Reykjavík. Depuis la faillite retentissante de la compagnie à bas coût WOW air en 2019, Icelandair est l’unique compagnie aérienne internationale en activité en Islande. Alors qu’elle avait fondé son modèle économique sur les séjours touristiques depuis l’Europe et l’Amérique du Nord ainsi que sur des liaisons transatlantiques avec escale, l’effondrement de ces deux flux suite aux restrictions imposées dans le cadre de la pandémie de Sars-CoV-2 constitue une menace existentielle pour l’avenir de l’entreprise.

C’est dans ce contexte que s’est jouée une séquence, qui, si elle a été peu relayée par la presse du reste de l’Europe – à l’exception notable de la Frankfurter Allgemeine Zeitung1 –, constitue un précédent unique dans l’histoire européenne récente, et qui apparaît symptomatique de l’instabilité et de la tension régnant dans une branche confrontée à une crise d’une ampleur inédite.

Le vendredi 17 juillet 2020, prenant acte que les négociations engagées avec le Syndicat islandais des personnels de bord (Flugfreyjufélag Íslands, FFÍ) sur la convention collective pour la période 2020-2025 ne pouvaient permettre d’aboutir à un accord, la direction d’Icelandair a annoncé qu’elle venait de licencier l’intégralité de son personnel navigant commercial. À compter du lundi 20 juillet, les quelques liaisons encore effectuées par la compagnie – sans service de bord du fait des restrictions sanitaires –  seraient assurées par un équipage composé uniquement de six à huit pilotes dont quatre à six remplaceraient les personnels de bord en cabine, une solution envisageable au vu du faible nombre de pilotes actuellement mobilisés. La direction d’Icelandair a également indiqué qu’elle souhaitait engager des négociations avec un autre syndicat que le FFÍ afin de renouveler rapidement son personnel2, alors même que le FFÍ est à ce jour le seul syndicat de la branche actif en Islande, et que rien n’annonçait la création d’une entité concurrente. Le même jour, Guðlaug Líney Jóhannsdóttir, présidente du FFÍ, a annoncé que les salariés, dont la fin des missions au 20 juillet avait été actée sans que leur licenciement fût effectif du fait des délais légaux, se prononceraient sur une grève illimitée dès la semaine suivante. Des commentateurs ont suggéré qu’Icelandair avait pu être tentée de recruter. à la place des salariés licenciés, ceux laissés inactifs par la faillite de WOW air, voire des personnels de bord étrangers ; cette volonté n’a cependant jamais été confirmée par la direction elle-même. 

Finalement, il n’en a rien été. Dès l’annonce de la décision d’Icelandair, plusieurs personnalités politiques de premier rang se sont rangées aux côtés des salariés, dont l’ancienne première ministre Jóhanna Sigurðardóttir (Samfylkingin, PSE), elle-même ancienne membre de la direction du FFÍ, qui a qualifié l’action des dirigeants d’« attaque acharnée », de « faux pas incompréhensible » ramenant « le combat social plus d’un siècle en arrière »3. Dans la nuit du 18 au 19 juillet, les deux parties sont finalement revenues à la table des négociations sur invitation du Médiateur de l’État (ríkissáttasemjari) et ont trouvé un accord sur la base d’une version négociée en juin dernier, par rapport à laquelle le FFÍ a obtenu gain de cause sur au moins deux points4. La chef du gouvernement Katrín Jakobsdóttir (Vinstri Græn, NGL), en contact étroit avec le Médiateur, a indiqué avoir défendu une ligne ferme quant à la nécessité pour Icelandair de travailler sur le marché du travail islandais dans le respect des conventions collectives islandaises5. Un accord ayant été obtenu, les licenciements annoncés le 17 juillet ont été immédiatement annulés. Le 20 janvier au matin, les salariés ont adopté de manière définitive le plan négocié par leur représentants pour cinq ans6.

L’affaire, qui risque de dégrader durablement l’image d’Icelandair dans l’opinion publique du pays, se produit dans une période de difficultés financières importantes pour l’entreprise, dont les pertes au seul deuxième trimestre 2020 sont chiffrées entre 13 et 15 milliards de couronnes, soit 84 à 95 millions d’euros, après une baisse de 85 % de son chiffre d’affaires par rapport à 20197. Fin avril 2020, l’entreprise avait déjà licencié près de la moitié de son personnel, soit 2000 employés sur environ 4700, suite aux restrictions dues à la pandémie de Sars-CoV-28. En plus d’une situation financière extrêmement fragile, Icelandair subit les conséquences des interdictions de vol qui pèsent depuis mars sur ses 6 Boeing 737 MAX, auxquels s’ajoutent dix autres appareils commandés mais non encore livrés par l’avionneur. Icelandair a indiqué vouloir mener à bien toutes les négociations en cours avec quinze de ses créanciers, Boeing et les autorités islandaises avant la fin du mois de juillet, soit un mois plus tard que prévu. La directrice financière de l’entreprise a précisé qu’elle n’envisageait pas une conversion des dettes en actions, mais plutôt un allongement des délais de paiement. Alors qu’une nationalisation a déjà été évoquée par la presse, Icelandair tentera d’améliorer sa situation  en août 2020 au travers d’une augmentation de capital à hauteur de 28 milliards de couronnes (177 millions d’euros)9

Mais c’est d’abord du point de vue du droit social que le licenciement de l’ensemble des personnels de bord, puis l’annulation de celui-ci, pose des questions fondamentales. La manœuvre est unique dans l’histoire européenne récente, et a fortiori dans celle de l’Islande. Pour Brynhildur G. Flóvenz, professeur de droit à l’Université d’Islande interrogée par Le Grand Continent  : « Je ne pense pas que la situation légale en Islande soit différente de celle des autres pays d’Europe, ou du moins d’Europe de l’Ouest. Les actions d’Icelandair sont, à mon sens, illégales : elles contreviennent à la loi sur les syndicats et les conflits sociaux n°80/1938, qui, dans son article 4, dispose que les employeurs ne sont pas autorisés à tenter d’influencer les négociations en procédant à des licenciements. » Pour autant, « il est difficile de dire si les actions de la direction d’Icelandair ont eu un effet quelconque sur l’accord final ». En se mettant en grève peu après l’annonce de leur licenciement, les personnels de bord d’Icelandair auraient certes pu tenter d’empêcher la direction d’employer des pilotes à leur place, opération qui se serait alors apparentée à l’emploi, illégal, de briseurs de grève. Étonnamment, pourtant, la légalité du licenciement de l’ensemble du personnel n’a pas été au centre des discussions ayant suivi les annonces de la compagnie, et ne semble toujours pas faire l’objet d’un véritable consensus.

Pour Brynhyldur G. Flóvenz, cette attitude de la compagnie « témoigne de la manière dont les limites de ce qui est considéré comme normal ont été repoussées » au cours des mois et des années passés. Reste que ce qui est perçu par la majeure partie de l’opinion comme un procédé brutal risque fort de se retourner contre Icelandair elle-même : « Les fonds de pension islandais détiennent des parts importantes dans la compagnie ; or ce sont des employés qui sont eux-mêmes propriétaires du capital de ces fonds. Dès lors, les fonds de pension participeront-ils à l’augmentation de capital ? Icelandair fait normalement l’objet d’une certaine bienveillance de la part des Islandais, mais avec son comportement des mois passés et ce dernier épisode, cette bienveillance a été largement entamée. »

Alors que le secteur de l’aviation est touché de plein fouet par les conséquences économiques de la pandémie, fragilisant davantage encore la situation de compagnies déjà aux prises à des difficultés financières, la tension particulièrement accrue au sein de certaines entreprises semble donc près de faire peser sur le dialogue social sous toutes ses formes des menaces existentielles. Symptôme manifeste de cette fébrilité, le syndicat des pilotes de ligne, consulté par la direction d’Icelandair, avait accepté d’assurer la présence en cabine requise pour maintenir l’offre de la compagnie en l’absence des personnels de bord. Si cette position leur a valu d’intenses critiques de la part de leurs collègues, l’essentiel de l’attention des commentateurs – et des salariés eux-mêmes – a porté sur la fin brutale d’une relation contractuelle vieille, dans certains cas, de plusieurs décennies. On le voit : face à la menace d’une cessation d’activités imminente faute d’un accord rapide, les normes conventionnelles de la négociation et les relations entre les parties s’érodent, et les dispositions légales peuvent n’être appliquées que de manière hésitante ou avec retard. Car si les licenciements du 17 juillet peuvent apparaître a posteriori comme une manœuvre destinée à faire pression sur les salariés, le scénario d’un blocage durable aboutissant à terme à la cessation des activités de la compagnie faute de personnel ne pouvait au départ être exclu. Le revirement de la compagnie suite à l’émotion considérable suscitée dans l’opinion et à l’intervention de la puissance publique, menant à un accord dont la direction d’Icelandair semble n’avoir tiré aucun avantage clair – et qui reste l’un des plus généreux d’Europe parmi les entreprises du secteur –, suggère que le plan original, quel qu’il fût, n’a pu être mené à bien. Il démontre aussi le rôle important que continue de jouer l’opinion publique islandaise sur les questions sociales, tout en soulignant la faiblesse des procédures et des garanties sociales conventionnelles dans une période où l’existence même de certaines entreprises est en jeu.

Dans un secteur confronté dans sa totalité à des difficultés économiques majeures, le cas d’Icelandair pourrait bien constituer un précédent. Si ce conflit a finalement débouché sur un rétablissement du status quo ante, il faut garder à l’esprit qu’il opposait un syndicat fort et bénéficiant du soutien de l’opinion publique à une direction fragilisée par l’absence de toute autre option économique crédible – et qu’il n’a fait que dégrader davantage encore la situation générale de la compagnie, affabilissant les liens qu’elle entretenait tant avec la population qu’avec ses propres équipes. Icelandair n’est pas encore sortie d’affaire. Et elle n’est pas la seule dans ce cas.