Comment analysez-vous la transformation du rôle de diplomate durant cette période de crise ? Considérez-vous qu’il y a un avant et un après Covid-19 pour la diplomatie ?
Le sentiment dominant à l’heure actuelle est que le Covid-19 a marqué une accélération des tendances existantes et non un changement de paradigme. La réalité des relations internationales n’a pas fondamentalement changé, elle s’est plutôt durcie, tendue, exacerbée. Dans ce contexte, le rôle du diplomate ne s’est pas non plus transformé mais il s’est adapté tant bien que mal aux contraintes imposées par le virus : le confinement, l’impossibilité de se déplacer, le recours aux techniques virtuelles pour les entretiens ou les réunions.
Ce qui est intéressant et sans doute révélateur c’est de dresser une comparaison sur cette période entre l’action diplomatique et celle de la sphère financière. Si l’on compare ce qui a été fait, par exemple au niveau des différents conseils des ministres de l’Union Européenne, on constate que très tôt dans la crise du coronavirus, les ministres des Finances mais aussi la Banque Centrale européenne et même la Commission Européenne ont su faire des propositions ambitieuses et prendre des décisions à la hauteur des enjeux posés par la crise. Bien évidemment, le plan de relance adopté par le Conseil européen à la mi-juillet s’inscrit de façon encore plus significative dans cet ensemble de décisions qui ont donné le sentiment d’un dispositif européen capable d’agir et de décider malgré les divisions et les affrontements souvent sévères entre les États. Cette capacité d’action est-elle le produit de la crise financière de 2008 et des leçons apprises à cette occasion ? Sans doute pour une bonne partie : la BCE a acquis de cette période là les instruments et l’expérience qui lui ont permis d’intervenir rapidement sur les marchés financiers. Le même constat peut être fait pour le recours au chômage partiel ou les interventions de la BEI.
Dans le même temps, les diplomates européens se sont réunis également, de manière virtuelle eux aussi, et avec une fréquence plus grande qu’auparavant, mais les résultats sont beaucoup plus limités que ceux de leurs collègues des Finances. On peut d’ailleurs constater la même chose aux Nations Unies où le Conseil de sécurité s’est lui aussi réuni régulièrement, toujours de façon virtuelle, pour des résultats tout aussi faibles. Ainsi le secrétaire général des Nations unies a lancé dès le début de la pandémie un appel à un cessez-le-feu humanitaire mais il aura fallu trois mois au Conseil de sécurité pour adopter une résolution appelant à soutenir ce cessez-le-feu. Au demeurant, sur le terrain, cet appel n’a pas eu malheureusement de suite concrète. Pire, si l’on observe les différents théâtres de crise, c’est plutôt l’aggravation des tensions qui a prédominé, comme on l’a vu en Libye ou dans le Sahel. Jean-Yves Le Drian a pu dire que l’après-Covid risquait d’être la situation d’avant en pire. On ne peut pas lui donner tort.
Comment comprendre à quoi tient cette différence entre diplomates et financiers, pour parler sommairement ? L’une des explications (il y en certainement beaucoup d’autres) est probablement lié à l’affaiblissement continu des institutions multilatérales bien avant l’apparition de la pandémie et, en parallèle comme une sorte de corollaire, à la progression de la diplomatie de la puissance avec ses attributs reconnaissables entre tous : le non respect du droit international, la violation des principes humanitaires, la politique du fait accompli. Faute d’avoir trouvé des réponses à temps face à cette lente érosion de l’ordre multilatéral, la diplomatie s’est trouvée impuissante quand la pandémie est arrivée et a accentué les failles du système international.
Peut-on déjà dresser un premier bilan de cette période ?
Un mot préalable avant le bilan pour faire valoir au crédit de la diplomatie que celle-ci a été fortement impactée par la pandémie, puisque tout ce qui constitue son essence même, c’est-à-dire les négociations ou les rencontres physiques, s’est fait pour l’essentiel à travers des entretiens virtuels. Cela a privé les diplomates d’une grande partie de leur boîte à outils. En mode digital, les diplomates peuvent échanger informations, arguments et contre-arguments, mais il est difficile d’entrer virtuellement dans le vif d’une négociation : on a du mal à convaincre et chacun reste sur ses positions. Il est intéressant de noter par exemple que, quand les dirigeants européens ont voulu s’engager dans le cœur de la discussion sur le plan de relance, ils n’ont pu continuer à se réunir virtuellement ; ils ont dû reprendre le chemin de Bruxelles pour un marathon qui a été l’un des plus longs Conseil européen de l’histoire de l’Union.
Si l’on en revient au bilan de cette crise, il est clair que c’est la rivalité entre les États-Unis et la Chine qui domine désormais le paysage international. Cet affrontement s’est exacerbé pendant la crise du virus au point d’être devenu quasi obsessionnel, en tout cas chez les deux protagonistes. Une telle détérioration n’était pas acquise d’avance. Les précédentes épidémies du SRAS ou de l’Ebola ont donné lieu au contraire à une coopération internationale écrite et efficace. Il aurait pu en être de même avec le Covid-19. Mais l’origine du virus à Wuhan, que le Président américain a saisi comme prétexte pour durcir sa stratégie anti-chinoise et la contre-réaction de Beijing qui s’est engagé dans une diplomatie très agressive (les « Wolf Warriors »,) ont provoqué une montée aux extrêmes dont on ne voit plus la fin, en tout cas pour le moment.
À cette confrontation s’ajoute également la réalité des crises qui est loin de s’être améliorée : les combats continuent sur le terrain et les efforts de négociation n’ont pas permis d’avancer comme le montrent les difficultés rencontrées par tous les envoyés spéciaux des Nations unies, en Libye, en Syrie, au Yémen. La tension entre les États-Unis et l’Iran demeure et s’aggrave même dans la mesure où la politique américaine de pression maximale contre l’Iran n’a pas produit ses effets. On pourrait encore ajouter le cas de l’Ukraine, où, malgré les efforts du Président de la République et de la Chancelière allemande à l’occasion du Sommet de Paris en décembre dernier, les choses n’ont pas davantage progressé. Le bilan global n’est donc pour le moment pas particulièrement positif.
Et quel a été le rôle du choc de la digitalisation dans tous ces processus ?
On peut poser la question autrement : que restera-t-il des leçons tirées de la crise du Covid-19 pour ce qui est de la méthode diplomatique ? En fin de compte les diplomates disent deux choses : d’une part, il leur a manqué pendant le confinement les négociations directes et ce qui fait la valeur ajoutée d’une diplomatie, à savoir les contacts personnels, les rencontres présentielles qui favorisent une meilleure écoute de l’autre et peuvent éventuellement permettre de trouver la faille pour faire progresser ses intérêts. Mais, d’autre part, ces mêmes diplomates ont constaté un vrai apport avec le temps gagné grâce aux techniques digitales vis à vis de toute une série de réunions qu’ils tenaient auparavant en « présentiel » et qui les obligeaient à de longs voyages. Beaucoup de diplomates entendent retenir les leçons de cette crise en organisant mieux leur temps de travail et en développant les télé conférences et les télé entretiens, sources d’efficacité et de temps récupéré pour de meilleurs usages. Comment utiliser à l’avenir ce gain de temps efficacement ? Il faudra sans doute mieux différencier l’activité diplomatique entre ce qui peut faire l’objet de contacts et d’entretiens virtuels, et ce qui devra continuer sous forme d’entretiens et de rencontres physiques.
Il faut y ajouter les organisations multilatérales ou encore les négociations de Bruxelles : on a pu ici encore constater que les réunions en virtuel du Conseil de sécurité ou des conseils ministériels de l’Union avaient leurs limites. Les réunions multilatérales resteront donc indispensables ne serait-ce que pour permettre les contacts informels ou les apartés qui demeurent essentiels pour aboutir. Mais il faut espérer que, en ce domaine également, les leçons du virus soient apprises et qu’on puisse mieux faire la part des choses. Moins de réunions ministérielles où l’on se contente trop souvent de rabâcher les mêmes positions, une meilleure préparation des réunions de négociation pour aller sans délai au cœur des divergences, et, surtout, le développement de rencontres informelles et sans ordre du jour pour simplement apprendre à se connaître et à réfléchir aux défis du long terme.
L’un des constats qui peut être fait à propos de la réalité géopolitique actuelle est bien que l’on a perdu le sens stratégique au point que lorsque le Président français appelle à une réflexion sur l’avenir de l’OTAN et de la sécurité européenne, ses propos choquent et semblent mal placés. C’est pourtant ce manque de vision à long terme auquel il faudrait remédier en priorité aujourd’hui. On n’anticipera jamais efficacement une crise comme celle du Covid-19. Le propre des événements qui surgissent brusquement ( les « cygnes noirs ») c’est précisément qu’ils nous surprennent. Mais la chute du mur de Berlin nous a tout autant surpris ; et elle n’a pas empêché les dirigeants de l’époque de trouver rapidement les bonnes réponses et d’éviter une déstabilisation générale. Parmi toutes les raisons qui peuvent expliquer la capacité démontrée alors pour gérer l’inattendu il y a eu cette vision commune, certainement en franco-allemand mais aussi avec l’allié américain, de ce que devait être le nouvel équilibre de sécurité en Europe. Et cette vision s’est nourrie de longues conversations entre ces dirigeants au fil des ans et avant même les événements de 1989. C’est cette pratique là qu’il faudrait retrouver en la renouvelant bien évidemment pour l’adapter aux réalités d’aujourd’hui.
Y a-t-il eu aussi une reformulation des priorités au niveau de l’agenda diplomatique ?
On observe actuellement que, peu à peu, après le premier effet de souffle provoqué par la pandémie et le confinement brutal qui a suivi, la diplomatie a retrouvé assez vite ses marques et repris son chemin d’avant.
La conséquence est toutefois que, sur les grandes crises, les difficultés étant restées les mêmes et, parfois même, ayant empirées, l’agenda diplomatique n’a pas évolué de manière significative. Les principales crises internationales sont toujours là et n’ont pas trouvé de solution. Certaines sont devenues plus complexes comme la Libye, d’autres stagnent comme la Syrie ou l’Ukraine, pendant que la rivalité américano-chinoise risque peu à peu de devenir la toile de fond de tous ces affrontements.
Si l’on s’en tient aux seules réunions des ministres des Affaires étrangères de l’UE, tous les dossiers des crises ont été discutés pendant la pandémie et tous sont restés en l’état. Il n’y a eu en revanche aucune prise de position marquant un progrès significatif de la diplomatie européenne, aucune innovation. On a pu noter deux ou trois déclarations intéressantes dont une communication sur l’avenir du partenariat entre l’Europe et l’Afrique mais aucun n’a constitué de réelle percée conceptuelle. Ce n’est pas une critique mais simplement un constat.
Pourrait-on aller jusqu’à conjecturer que le monde multilatéral issu de la Seconde guerre mondiale se fonde sur les infrastructures ? Y a-t-il un aggiornamento infrastructurel et technologique ?
Les fondements de la crise du multilatéralisme préexistent à la crise du virus. Ils trouvent leur origine dans une nouvelle forme d’action diplomatique qui remet fondamentalement en cause les principes, les valeurs et l’ensemble des règles de droit qui étaient à la base du système multilatéral. C’est ce qu’on appelle communément la politique diplomatie de la puissance.
On retrouve la présence, aujourd’hui, d’acteurs globaux qui établissent leur présence sur la scène internationale par l’usage de la force et l’ignorance du droit international sous ses diverses formes : principes de la Charte des Nations Unies ou du droit international humanitaire, résolutions du Conseil de sécurité, arrêts de la Cour de Justice Internationale, décisions d’arbitrages…
Si le système multilatéral était donc déjà mal en point avant le Covid-19, qu’en est-il maintenant ?
Il l’est plus encore aujourd’hui. Peut-on espérer faire bouger les lignes en retenant certaines des méthodes de travail découvertes à l’occasion du virus ? Il faut évidemment essayer d’améliorer les choses. Mais si on veut remettre sur pied l’ordre multilatéral il faudra aller bien au-delà des quelques leçons apprises au moment du confinement, autour de l’usage du virtuel.
Ce qui est en jeu relève d’une réflexion bien plus vaste sur les raisons qui ont conduit à ce développement de la politique de puissance et sur les moyens d’y porter remède. Sur les causes, tout a été dit du monde multipolaire, de sa complexité, de l’impact des nouvelles technologies ou de l’instabilité presque structurelle de l’ordre mondial qui a fait suite à la fin de la guerre froide. En revanche, sur la ou plutôt les méthodes pour y remédier, beaucoup reste à dire et à faire. J’évoquais plus haut l’absence de dimension stratégique dans la conduite de la politique étrangère de nombreux pays qui aspirent à un rôle de premier plan. On peut aussi mentionner la nécessité pour l’action diplomatique d’avoir une gestion complètement différente du temps. Comment essayer de prendre les crises dès leur origine ? Trop souvent les diplomaties ont eu tendance à vouloir donner du temps au temps avec l’espoir de réduire les intransigeances et faire évoluer les esprits.
On peut se demander si cette stratégie est encore valable, dans un monde qui s’accélère de plus en plus, n’est plus polarisé autour de deux grandes puissances comme au temps de la Guerre froide et qui est devenu un monde multipolaire où tout pays concerné par une crise n’entend plus rester sur la touche dès lors qu’il estime ses intérêts nationaux en jeu. Donner du temps au temps, c’est bien souvent perdre très vite le contrôle de crises aux ramifications de plus en plus complexes, tout particulièrement au Moyen Orient. Espérer que les choses s’arrangent avec le temps est devenu un pari risqué et qui se révèle, notamment en Syrie ou en Libye, perdu d’avance.
On a aussi l’impression que si le multilatéralisme échoue, ou qu’il est en crise, les structures que propose le système multilatéral peuvent servir les jeux de puissance : l’exemple de la Chine à l’OMS le montre, entre autres. Il n’y aura cette année pas d’assemblée générale des Nations unies : or c’est un moment offrant l’opportunité à beaucoup de mener des rencontres multilatérales. Pensez-vous que tout cela, ce que la crise a induit au sein du multilatéral, peut avoir un effet nocif à ce niveau ?
Oui, en effet. Une Assemblée générale virtuelle fera perdre toutes les occasions de rencontres sur place, qui sont très utiles. Cette année est en plus l’année du 75ème anniversaire des Nations unies dans le cadre de laquelle le président français suivi par le président Poutine a lancé l’idée d’une réunion du P5 1 qui aurait pu précisément se tenir à New York en marge de l’Assemblée générale. Ce projet de sommet du P5 constitue à sa manière un premier pas pour sortir de l’impasse dans laquelle la diplomatie de puissance entraîne l’ordre multilatéral. On le voit, le Covid-19 bouscule à sa manière la grammaire de la diplomatie internationale.
Au-delà, faut-il craindre que la crise du virus accentue les jeux de puissance au sein des organisations multilatérales ? C’est probable, mais là encore, cette influence croissante des puissances ne date pas de la pandémie. La Chine a entamé son travail d’influence depuis plusieurs années. Et, de manière générale, cette politique de présence s’est accentuée au cours des dernières avec la volonté de nombreux pays de ne plus accepter la part trop grande faite aux pays occidentaux. Ce mouvement « anti West » n’a pas attendu le coronavirus pour se développer.
Que pensez-vous de la métaphore de Nouvelle Guerre froide pour désigner la rivalité sino-américaine ?
Le concept de nouvelle Guerre froide appliqué cette fois-ci aux États-Unis et à la Chine correspond bien au type de confrontation que l’on observe aujourd’hui entre ces deux puissances globales et qui a pris un tour universel dès lors que les deux protagonistes demandent à chacun de prendre position pour l’un ou l’autre. Il est intéressant d’ailleurs d’observer que cette rivalité sino-américaine ouvre également un débat sur un possible renouveau du non-alignement. On voit cette discussion apparaître chez les Européens, tiraillés entre leur alliance historique avec les États-Unis et leur souci de ne pas se couper totalement des Chinois. Un même débat se présente également dans des pays encore attachés au statut de non-aligné comme l’Égypte dont on se souvient du rôle dans les années 1950, à la conférence de Bandung.
Ce qui est nouveau dans la confrontation entre Chine et Amérique est que celle-ci, à la différence de l’ancienne Guerre froide est devenue aujourd’hui multidimensionnelle. Elle englobe bien davantage de facettes que ce n’était le cas avec l’Union soviétique. Au fond, l’Union soviétique hier, la Russie aujourd’hui n’ont jamais pu prétendre à devenir une puissance économique rivale de la puissance américaine. Avec la Chine, les enjeux sont bien plus vastes.
Aujourd’hui, la rivalité entre les deux puissances porte sur tous les fronts : militaire et stratégique, commercial, technologique, politique évidemment comme on le voit avec la crise de Hong Kong. Avant la pandémie, le Président Trump utilisait avant tout les droits de douane pour s’opposer à la Chine ; désormais il applique toute la panoplie des sanctions : sanctions personnelles, économiques, financières, retrait des organisations multilatérales jugées trop ouvertes aux intérêts chinois.
On ne peut que constater, en tout cas, qu’on est pris dans un affrontement qui va continuer et dominer l’actualité diplomatique pendant longtemps. Il est manifeste que l’Amérique va garder pour longtemps la question chinoise à l’agenda de sa diplomatie. C’est en outre un dossier sur lequel il y a un vrai consensus aux États-Unis entre Républicains et Démocrates. On ne gagne pas de voix à se montrer modéré sur ce sujet-là aux États-Unis. Cette véritable obsession est aujourd’hui une question presque existentielle pour les Américains, tous partis politiques et classes sociales confondus : celle de savoir si la primauté américaine pourra continuer à prévaloir dans le monde.
L’autre métaphore qui accompagne le quotidien des sphères diplomatiques ces jours-ci est celle d’un ordre multilatéral de moins en moins efficace, qui ressemblerait de plus en plus à la Société des Nations de l’entre-deux-guerres. Trouvez-vous cette comparaison pertinente ?
À certains égards oui, mais la SDN n’a jamais vraiment décollé. Les Nations unies en revanche ont connu une période faste pendant de longues années. C’est plus récemment que l’ordre multilatéral se cherche, depuis la fin de la Guerre froide en réalité. Il a pu y avoir encore quelques succès de la diplomatie multilatérale au cours des récentes années mais ils ont été en général incertains : la médiation au Kosovo de l’ancien président finlandais Ahtisaari 2 ou l’accord sur le programme nucléaire de l’Iran en 2015 remis en cause depuis lors par le Président américain.
La question qui se pose est finalement celle du chemin pour y revenir, celle de la méthode à suivre. Comment redonner de la vigueur à la diplomatie onusienne ?
Cela mériterait d’amples développements. Beaucoup d’observateurs pensent qu’il faut commencer par une réforme de la gouvernance des Nations unies. Dans un système qui date de 1945 et qui a fait la part belle aux nations sorties vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, il devient urgent de prendre en compte les nouvelles réalités internationales. Le constat est à peu près partagé par tous mais c’est en réalité la réforme la plus difficile à concevoir dès lors que toute proposition se heurte à trop d’intérêts divergents. Tout le monde ou presque est d’accord sur ce constat.
Précisément, outre la Nouvelle guerre froide et l’idée d’un ordre mondial « à la SDN », une troisième idée circule beaucoup en ce moment : celle d’un retour de l’État…
Est-ce vraiment un retour ? Les États ont toujours été là au cœur du multilatéralisme et ils ont toujours su défendre âprement leurs intérêts. Ce qui a fait la force de l’ordre multilatéral onusien comme européen, c’est que les États ont accepté de se soumettre à la règle de droit. Aujourd’hui un nombre croissant d’entre eux s’éloigne de plus en plus de ce principe de base. On l’observe de manière évidente au sein de l’Union chez plusieurs États membres. On le voit aux Nations Unies où les principes du droit international sont de plus en plus ignorés. À mon sens, c’est moins le retour de l’État que la relégation de l’esprit du droit qui est en cause.
Sur de nombreux dossiers, à commencer par celui de la gestion du Covid-19, la Chine comme les États-Unis font preuve d’une certaine mauvaise foi. Quelle pourrait être la position des pays européens par rapport à cette nouveauté dans les rapports entre les deux grandes puissances internationales actuelles ?
Face à cette nouvelle guerre froide, l’Europe est confrontée, me semble-t-il, à un problème de deux types : l’un est de positionnement, l’autre de méthode.
Sur le positionnement d’abord qui pose en réalité la question de l’alignement de l’Europe. Comme on le sait, l’Europe a reconnu publiquement l’an passé l’existence d’une rivalité systémique avec la Chine. Cette prise de position publique un an avant la pandémie a donc inscrit la relation de l’Europe avec la Chine dans un partenariat qui n’était plus de complaisance. La diplomatie plus agressive de Beijing autour de la crise du virus n’a fait que renforcer cette tendance et la reprise en main de Hong Kong a toute chance d’accentuer le tournant pris l’an passé. Dans le même temps, les Européens reconnaissent qu’ils sont membres d’une même alliance avec les États-Unis et qu’ils doivent la préserver. Pour autant, ils ne cachent pas leur désaccord avec nombre de décisions prises par le Président américain dans son affrontement avec la Chine, notamment le retrait de l’OMS. C’est donc cet équilibre délicat qu’ils vont devoir préserver, en tout cas jusqu’aux résultats de l’élection présidentielle américaine si jamais M. Biden devait être élu. On aurait tort de penser que l’Europe, à cause de ses intérêt économiques, cherchera à tous prix l’équidistance entre les deux puissances. Ce sera plus compliqué que cela.
Ma deuxième remarque porte sur la place du multilatéralisme dans cette confrontation, et sur son apport éventuel dans la recherche d’une solution. Dans cette rivalité entre ces deux acteurs globaux, il est évident – du moins dans le cadre de l’actuelle administration Trump – que les États-Unis veulent résoudre ce différend de façon bilatérale. Quand les Européens ont proposé, à plusieurs reprises, de travailler ensemble avec les États-Unis sur le dossier commercial en faisant valoir qu’ils avaient le même agenda et partageaient très largement les mêmes reproches à l’adresse de la Chine, le président américain a toujours refusé. Pour lui, il s’agit d’une affaire bilatérale, d’un face-à-face avec Beijing. La Chine a, quant à elle, toujours adopté une attitude différente. Elle s’est volontiers placée dans le contexte multilatéral mais un multilatéralisme refaçonné et réaménagé pour les intérêts chinois. Les discussions en matière commerciale que les Européens conduisent actuellement avec la Chine le montrent bien : tout le chapitre des négociations avec Beijing sur un travail commun pour une réforme de l’OMC n’avance pas. L’objectif d’un multilatéralisme rénové dans le domaine économique et commercial fait donc partie de nos divergences avec la Chine.
Ce différend commercial a toute chance de se compliquer avec les retombées économiques de la crise du virus dans des secteurs appelés à rencontrer de grandes difficultés et à subir une concurrence accrue. La question sera alors de savoir si ces négociations peuvent se tenir à l’intérieur du système multilatéral actuel – ce qui est le choix des Européens –, et si elles peuvent déboucher sur un ordre multilatéral rénové qui aura su trouver sa place hors de l’option américaine ou de la vision chinoise, et qui sera une troisième voie réunissant l’Union européenne et des pays comme l’Inde, le Japon et l’Australie par exemple, c’est-à-dire des partenaires partageant cette approche d’une voie médiane plus raisonnable.
Quel serait alors le vecteur principal de ce nouvel ordre ? Où y aurait-il une interaction ?
Le vecteur principal de ce nouvel ordre sera probablement l’OMC autour de la question de savoir si on peut sauver le soldat OMC et, si tel est le cas, comment le rénover. C’était déjà l’objectif avant la crise sanitaire ; cela l’est davantage encore aujourd’hui, mais dans un contexte économique sérieusement impacté par la crise.
Dans ce contexte-là, la voie américaine, consistant à retrouver une position dominante par le truchement d’une guerre commerciale à coups de hausse des tarifs douaniers voire de sanctions, d’abord avec la Chine, demain avec l’Europe, cette voie-là n’est évidemment pas celle des Européens. Pour sa part, la Chine prône un autre multilatéralisme faisant la part belle à ses propres intérêts, soit en passant par les institutions multilatérales existantes où elle s’efforce d’établir une position dominante, soit en créant des organisations nouvelles dans le cadre notamment des Nouvelles routes de la Soie, avec de nouvelles institutions financières ou de nouvelles enceintes, comme celle du « 17+1 » 3. Demeure enfin la troisième voie, celle que préconisent les Européens, qui est de prendre l’OMC telle qu’elle existe, et de la rénover de façon à prendre en compte les nouveaux défis du commerce mondial post-Covid qu’il s’agisse de la diversification de la globalisation à travers les nouvelles chaînes de valeur ou d’une meilleure protection de nos industries stratégiques.
Sources
- Les cinq chefs des États et gouvernement des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.
- En février 2007, Martti Ahtisaari est désigné envoyé spécial de l’ONU par Kofi Annan pour négocier avec les Albanais et les Serbes sur la question du statut du Kosovo. Il propose de donner l’indépendance au Kosovo sous supervision internationale. La Russie ayant mis son veto, le rapport Ahtisaari n’a pas reçu l’approbation du Conseil de sécurité, mais c’est sur la base de ce rapport que les institutions provisoires du Kosovo déclarent leur indépendance.
- Veron Emmanuel, « 17+1, un outil au service de politique extérieure européenne de Pékin défiant l’UE ? », Le Grand Continent, 7 janvier 2020.