Lors d’une visite du président Abdelmajid Tebboune, le 2 juin, au ministère de la défense nationale à Alger, le général-major Said Chenegriha a «  hautement valorisé  » le contenu de l’avant-projet de révision constitutionnelle présenté le 8 mai par le chef de l’Etat, tout particulièrement «  en ce qui concerne la possibilité de l’intervention de l’Armée Nationale Populaire (ANP) en dehors des frontières nationales.  » Cet énième toilettage de la constitution de 1976 perpétue la confusion des pouvoirs au profit d’un homme providentiel, flatte le peuple et consacre le rôle de l’armée dans sa contre-révolution du Hirak.

Mais pourquoi introduire un tel article alors que l’Armée Nationale Populaire (ANP) ne s’est jamais interdite d’intervenir hors des frontières algériennes notamment en Egypte en 1967 et 1973, et au Sahara Occidental en 1976 ? Les forces de sécurité algériennes sont, quant à elles, intervenues à de multiples reprises pour faire relâcher des otages au Liban et, plus récemment dans l’est de la Libye pour exfiltrer un commando français qui était tombé dans une embuscade en Cyrénaïque. Le nouvel article de la constitution, qui a été endossé par la revue militaire de l’ANP, El Djeich, interpelle d’autant plus que l’Algérie est la grande absente de la crise libyenne depuis 2011, la pire crise dans le Nord-Ouest de l’Afrique et celle déclenchée par la Marche Verte en 1975 (du Maroc vers le Sahara espagnol).

Cette absence contraste avec le rôle décisif du président Nicolas Sarkozy en 2011, qui fit de la France, rapidement suivie par le Royaume Uni et les Etats Unis, le fer de lance de l’opération militaire appuyée par l’OTAN pour contrer les menaces de Mouammar Gaddafi envers les habitants de Benghazi. L’ANP perdit à ce moment une occasion qui ne se représentera pas d’influer sur le cours des évènements en Libye. En février 2011, l’Algérie avait toutes les cartes qui lui aurait permis d’influencer Gaddafi : ses forces militaires, dont une aviation de chasse importante, une bonne relation avec les tribus de l’ouest libyen, et une diplomatie possédant une excellente connaissance de la région. Mais le président algérien Bouteflika se révéla être un piètre tacticien, Sarkozy le prenant de vitesse.

Déjà malade, surestimant ses modestes capacités de stratège, Abdelaziz Bouteflika n’avait eu de cesse, depuis son élection en 1999, d’écarter les officiers militaires compétents, d’où la nomination Ahmed Gaïd Salah comme chef d’Etat-major en 2002 et sa lutte acharnée pour démanteler la Direction du Renseignement et de la Sécurité, dirigée par le Général Touffik Médiene depuis 1990. Le ministère de l’Energie était affaibli par onze années de gestion corrompue de Chakib Khelil. De nombreux hauts fonctionnaires intègres et qualifiés furent remerciés et remplacés par courtisans du clan Bouteflika, dirigé par le chef d’Etat de l’ombre qu’était le frère du président, Saïd Bouteflika. Le Forum des Chefs d’Entreprises subit le même sort.  

La nomination de Ramtane Lamamra comme ministre des Affaires étrangères en 2013 ne permis pas à l’Algérie d’éviter d’être marginalisée sur le dossier Libyen ou d’autres pays, notamment par les Emirats Arabes Unis et le Qatar, ou encore la France et la Turquie qui s’étaient montrées très actives. Peu de diplomates connaissent aussi bien les dossiers africains que Ramtane Lamamra, ancien ambassadeur aux Nations Unis, à Washington et à l’Organisation de l’Unité Africaine. Invité en avril par le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, à devenir l’envoyé des Nations Unies en Libye, sa candidature provoqua un veto des Etats Unis et des Emirats Arabes Unis. Rien n’illustre mieux la perte de prestige et de poids diplomatique de l’Algérie dans l’arène internationale que l’impossibilité d’imposer cette nomination.

L’époque lors de laquelle la diplomatie algérienne jouait un rôle clé dans la défense des droits du peuple palestinien, et pour la promotion d’un nouvel ordre économique mondial dans les années 1960, est passée aux oubliettes de l’histoire. Ne sont que de lointains souvenirs, l’époque lors de laquelle la diplomatie algérienne apportait une contribution essentielle à la libération des diplomates américains détenus en otage à Téhéran en 1981, ou encore celle lorsqu’elle perdait son brillant ministre des Affaires étrangères, Mohammed Saddik Benyahia, dans un avion abattu par Saddam Hussein, alors qu’il tentait de négocier la fin de la guerre Iran – Irak en 1982.  Les deuxième et troisième présidents de l’Algérie, Houari Boumediene (1965-1978) et Chadli Bendjedid (1979-1992), doivent se retourner dans leurs tombes à contempler le délitement de la direction de l’ANP et de la diplomatie algérienne.

L’attaque, sans précédent, du champ de gaz de Tiguentourine en janvier 2013, par un commando venu de la Libye voisine, força l’Algérie à un redéploiement massif de son armée du front Ouest au front Est. Des dépenses considérables furent engagées pour sécuriser les frontières sahariennes de l’Ouest et du Sud, fragilisées par la crise sans fin en Libye et celle, multiforme, qui frappe les voisins du Sud, dont le Mali. Cette augmentation des dépenses fut rendue possible par le cours élevé du baril mais pose aujourd’hui problème. L’Algérie peut-elle couper son budget civil de 50 % et laisser intact son budget militaire qui représente un quart des dépenses du budget ? A quoi sert-il de collectionner des tanks, des avions de combat, des véhicules blindés et des garde-côtes par centaines, si ce n’est pour n’avoir aucune influence sur le sort d’un pays qui impacte directement sur la sécurité algérienne ?

Les deux pays dont l’influence sur la politique intérieure algérienne pèse le plus sont la France et la Russie. Ni l’une ni l’autre ne virent d’un bon œil la montée du Hirak, de la contestation populaire qui, jusqu’au confinement dû au Covid-19, jeta des millions d’Algériens de tous âges dans la rue pour demander plus de démocratie. La France soutint la cinquième candidature de Bouteflika jusqu’au dernier jour avant que celui-ci ne fut lâché par l’armée ; elle apporta son plein appui à Gaïd Salah, qui devint jusqu’à sa mort à la fin de l’année dernière, l’homme fort de l’Algérie et un farouche opposant au Hirak. Ancien sergent de l’armée française, ce que sa biographie officielle ne dit pas, Gaïd Salah fait partie de ces nombreux officiers et grands entrepreneurs que la France peut influencer, sinon manipuler, par ce qu’elle détient des informations sur tel ou tel dossier de corruption, entre autres économiques, lié aux contrats nombreux que les entreprises algériennes et l’ANP concluent avec des fournisseurs étrangers.

Depuis plus d’un an, la France fait pression sur l’Algérie pour qu’elle engage des troupes au Mali dans un conflit qui piétine. Ce conflit est généralement présenté comme une lutte contre al Qaeda, mais ceux qui connaissent le Mali et les autres pays du Sahel savent que les causes en sont multiples – tribales, économiques, climatiques etc. Le cadre de la politique dite de «  France – Afrique  » qui régit, depuis les indépendances il y a soixante ans, les rapports de la France avec ses anciennes colonies ont peu fait pour promouvoir la bonne gouvernance. Ici comme ailleurs dans la région, la France et les Etats Unis disent lutter contre al Qaeda. Soit, mais ces pays ne dénoncent jamais les sommes considérables que l’Arabie Saoudite dépense depuis une génération pour financer les mouvements salafistes.

De même en Libye, la France s’inquiète des conséquences des migrations illégales vers l’Europe, et de l’influence du mouvement des Frères Musulmans sur le gouvernement de Tripoli  ; mais elle se trouve alliée avec le Marechal Haftar dont les Emirats Arabes Unis sont un soutien important. Les ventes d’armes aux Emirats semblent dicter la politique française en Libye. Si dans le pays voisin, en Algérie, la France réussit à prévaloir sur le commandement de l’ANP pour que celle-ci envoie des troupes au Mali, toute action de ce genre sera interprétée comme une politique néocoloniale par des millions d’Algériens.  A Alger, nombreux seront ceux qui verront de telles troupes comme des supplétifs de l’armée française, comme ceux qui se battaient au Vietnam dans les années 1950 et pendant les deux guerres mondiales en Europe. De nombreux officiers algériens sont inquiets car, à leurs yeux, une telle possibilité ne pourrait que rabaisser leur pays.

Certains observateurs, à Bruxelles et dans d’autres capitales européennes, craignent que l’Union Européenne ne «  perde  » l’Algérie.  Ils notent que la Chine et la Turquie ont un volume d’investissements plus élevé en Algérie que toutes les compagnies européennes. La nouvelle route de la soie est toute tracée sur le flanc sud de la Méditerranée occidentale. Le poids de la Chine et de la Turquie va croissant en Algérie.

L’incapacité de l’Union Européenne à peser sur le dossier palestinien depuis une génération, son incapacité stratégique face aux crises syrienne et libyenne, expliquent pourquoi elle ne pèse guère diplomatiquement et militairement en Méditerranée orientale et centrale. La France fait cavalier seule en Libye, les Anglais ayant disparu de la scène et soutiennent Haftar à la fureur des Italiens.  Ce manqué d’unité laisse le champ libre à la Russie, à la Turquie et aux Emirats. En Méditerranée occidentale, l’appui sans faille de la France au Maroc sur la question du Sahara Occidental, la prive, ainsi que l’UE, de toute influence stratégique. Seuls les Etats-Unis ont, à deux reprises et par l’intermédiaire de l’ONU, tenter de nouer un dialogue entre le Maroc et l’Algérie. Cette absence de stratégie risque de couter très cher à l’UE et en particulier à la France en Méditerranée occidentale.

Une armée qui fait la guerre à son peuple, comme c’est le cas en Algérie aujourd’hui, ne peut mener une politique étrangère hardie d’où l’absence de sa puissance militaire dans la crise libyenne, sans précédente à l’époque contemporaine en Méditerranée centrale. L’Algérie elle, n’a pas repensé sa doctrine militaire depuis l’époque du brillant chef d’Etat-major Mostefa Belloucif, ou du vrai stratège qu’était Mohamed Yazid, directeur de l’Institut de Stratégie Globale à Alger à l’époque du président Chadli. L’ancien ambassadeur du FLN auprès des Nations Unies à l’époque de la guerre de libération, était une pointure telle qu’il n’en n’existe plus à Alger aujourd’hui. Les officiers supérieurs se disputant les prébendes, sont sourds aux demandes pressantes pour plus de démocratie et moins de corruption qui viennent de millions d’Algériens, tout comme leurs vis-à-vis civils qui sont incapables de penser de vraies réformes économiques, comme le firent leurs ainés dans Les Cahiers de la Réforme en 1989. Au lieu de cela, ils se dévorent entre eux, ouvrant leurs pays à des influences étrangères qui, si elles parviennent à leurs fins, n’offriront aucune stabilité durable au pays et au Nord-Ouest de l’Afrique.

Il y a fort à parier, dans ces circonstances, que malgré son équipement moderne, et malgré la qualité de la majorité de ses officiers et soldats, l’ANP ne devienne une force d’appoint à la France dans la région. On pourrait alors conclure que l’ANP a perdu la légitimité historique que l’Armée de Libération Nationale (ALN) avait si chèrement acquise entre 1954 et 1962.