Comme à chaque élection présidentielle ayant eu lieu en Biélorussie depuis 1994, Alexandre Loukachenko est arrivé en tête des suffrages avec 80 % des voix selon la commission électorale lors du scrutin qui s’est terminée le dimanche 9 août1. Cependant, de manière inhabituelle, des manifestations sans précédentes, aussi bien en termes de mobilisation (des dizaines de milliers de personnes) que de violences (50 manifestants et 39 policiers ont été blessés, résultant en 3 000 arrestations environ) ont eu lieu suite à la publication des résultats pour contester les chiffres officiels et soutenir la candidate de l’opposition, Svetlana Tikhanovskaya. Cette figure de l’opposition au régime, inconnue il y a encore quelque mois, a décidé de déposer sa candidature après l’arrestation de son mari, un bloggeur populaire. Officiellement, moins de 10 % des électeurs ont voté pour elle. Bien qu’il soit difficile d’estimer avec précision son niveau réel de soutien parmi les inscrits du fait de la falsification des votes et de l’interdiction de réaliser des sondages avant le scrutin, les manifestations qui ont eu lieu à travers le pays avant et après le vote témoignent sans aucun doute d’une opposition significative au régime dans une frange importante de la population.      

Les raisons de la contestation se situent à différents niveaux temporels. Il existe tout d’abord une lassitude chez une partie de la population, notamment chez les jeunes, d’être dirigé par un même homme depuis 26 ans qui met en avant la nostalgie de la période soviétique. La situation politique du pays n’a pas évolué depuis la prise de pouvoir de Loukachenko et les manifestations organisées à travers les années contre le pouvoir, particulièrement en 2010, n’ont produit aucun résultat. Deuxièmement, depuis 2014 et l’imposition de sanctions européennes contre la Russie suite à l’annexion de la Crimée, Moscou ne peut plus fournir d’aides économiques importantes à Minsk. Ces aides représentaient près de 25 % du PIB biélorusse certaines années2. La réduction de ce soutien a ainsi conduit à un ralentissement de la croissance économique et a fragilisé le contrat social entre le pouvoir et la population qui reposait sur la provision des besoins essentiels aux citoyens par le gouvernement en échange à leur renoncement aux libertés politiques et civiques. Troisièmement, à une échelle temporelle plus courte, la réponse de Loukachenko à la pandémie du coronavirus a suscité la colère dans la population. Le dirigeant a minimisé les effets du virus, en imposant le maintien de l’organisation des compétitions sportives et la parade pour les 75 ans de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie. Il a désigné les mesures sanitaires mises en place dans le monde comme étant le résultat d’une « psychose » et a conseillé d’utiliser les saunas et les travaux agricoles comme traitements contre l’infection3. Le pays fait actuellement face à un taux d’infection parmi les plus élevés au monde et les mensonges du président ont ainsi été perçus comme une preuve de dédain de la responsabilité du dirigeant envers la santé des citoyens4. Enfin, les résultats largements falsifiés ont été perçus comme une volonté par le pouvoir d’humilier l’opposition en représentant les soutiens à Tikhanovskaya comme étant une très faible minorité bruyante.  L’accumulation de ces facteurs a poussé les biélorusses à se rassembler en nombre et avec conviction contre le régime.  

Il semble difficile de faire des distinctions dans la population entre soutiens et opposants au régime sur les plans social et géographique. La jeunesse biélorusse est certes surreprésenté à Minsk, mais des personnes plus âgés se rassemblent également hors de la capitale et dans les zones plus rurales, comme à Pinsk ou Lida, des lieux traditionnellement davantage enclins à soutenir Loukachenko. L’appel à la grève générale lundi 10 août dans une usine majeure de production d’acier à Zhlobin témoigne de plus de la diffusion de la protestation à travers la population. Cette grève représente ainsi un défi majeur pour Loukachenko, puisqu’elle discrédite son discours officiel qui vise à représenter les manifestations comme étant organisées par des forces étrangères manipulant une jeunesse ignorante et appartenant à la classe-moyenne supérieure.

Malgré cette propagation de la colère dans la population, les forces de l’ordre n’ont pour l’instant pas hésité à réprimer les manifestants. Bien que des tensions existent entre l’élite politique et des cadres de l’armée, ces derniers craignent sans doute le doute qui planerait sur leur statut en cas de changement politique majeur5. Un soutien des forces de l’ordre, ou tout du moins leur mise à distance avec Loukachenko, semble être une précondition nécessaire à un changement de régime. Les opposant aux dirigeants autoritaires dans l’espace post-soviétique n’ont obtenu gain de cause que lorsque qu’une partie des forces de l’ordre ont cessé de soutenir le gouvernement. L’évolution des relations civilo-militaires est ainsi une inconnue qu’il faudra suivre de près dans les prochains jours.

Sur le plan géopolitique, il est important de noter que l’opposition se focalise sur la figure de Loukachenko et ne se positionne pas vis à vis de la Russie et de l’Europe ; comme cela était le cas pour les manifestants sur la place Maïdan à Kiev en 2014. Svetlana Tikhanovskaya a indiqué que sa vision d’une relation idéale avec Moscou était centrée autour de « l’amitié », de « gains mutuels » et des « liens intemporels » tout en insistant sur la nécessité de maintenir le caractère souverain de la Biélorussie dans la coopération avec Moscou6. Toutefois, bien que les opposants ne fassent pas des relations entre la Biélorussie et ses voisins une question centrale, l’élection et la répression qui a lieu auront sans doute des conséquences aux plans régional et international pour le pays. Loukachenko se retrouve en effet isolé. Loukachenko représente une garantie pour la Russie, qui a conscience que son voisin ne peut se rapprocher durablement et de façon significatif de l’Occident tant que le leadership actuel reste en place. Toutefois, Moscou semble tenter de profiter de l’instabilité pour renforcer son influence sur Minsk.

Les relations entre Loukachenko et le président russe Vladimir Poutine se sont tendues depuis 2014. Moscou a souhaité rendre conditionnel son aide économique sur davantage d’intégration de Minsk dans le giron russe. Le télégramme de félicitation envoyé par le Kremlin au président biélorusse suite à sa « victoire » consistait ainsi en un moyen de pression supplémentaire pour Moscou. Le Kremlin a insisté sur sa volonté de renforcer l’intégration de Minsk au niveau bilatéral dans l’Union de la Russie et de la Biélorussie (une structure formée en 1999 qui vise à « fusionner » les deux pays), dans l’Union économique eurasiatique et dans l’Organisation du traité de sécurité collective7. Le Président biélorusse était parvenu à repousser les demandes insistantes de Moscou depuis 2014 qui visaient à limiter la souveraineté de Minsk en se rapprochant de façon limitée et symboliques de certaines puissances occidentales. Les sanctions européennes contre Minsk ont été levées en 2016 suite à la libération de prisonniers politiques. Enfin, le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo ainsi que Viktor Orban se sont rendus à Minsk récemment et des entraînements militaires avec des Marines britanniques ont eu lieu en Biélorussie en début d’année8. Toutefois, suite à la répression, l’Union européenne a dénoncé les « violences post-électorales, a appelé au respect des droits des citoyens et à la publication des résultats qui reflètent les choix réels faits dans les urnes ». La Pologne a appelé à l’organisation d’une réunion du Conseil européen pour réagir aux violences et l’Allemagne a indiqué réfléchir à l’adoption de nouvelles sanctions9. Ainsi, il semble que, face aux dénonciations de la part de ses voisins occidentaux et aux demandes de Moscou, Loukachenko, s’il parvient à se maintenir en poste, disposera d’options très limitées sur le plan international. Il devra sans doute se plier aux demandes du Kremlin s’il souhaite éviter de se retrouver totalement isolé dans un pays avec une économie en berne et une colère importante dans une large frange de la population. Bien que Loukachenko ait gagné les élections, la Biéolrussie n’est plus l’îlot de stabilité qu’elle était dans l’espace post-soviétique.

Sources
  1. Kommersant, « Александр Лукашенко остался в клубе тех, у кого за 80 » [Alexandre Loukashenko est resté dans le club des plus de 80], 10 août 2020.
  2. Eugene Rumer, Belei Bogdan, « Belarus : With Friends like these… », Carnegie Endowment for International Peace, 31 mai 2017.
  3. RBK, « Лукашенко предложил бороться с коронавирусом при помощи водки и сауны » [Loukashenko a conseillé de combattre le coronavirus avec de la vodka et des saunas], 17 mars 2020.
  4. Bienvenu Helene, « Belarus : Life as normal despite ravaging coronavirus epidemic », Al Jazeera, 9 mai 2020.
  5. Goble Paul, « Belarusian Military Rapidly Degrading », Jamestown Foundation, 15 mai 2018.
  6. Lenta.ru, « Нельзя так со своим народом » [Il n’est pas possible de se conduire ainsi avec sa population], 30 juillet 2020.
  7. Kremlin, « Поздравление Александру Лукашенко с победой на выборах Президента Белоруссии » [Félicitations à Alexandre Loukashenko pour sa victoire aux élections biélorusses], 10 août 2020.
  8. Ministère de la Défense de la République de Biélorussie, « Belorussko-britanskaya trenirovka Zimnii partisan » [Belarusian British Winter Partisan Exercise], 2 février 2020.
  9. European Union External Action, « Belarus : Joint Statement by High Representative/Vice-President Josep Borrell and Neighbourhood and Enlargement Commissioner Olivér Várhelyi on the Presidential elections », 10 août 2020.