L’espace Indo-Pacifique est le socle d’une stratégie promue par le Quadrilateral Security Dialogue, ou « Quad ». En 2007, un discours du Premier Ministre japonais Shinzô Abe devant le Parlement indien a lancé cette alliance, qui consiste en un dialogue stratégique informel entre le Japon, les États-Unis, l’Inde et l’Australie. En novembre 2017, lors du sommet de l’ASEAN à Manille, les leaders de ces quatre pays se sont rencontrés et ont convenu de relancer cette initiative entre-temps délaissée, notamment en raison des tensions irrésolues en mer de Chine méridionale. Au sein de ce quatuor, cœur battant de la promotion de l’espace Indo-Pacifique, le Japon est particulièrement actif, prenant soin de renforcer ses relations avec ses partenaires, les États-Unis en tête.
L’archipel est à l’origine de cette résurgence du Quad et tient donc une place de premier plan dans la promotion d’une Free and Open Indo-Pacific Strategy, une des priorités officielles définies par le Ministère des Affaires étrangères japonais. Il s’agit ainsi d’élaborer un contrepoids face à la Chine, qui suit une politique ambitieuse de rayonnement mondial en séduisant un grand nombre de pays non occidentaux désireux d’une place sur l’échiquier des puissances internationales. Sa Belt and Road Initiative – ou nouvelles routes de la soie en français – en est le cœur et promeut l’ambition ultime de proposer un nouveau mode de gouvernance internationale. Les États-Unis, dans ce quatuor Indo-Pacifique, sont essentiels, du fait de leur poids historique dans la région, leur influence et leurs liens avec nombre de pays de la zone. 1
Mais alors, quel intérêt les États-Unis pourraient-ils trouver dans cette alliance ? Washington souhaite préserver une liberté de navigation absolue. Le transit commercial, par le détroit de Malacca notamment, mais surtout le transport des troupes militaires au Moyen-Orient, nécessitent en effet une voie sécurisée à travers les deux océans. La présidence Trump a saisi ce concept en faisant de la Free and Open Indo-Pacific Strategy le nom de sa politique extérieure en Asie orientale. Le terme est devenu de plus en plus adopté, jusqu’à perdre une partie de son sens. En juin 2019, l’ASEAN se dote d’une « vision » indo-pacifique (ASEAN Outlook on the Indo-Pacific). Mais y a-t-il un consensus sur le contour géographique du concept ? Le vocabulaire adopté par ce document évite tout sous-entendu anti-chinois. On peut néanmoins questionner cette appropriation d’un terme utilisé par le Japon au regard des réelles capacités de l’administration américaine depuis 2016, comme évoqué plus loin.
Les intérêts du Japon
Dans son discours devant le Parlement indien, Shinzô Abe mentionne clairement « la confluence des deux mers », à travers un « couplage dynamique » des océans Indien et Pacifique. Le Premier Ministre japonais considère que son pays et l’Inde ont la capacité, mais aussi la responsabilité, de mettre en œuvre une « Asie élargie ». Ainsi, se profile déjà le dessin d’un sous-ensemble Indo-Pacifique dont les puissances japonaise et indienne seraient les principaux supports.
Shinzô Abe décrit cette « Asie élargie » comme englobant tout le Pacifique, et incluant par là même les États-Unis et l’Australie, tandis que la Chine n’est pas mentionnée. Ce Quadrilateral Security est plusieurs fois associé à la défense de valeurs de liberté, de droits fondamentaux de l’humain, de transparence et de prospérité, autant de notions que les États-Unis imposent dans les textes des différents accords qu’ils signent et qui indiquent que le Japon estime la participation de Washington incontournable.
Cette résurgence du Quad est au cœur d’une stratégie d’alliance pour faire face à une prépondérance chinoise dans la région. Une stratégie d’espace Indo-Pacifique libre et ouvert, qui permettrait non seulement au Japon d’affirmer son statut de puissance et de référent en Asie, mais aussi d’élargir son influence en Afrique. Le Ministère des Affaires étrangères considère notamment l’ASEAN comme une zone clé pour la réalisation de cette stratégie. Toutefois, il est possible de questionner l’efficience du Quad, qui reste une structure floue. Pour Dhruva Jaishankar 2, il faudrait minimiser l’importance du Quad, « simple dialogue mené par les fonctionnaires des Affaires étrangères ». Il s’agirait surtout, en dehors des réunions officielles, que des engagements se mettent en place pour la coopération en termes de renseignement et pour l’interopérabilité des équipements.
À travers cette Free and Open Indo-Pacific Strategy, l’objectif est de renforcer les liens avec l’Asie et l’Afrique, prioritairement à travers des aides humanitaires, sécuritaires, à des échanges commerciaux et à des infrastructures. On peut constater une volonté de s’affirmer sur une ligne d’expansion à travers le continent africain déjà empruntée par la Chine.
Créer un contrepoids face au projet mondial de la Chine
C’est à ce projet de la BRI que le Japon cherche à s’opposer. Cette initiative des routes de la soie est le socle du développement de l’influence chinoise sur terre et sur mer. En parallèle en Asie, le conflit en mer de Chine méridionale cristallise les ambitions hégémoniques chinoises, la Chine revendiquant 90 % de la zone et utilisant sans hésitation des rapports de force à son avantage. Le Ministère des Affaires étrangères japonais renouvelle en novembre 2019 sa responsabilité et son intention de promouvoir un espace régi par des règles, le libre-échange et la libre navigation. L’archipel mentionne également comme pilier de cet espace la prospérité économique à travers notamment des infrastructures de haute qualité répondant aux normes internationales, l’éducation et l’harmonisation des règlementations. En troisième pilier, la paix et la stabilité : assistance humanitaire, lutte contre la piraterie, opérations de maintien de la paix… Mais le Japon insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’établir un nouveau système, mais bien de développer plus avant les règles et la coopération actuelles. Une manière de suggérer une position affirmée du Japon comme puissance de premier plan dans sa région, et qui confirme la volonté de Shinzô Abe de développer la capacité de défense japonaise, particulièrement face à la Chine qui a plus que doublé ses dépenses militaires en 10 ans, bien que ces chiffres soient à considérer avec précaution.
Il serait impossible d’affirmer une quelconque prépondérance face à Pékin en n’agissant qu’au niveau régional, la politique étrangère chinoise étant résolument mondiale. Toujours dans le cadre de la BRI, en parallèle des prétentions territoriales en mer de Chine méridionale et en Afrique, l’alliance de la Chine avec le Pakistan lui ouvre notamment des portes sur l’océan Indien. Des liens renforcés avec l’Inde pourraient permettre au Japon de créer un contrepoids dans cet espace.
Par cette politique internationale active, le Japon cherche avant tout à résoudre des questions de politiques intérieures dont sa stabilité dépend. Sa nature insulaire a créé un réflexe de protection, qui a souvent rimé avec une fermeture plus ou moins importante à l’extérieur. Aujourd’hui, le gouvernement nippon a compris qu’il était indispensable d’ouvrir et d’élargir sa politique extérieure afin de mieux compenser ses faiblesses. Il doit notamment défendre la souveraineté d’une ZEE de 4,4 millions de kilomètres carrés, composée de plus de 6800 îles dont seulement 430 sont habitées. Au-delà de cette problématique essentielle, le point crucial reste sans nul doute l’approvisionnement énergétique pour un pays qui importe 87 % de son pétrole au Moyen-Orient, malgré ses efforts pour diversifier son bouquet énergétique, pétrole représentant 40 % du mix énergétique japonais. Le Japon est donc très vulnérable sur ce plan. Le port pakistanais de Gwadar, où la Chine investit 1,62 milliards de dollars dans le cadre des routes de la soie, pourrait être un élément-clé pour utiliser cette faiblesse japonaise.
Une présence américaine incontournable pour le Japon
Le Japon avait déjà placé de grands espoirs dans le Transpacific Partnership (TPP), sous le mandat Obama. Cet accord de libre-échange, le plus large du monde, posait la perspective de standards commerciaux occidentaux en Asie-Pacifique, et donc un relatif équilibre avec la Chine. Le bilan de ce projet s’est cependant révélé largement en demi-teinte à la fin de la présidence Obama, et Donald Trump a ensuite retiré son pays de l’accord. Même si le Japon a défendu la signature d’un TPP sans Washington, il est indéniable que la portée en sera largement moindre. Mais dans le cadre des tensions économiques avec la Chine, les États-Unis ont fini par mettre en place plus tard en octobre 2018 un BUILD Act (Better Utilization of Investments Leading to Development), législation bi-partisane consistant en une forte aide au développement pour les petites et moyennes puissances de la zone indo-pacifique et mutualisant l’OPIC (Overseas Private Investment Corporation) et l’USAID dans une même structure.
En outre, une résurgence du Quad, et plus largement d’un espace Indo-Pacifique libre et ouvert doit donc se faire avec l’action des États-Unis afin de réellement faire contrepoids. Washington demeure la première puissance mondiale, disposant du premier budget militaire au monde – très loin devant la Chine en seconde position. L’alliance Japon-États-Unis, étroite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est un pilier dans la diplomatie japonaise avec 54 000 soldats américains stationnés de manière permanente et un « parapluie nucléaire ». Dans son Diplomatic Blue book 2019, le Japon mentionne l’alliance nippo-américaine comme majeure et d’une « solidité sans précédent », travaillant au renforcement d’un espace Indo-Pacifique libre et ouvert. L’Inde et l’Australie sont également citées, à travers des notions assez vagues de renforcement de coopération dans divers domaines, toujours dans le but de « concrétiser la stratégie pour un océan indopacifique libre et ouvert ».
En vertu de sa Constitution, Tôkyô est dépendant de Washington en matière de défense. Lors de l’élection de Donald Trump, Shinzô Abe a poursuivi son travail de renforcement des relations nippo-américaines. Au cours de la tournée asiatique du président américain, sur fond de tensions nord-coréennes, le Premier Ministre japonais a affirmé son adhésion à la ligne dure de Donald Trump sur ce dossier. L’important pour le dirigeant nippon est de s’assurer de la poursuite de l’alliance avec les États-Unis dans un contexte de stagnation économique pour l’archipel. Les tensions nord-coréennes, qui ont été centrales en 2017 et 2018, représentent ainsi un levier politique pour le gouvernement japonais. Cette menace permet de populariser une ligne plus militariste auprès de l’opinion publique et de renforcer l’alliance nippo-américaine.
Une puissance mondiale qui possède encore toute son influence
Au-delà du volet sécuritaire, les États-Unis représentent aussi un modèle politique, économique, culturel. Ils disposent d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies – au même titre que la Chine – mais aussi de liens commerciaux solides avec les nations de l’espace Indo-Pacifique. Washington fait partie des partenaires commerciaux incontournables des plus grandes puissances de la zone comme l’Inde, Singapour, la Corée du Sud ou encore l’Indonésie. D’autres petits pays de l’ASEAN comptent sur leur alliance américaine – et japonaise – pour diminuer leur dépendance à la Chine, dans un contexte de contentieux territorial en mer de Chine méridionale, comme le Vietnam.
Cette position encore très forte, mais aussi mondiale, donne aux États-Unis, aux yeux du Japon, un poids incontournable pour faire valoir cette alliance du Quad et donc défendre ses propres intérêts. Les États-Unis représentent, à tous les niveaux, une assurance pour l’archipel d’un contrepoids sérieux et solide face à la Chine, qui est elle aussi un partenaire commercial incontournable pour les membres du Quad et pour les pays de l’espace Indo-Pacifique.
Si ni le concept de Free and Open Indo-Pacific ni la représentation d’une zone Indo-Pacifique formant un tout stratégique ne sont d’origine américaine, l’idée que les océans Pacifique et Indien forment un nouveau centre de gravité des affaires internationales est exprimée telle quelle 3 dès 2008 par Kurt Campbell, le penseur du fameux pivot vers l’Asie. Le géant indien n’est pas oublié, tant son potentiel de croissance et sa qualité d’allié de revers contre la Chine intéressent la puissance américaine.
Les enjeux stratégiques américains autour de la notion d’Indo-Pacifique
Une des questions centrales est la nécessité de préserver la liberté de navigation. Les enjeux sont multiples : une grande partie du fret mondial passe de l’Océan Indien à l’Asie-Pacifique via le détroit de Malacca, tandis que la Chine poursuit sa construction de ports dans le cadre de la Belt and Road Initiative au Myanmar, au Pakistan, au Sri Lanka, accélérant sur le plan matériel l’avènement d’une réalité Indo-Pacifique. Elle accroît en outre sa concurrence avec les États-Unis en Afrique sur la côte Est donnant sur l’océan Indien, installant sa première base militaire à l’étranger à Djibouti. Mais les États-Unis ont surtout cruellement besoin d’une jonction sécurisée entre les deux océans pour le passage de troupes par voie maritime depuis la côte ouest américaine vers les théâtres moyen-orientaux. La base militaire américaine de Diego Garcia, située en plein océan Indien, est en effet cruciale pour les opérations en Afghanistan et dans le Golfe Persique. Son ravitaillement se fait par Singapour puis par le détroit de Malacca.
Or depuis les années 2000, la Chine a entrepris une militarisation croissante de la mer de Chine méridionale, essentielle pour le transit du commerce international maritime et l’approvisionnement énergétique de la Chine. Elle a redéployé ses sous-marins dans la base de Yulin sur la côte méridionale de l’Île de Hainan, donnant directement sur les eaux profondes de la mer de Chine méridionale et a développé des capacités dites d’Aeria-Denial/Anti-Access, consistant en des missiles balistiques anti-navires, des systèmes de défense aérienne, des mines maritimes avancées, ainsi que des satellites de surveillance et de détection pour le repérage des cibles.
Le but est d’interdire ou de rendre très coûteux l’accès de la zone aux États-Unis en cas de conflit ouvert. La Chine a commencé à développer ce type de capacités à la suite de la troisième crise du détroit de Taïwan en 1995-1996. Bill Clinton avait alors envoyé sur place la flotte militaire la plus importante depuis la guerre du Vietnam, surclassant la Chine qui n’avait plus la moindre marge de manœuvre. Aujourd’hui une telle opération serait très difficile, depuis le développement des capacités d’AD/A2 chinoises. Le coût de la protection de Taïwan en cas de tentative d’annexion chinoise devient encore plus élevé pour les États-Unis.
Indo-Pacifique et pivot vers l’Asie
C’est donc tout naturellement que l’idée d’Indo-Pacifique s’est répandue dans les représentations et le discours américains durant le second mandat de Barack Obama, au sein du très commenté pivot vers l’Asie. Après une première année au pouvoir très optimiste quant aux relations sino-américaines, les accrochages de 2009-2010 ont fait comprendre à l’administration américaine que Pékin prenait toute main tendue pour de la faiblesse. Fin 2011, l’annonce du pivot par Barack Obama et Hillary Clinton devait répondre à l’assertivité grandissante de la Chine dans la zone Asie-Pacifique dans un contexte de sous-engagement américain en Asie et de volonté de sortie du bourbier moyen-oriental – Irak, Afghanistan. Or cet essor ne se manifestait pas qu’en mer de Chine méridionale, mais aussi dans tout l’océan Indien. En mer de Chine méridionale tout d’abord, l’incident du Récif de Scarborough – 8 avril 2012 – entre les marines chinoise et philippine a été le prélude à l’annexion par la Chine d’un certain nombre de récifs, îlots, destinés à la construction de structures militaires. La faiblesse de la réponse américaine lors de cet incident a fait comprendre à la Chine qu’elle pourrait coloniser sans problème la mer de Chine méridionale, posant une menace à long terme aux États-Unis pour leur marge de manœuvre stratégique dans une zone clef connectant l’océan Indien et l’Asie-Pacifique.
L’installation en avril 2018 d’appareils de brouillage d’équipement électronique et des radars sur les îles Spratley par la Chine est une nouvelle étape dans cette volonté de contrôle de cet espace. Sur un autre plan, la Chine s’est investie de plus en plus en Afrique et dans l’océan Indien. Les voyages au Myanmar de Kurt M. Campbell, penseur du pivot et Assistant Secretary of State for East Asian and Pacific Affairs sous le premier mandat Obama se sont effectués dans cette visée de contrebalancer l’influence chinoise dans cette zone. Les principales réalisations du pivot se situent aussi autour de cette émergence d’une connexion stratégique entre les deux océans : le détachement de 2500 marines à Darwin en Australie, le basculement d’unités militaires depuis Okinawa au Japon à l’île de Guam bien plus au sud et les accès facilités à la Navy aux ports de Singapour et de Perth en Australie sont tous situés dans l’Asie du Sud-Est à la jonction entre les deux océans.
Trump et le Free and Open Indo-Pacific
C’est toutefois sous l’administration Trump que l’idée d’Indo-Pacifique s’est – au moins dans les discours – le plus épanouie : le Free and Open Indo-Pacific est maintenant le nom de la stratégie américaine pour l’Asie de l’Est. Comment ce terme est-il passé d’élément de langage de la deuxième administration Obama à concept-clé de la nouvelle stratégie américaine ? Une des réponses est à chercher du côté du Japon. Beaucoup a été dit sur la relation de proximité entre Donald Trump et Shinzô Abe. Neuf jours après la victoire électorale de Trump, le 17 novembre 2016, Abe et lui se sont assis pour une discussion, couplée le vendredi suivant à une visite à la Maison Blanche et à une sortie de golf à Mar-a-Lago, renvoyant habilement à la « diplomatie du golf » du Président Eisenhower avec le grand-père d’Abe, le Premier Ministre Nobusuke Kishi, dans les années 1950.
Le terme est employé en décembre 2017 dans le document National Security Strategy, censé représenter la vision présidentielle, mais ne constituant pas de ligne de route officielle pour le mandat. Il est aussi présent dans le National Defense Strategy de 2018, qui vise plus explicitement l’influence chinoise. Il va même devenir en juin 2019 un « théâtre stratégique prioritaire » pour Patrick Shanahan, secrétaire à la Défense américain, au Shangri-La Dialogue et avec la publication d’un Indo-Pacific Strategy Report le 1er juin 2019. Pour son successeur en tant que secrétaire à la Défense Mark T. Esper à partir du 18 juin 2019, les Etats-Unis 4 n’ont pas les moyens à long terme de soutenir une confrontation directe avec la Chine et privilégient le plan technologique pour faire face aux capacités A2/AD et la haute mer plutôt que le quantitatif pour mener d’éventuelles expéditions sur terre. L’engagement multilatéral serait en outre priorisé, avec une répartition du travail maritime.
Mais l’importation du concept japonais est aussi peut-être à mettre sur le compte d’un vide stratégique au sein de l’administration Trump, dont la dénonciation n’est plus un tabou, avec notamment la vacance d’un grand nombre de postes dans la diplomatie américaine. En février 2017, lors de la visite de Shinzô Abe à Mar-a-Lago, la déclaration conjointe des deux chefs d’État aux essais nucléaires nord-coréens était éloquente : très courte déclaration de Trump, qui se tourne ensuite vers son homologue, bien plus loquace. En outre, un très grand nombre de postes est encore à pourvoir au sein du Département d’État, qui élabore la stratégie diplomatique des États-Unis. Susan Thornton, actuelle Assistant Secretary of State for East Asian and Pacific Affairs et diplomate de carrière, en charge de préparer la diplomatie pour toute l’Asie-Pacifique, n’a été nommée que le 24 décembre 2017, soit plus d’un an après la victoire de Trump. Elle était « acting » depuis le 9 mars 2017, mais Trump ne l’avait pas confirmée. Elle avait donc peu de voix à faire entendre. Même cas de figure pour Alice Wells, Assistant Secretary of state for South Asia, chargée de la diplomatie dans le sous-continent indien. Enfin, il n’y a pas non plus d’ambassadeur en Corée du Sud, malgré la crise nord-coréenne. La candidature de Victor Cha a été refusée par Trump après sa critique de la bloody nose strategy, consistant en frappes préventives sur le régime de Pyongyang. D’une manière générale, Donald Trump accorde peu de confiance aux experts et fonctionne beaucoup avec sa garde rapprochée, comme en témoigne la place de Jared Kushner dans les relations sino-américaines jusqu’à sa disgrâce.
Mais qu’en est-il sur le terrain ? La matérialisation du Free and Open Indo-Pacific est en pleine émergence mais tarde toujours. Sans Traité Trans-Pacifique à même d’écrire les normes du commerce international en Asie-Pacifique, il est difficile d’envisager cette zone « Free and Open ». En 2015, New Delhi a proposé d’inclure le Japon dans le Malabar Exercise – les exercices navals auxquels se livrent Inde et États-Unis– que les Forces Japonaises d’Autodéfense avaient voulu rejoindre depuis des années. Lors de la première réunion 2+2 des Ministres des Affaires étrangères indien et japonais à New-Delhi le 30 novembre 2019, une déclaration conjointe a été faite sur leur vision commune de l’espace Indo-Pacifique, et notamment la protection de la liberté de navigation. Mais si le Japon soigne ses relations bilatérales avec les pays du Quad, on peut difficilement parler de « dialogue quadrilatéral ». Il s’agit plus d’un entremêlement d’interactions, ayant d’ailleurs augmenté, à deux ou trois.
L’année 2017 a toutefois montré d’autres priorités que la mise en forme d’une stratégie proprement indo-pacifique. C’est le dossier nord-coréen qui fut la priorité de Washington. Pendant ce temps, la Chine a continué à un rythme plus soutenu que jamais la militarisation des îles déjà créées dans la mer de Chine méridionale. Sans aucune condamnation de Washington, qui a simplement repris ses Freedom of Navigation Operations, envoyant le 20 janvier, le 24 mai et le 10 août ses navires passer à 12 miles nautiques – la distance réglementaire – d’îles artificielles chinoises, après avoir informé les soldats chinois pour prévenir tout dérapage aux conséquences imprévisibles. Accusés depuis plusieurs années de passivité face à la Chine par ses alliés asiatiques, les États-Unis n’ont pas réellement changé d’attitude sur le terrain, malgré les rodomontades trumpiennes durant la campagne présidentielle et sur Twitter. Mais les États-Unis ont trop besoin de la Chine sur le dossier nord-coréen pour la contrarier. La Chine est le seul pays asiatique disposant de suffisamment de leviers de pression et de contacts avec Pyongyang pour contraindre la Corée du Nord à négocier sur le dossier nucléaire, d’autant plus que Pékin se montre de plus en plus agacé par les gesticulations de son voisin. En 2018, c’est toutefois le commerce et la propriété intellectuelle qui ont été la priorité de l’administration américaine au sujet de la Chine, comme en témoigne la guerre commerciale menée par Donald Trump..
Or le temps passe et la mer de Chine méridionale, comme le détroit de Malacca, seront bientôt potentiellement sous contrôle chinois. Cela ne signifie pas que la Chine bloquerait des flux commerciaux indésirables en temps de paix, mais elle pourrait restreindre et surveiller le passage de flottes militaires en cas de tensions, voire rendre très coûteuse une éventuelle intervention américaine dans la zone, notamment pour défendre le détroit de Taïwan. D’importation indienne puis japonaise, le concept d’Indo-Pacifique s’immisce donc dans la pensée stratégique américaine, aussi bien par le lobbying japonais que par la prise de conscience d’un réel danger de perte de suprématie pour l’US Navy, dans une zone devenant le centre de gravité des affaires internationales au XXIe siècle. Ce n’est pas le pivot anémique de Barack Obama qui suffira, pas plus que des exercices conjoints entre les quatre partenaires du Quad. La Third Offset Strategy, dévoilée par Chuck Hagel, secrétaire à la Défense, en novembre 2015 lors du Reagan National Defense Forum, se donne quant à elle pour but de surclasser les capacités chinoises par des avantages technologiques qualitatifs censés surmonter les désavantages quantitatifs sur le champ de bataille. L’idée est de coupler des avancées technologiques maîtrisées par les États-Unis –cyber, Big Data, intelligence artificielle, miniaturisation, robotique, véhicules autonomes ou commandés à distance – afin de surpasser tout ennemi potentiel. Cette stratégie pourrait s’inscrire entre autres à travers le Quad via des coopérations technologiques, même si rien n’est pour le moment annoncé. En fin de compte, avec ou sans Third Offset, les Chinois sont maintenant déjà présents, et il est impossible désormais de les débouter sans conflit ouvert et avec des conséquences potentiellement fâcheuses.
Sources
- Cette appellation, « string of pearls » en anglais, a été pour la première fois utilisée en novembre 2004, dans un rapport du Département de la Défense américain, intitulé « Energy futures in Asia ». Elle est ensuite popularisée par la Washington Times en 2005. Cette expression désigne la politique chinoise d’investissements commerciaux et militaires pour dessiner une voie maritime jusqu’en Afrique, dans le cadre du projet One Belt One Road. Aujourd’hui, cette stratégie a considérablement évolué, tant sur le plan géographique que sectoriel et est communément nommé Belt and Road Initiative.
- « The real significance of the Quad », Australia Strategic Policy Institute, Barton, 24 octobre 2018.
- « A shift in the center of gravity of international affairsfrom the Atlantic to the Pacific and Indianoceans. », Campbell Asia, p. 28, 2008.
- Ben Werner « Esper : Pentagon evaluating how to expand Indo-Pacific presence », USNI News, 27 août 2019.