant la lettre de la France de Napoléon, dont les arsenaux marseillais fournissent au Pacha d’Egypte des vaisseaux que l’écrivain dit être affrétés au trafic d’esclaves aux dépens de la Grèce :
« Il y a deux sortes de neutralité : l’une qui défend tout, l’autre qui permet tout. La neutralité qui défend tout peut avoir des inconvénients : elle peut en certains cas manquer de générosité, mais elle est strictement juste.
La neutralité qui permet tout est une neutralité marchande, vénale, intéressée : quand les parties belligérantes sont inégales en puissance, cette neutralité, véritable dérision, est une hostilité pour la partie faible, comme elle est une connivence pour la partie forte. Mieux vaudrait se joindre franchement à l’oppresseur contre l’opprimé, car du moins on n’ajouterait pas l’hypocrisie à l’injustice. »
Le problème actuel est que la posture commode du médiateur neutre et extérieur à la dispute n’est pas adaptée à un paysage géopolitique en recomposition rapide et à la nécessaire cohésion entre les membres de l’UE, grands et petits, dans le contexte de l’affaiblissement de l’alliance atlantique. Par ailleurs, comment être une tierce partie purement désintéressée dans une dispute entre, d’une part, deux États membres aux frontières orientales de l’Union et son principal partenaire sur le continent, et la Turquie d’Erdogan d’autre part ?
Les commentateurs allemands ont pu exprimer à bon droit des critiques sur la forme et la chronologie de la décision française de renforcer leur présence militaire sur le théâtre d’opération méditerranéen, auxquelles les autorités françaises ont répondu qu’elles appelaient de leurs vœux une discussion dans le cadre de l’OTAN ou l’ouverture d’un contentieux devant les tribunaux des Nations unies. Mais désavouer sur le fond la marque de solidarité française envers les grecs et le chypriotes comme une « escalade » relève d’un problème plus profond que la crise actuelle.
Alors que l’exigence de solidarité européenne en cas de crise menaçant l’intégrité d’un état membre est consacrée par les traités européens et dans la charte de l’ONU, l’Europe ne peut pas se permettre que le plus riche de ses États se figure systématiquement comme un arbitre et non comme un acteur à part entière. La rencontre prévue aujourd’hui de la chancelière Merkel et du président Macron au fort de Bergançon devrait permettre de dissiper des malentendus et d’élaborer la ligne commune franco-allemande dont l’Europe a tant besoin.