El-Fasher, Darfour. A plus de 800 km de Khartoum, la capitale soudanaise, la révolution a eu un écho particulier, entre espoirs de paix et regain de violences dans une région particulièrement fragile.  Dès décembre 2018, alors que les manifestations pacifiques se multipliaient dans tout le pays, les groupes rebelles du Darfour, en guerre contre le gouvernement d’Omar El-Béchir depuis 2003, se sont directement joint à la masse populaire. Mais après la chute du dictateur, la nomination de Mohammed Hamgan Dagalo (dit Hemetti) au sein du conseil de souveraineté dirigeant le pays a sonné le glas des espoirs populaires. Ce dernier, chef des forces de soutien rapides dont font aujourd’hui parti les Janjawid, était un allié historique du président El-Béchir, responsable en tant que leader des miliciens d’une grande part des massacres commis au Darfour depuis 2003. Depuis, la guerre ne s’y est jamais vraiment arrêtée, jusqu’à ces dernières semaines au cours desquelles deux villages ont été détruits et près de 100 personnes tués par des miliciens.1

En 2003, la guerre du Darfour se déclenche en périphérie de la guerre civile entre Nord et Sud du Soudan, commencée en 1983. Leurs causes sont proches, notamment la marginalisation politique et économique des régions par rapport au centre du pays. Alors que le Sud a obtenu son indépendance en 2011, ces raisons sont se retrouvent encore aujourd’hui au Darfour. Les importantes violences produites par le conflit y ont ajouté de nouvelles cicatrices. Face aux principaux groupes rebelles du Darfour, le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) et le M/ALS (Mouvement/Armée de libération du Soudan), le gouvernement a collaboré avec des milices arabes (les Janjawid naissants) dans une campagne meurtrière de bombardements aériens et de destruction de villages. Malgré le déploiement d’une mission de l’Union Africaine en 2005, rapidement renforcée par les forces de l’ONU (mission MINUAD, créé en 2007), près de 300 000 morts et plus de 2,5 millions de déplacés ont été dénombrés2. L’épuration ethnique réalisée par le régime, opposant communautés contre communautés et se superposant avec la crise climatique dans la région, explique la difficulté de fonder une paix durable. Si la guerre a mué avec le temps et a réduit en intensité ces dernières années, les « crimes de guerre »3 continuent, à l’image des évènements de ce mois de juillet. Il n’est alors pas surprenant que la promotion par le processus postrévolutionnaire du leader de ces milices, et leurs raids continus contre la population, contrecarrent les espoirs d’égalité et de résolution du conflit placés dans le nouveau pouvoir. 

Pourtant, donner priorité à la «  question darfourie  » dans l’agenda du gouvernement Hamdok (le premier ministre soudanais) aurait fait sens, tant la faillite des années de pouvoir d’El-Béchir n’est nulle part plus manifeste qu’au Darfour. L’enlisement délibéré du conflit, les crimes condamnés par la Cour Pénale Internationale, le pillage en règle de l’uranium et du cuivre de la région ou encore l’exclusion des ONG internationales de la zone ont marqué son époque4. Les manifestations populaires de la révolution, ayant utilisé le slogan «  Nous sommes tous des darfouris  », illustrent l’impact important de ces actes sur la population. Le nouveau gouvernement a d’abord voulu montrer son engagement face aux revendications existantes en promettant de redresser l’économie, rétablir de meilleurs conditions de vie et trouver un accord de paix avec les rebelles.5 Mais les protestations renouvelées en ce début d’été placent le pouvoir devant ses manques et ses contradictions, incapable de contrôler les milices qu’il noyautait auparavant au point de devoir faire appel à l’armée pour pacifier la situation. Si Khartoum semble désormais attentif aux demandes des darfouris, les causes de la guerre n’ont pas disparues du jour au lendemain. Cette dernière, par sa durée et sa violence, a détruit tout lien intercommunautaire, tout mécanisme de résolution des différents auparavant essentiels à la gestion partagée des ressources.6 Les questions des conflits entre fermiers et du retour des déplacés, intimement liées, ont été sous-évaluées par le pouvoir en place, et sont aujourd’hui au cœur des nouvelles vagues de violences. 

Ces conflits entre fermiers et éleveurs ne sont pas l’apanage du Darfour. Dans l’ensemble de la bande sahélienne, le changement climatique provoque une désertification accrue des terres, illustrée par les sécheresses successives de ces dernières années. Ces phénomènes poussent les éleveurs semi-nomades vers de nouvelles zones lors de leur transhumance, empiétant de plus en plus sur les parcelles des fermiers qui se développent au fil de la croissance démographique. Le Mali et le Nigéria, tout comme le Darfour, connaissent ces dynamiques contraires entraînant des affrontements croissants et difficilement régulables. Dans des régions où la part de la population vivant du pastoralisme ou de l’agriculture frôle les 80 % et où les besoins en aide humanitaire sont parmi les plus importants au monde, il s’agit souvent de conflits pour la survie. Au Darfour, la crise persistante met près de 2,8 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire sévère7, aggravant ces problématiques. Surtout, les plus de 2 millions de déplacées par la guerre ont vocation à retourner sur leurs terres, que se sont bien souvent approprié les éleveurs pendant leur absence. Tourner la page de la guerre civile nécessite pour beaucoup une migration inversée, permettant à la population de sortir des camps de réfugiés. La réinstallation de celle-ci sur ses terres d’origines ne peut pourtant se faire sans discussions et accords préalables avec les éleveurs. Mais ces derniers notamment issus de la tribu Rizeighat, arabes, sont souvent liés aux milices ayant causé la migration des fermiers, pour leur part majoritairement membres des Fur, Zaghawa et Masalit, groupes ethniques se revendiquent africains et non-arabes.

Cette situation tendue explique les violences récentes. Le 26 juillet, l’attaque du village de Masteri, ayant fait plus de 60 morts dans la communauté masalit, visait des agriculteurs récemment retournés sur leurs terres après près d’une décennie d’absence, pendant laquelle les éleveurs s’étaient appropriés celles-ci.8 Sans réel mécanisme de résolution de ces contentieux, la pacification promise par le nouveau gouvernement risque fort de n’être qu’un pansement sur une plaie ouverte, qui n’aurait de cesse de se rouvrir dans les années à venir.  Pire encore, la MINUAD envisage de retirer ses troupes de la région d’ici la fin de l’année 2020, les coûts engendrés par celle-ci dépassant pour beaucoup son utilité sur le terrain. Pourtant, par sa simple présence en tant que témoin potentiellement «  gênant  », la mission contribue à contenir les exactions.9 Face à de tels enjeux, même la signature d’un accord de paix avec les mouvements rebelles pourrait ne pas suffire. Le démantèlement de ces groupes, aussi bien que celui des milices opérant au cœur de la région, nécessiterait la mise à disposition de fonds suffisant pour éviter leur fragmentation et la multiplication des pillages. Un plan clair pour résoudre la question des déplacés internes, impliquant un nouveau partage des terres, apparaît aujourd’hui aussi complexe à mettre en œuvre que nécessaire, et connait une opposition franche de la part d’éleveurs dont la situation est parfois pire que celles des déplacés vivant dans les camps.10 Cependant, des projets novateurs voient le jour, comme celui proposé par l’ONG Practical Action à El-Fasher, capitale de la region, tentant par le développement de canaux d’irrigations de multiplier les terres arables tout en favorisant la coopération entre communautés.11 S’ils proposent une porte de sortie intéressante au niveau local, le futur du Darfour ne peut reposer sur la multiplication hypothétique de tels projets, et faire l’économie de nouvelles initiatives gouvernementales. 

Alors qu’elle a fêté récemment son premier anniversaire, la révolution soudanaise se retrouve aujourd’hui face à un défi majeur avec le regain de violences au Darfour. A la suite des visites du premier ministre dans la région, et alors que les manifestations pacifiques se poursuivent à travers le pays, la réponse qui y sera apportée est cruciale. L’envoi de l’armée dans la région aussi bien que l’avancée des négociations avec les rebelles sont des signaux positifs envoyés à la population. Mais une nouvelle politique, en mesure d’offrir une solution au défi de la répartition des terres, semble plus que jamais nécessaire pour obtenir la paix et stabiliser le Darfour. 

Sources
  1. GARDNER Tom, «  Sudan’s revolution runs aground in Darfur  », The New Humanitarian, 8 Janvier 2020
  2. BARLTROP Richard, Darfur and the International Community, The Challenges of Conflict Resolution in Sudan, Library of International Relations, 2010 Pp.30-35
  3. «  Que se passe t-il au Soudan  », Amnesty International France, 26 Juin 2019
  4. LAVALLEE Guillaume, Dans le ventre du Soudan, Mémoire d’encrier, 2012, Pp.68-79
  5. LAESSING Ulf, «  ‘There are problems’ : Doubts in Darfur as new PM promises peace  », Reuters, 6 Novembre 2019
  6. LAVALLEE Guillaume, op.cit., Pp.94-113
  7. «  Atrocity Alert No. 213 : Sudan, Central African Republic and Hate Speech  », Global Centre For the Responsability to Protect, 29 Juillet 2020
  8. KETZ Sammy, «  Les récentes violences au Darfour visent à fragiliser le nouveau pouvoir  », L’Orient Le Jour, 29 Juillet 2020
  9. BLAYO Mathide, «  Au Darfour, les miliciens massacrent et marquent leur territoire  », La Croix, 13 Juin 2019
  10. GARDNER Tom, The New Humanitarian, op.cit.
  11. CARRINGTON Damian, «  How water is helping to end ‘the first climate change war’  », The Guardian, 18 Décembre 2019