Les grandes disparités territoriales observées durant l’épidémie, tant en termes de prévalence et de vitesse de diffusion du virus que sur le plan de la capacité de résilience du système hospitalier et du tissu social, constituent à plus d’un titre un défi pour les États, contraints de repenser dans l’urgence l’échelle et les modalités de l’action publique. L’hétérogénéité des situations régionales a fait l’objet dans ces colonnes d’une attention particulière, dans un contexte ou seule une échelle d’observation fine permet de distinguer avec justesse les espaces les plus durement touchés – par exemple la dorsale européenne et Madrid – de ceux relativement épargnés par l’épidémie – comme l’Ouest de la France, le Sud de l’Espagne et de l’Italie –, alors que les comparaisons entre États ne fournissent dans ce domaine qu’une information très partielle.

Ce passage à l’échelle régionale, indispensable pour saisir avec justesse la séquence en cours, ne doit cependant pas laisser accroire que les situations au sein des différentes régions seraient, à l’inverse du cas national, caractérisées par une relative homogénéité. Si les données manquent encore pour déterminer de manière fiable l’échelle typique à laquelle se structure l’épidémie, les informations rendues publiques ces derniers jours par le gouvernement du canton des Grisons, dans l’est de la Suisse, apportent un éclairage intéressant sur la possibilité de fortes disparités locales.

Les Grisons, canton le plus oriental de la Suisse à la frontière de l’Autriche, de l’Italie et du Liechtenstein, sont caractérisés par leur faible densité de population (environ 200 000 habitants pour 7 000 km²), leur relief montagneux et leur spécialisation, au plan économique, dans les domaines du tourisme et de l’agriculture. Relativement éloigné culturellement et économiquement de la dorsale européenne à laquelle sont parfaitement intégrés Zurich ou Genève, le territoire des Grisons se trouve toutefois à un point de passage important, notamment via le tunnel du Saint-Gothard et les cols alpins majeurs (San Bernardino, Julier) qui permettent de rejoindre le sud des Alpes. Du fait du relief, le canton est structuré économiquement et culturellement autour d’un système de vallées, dont les deux plus importantes sont celles du Rhin antérieur et de l’Inn.

Le canton des Grisons fut, après le Tessin, le deuxième canton suisse touché par le Covid-19 fin février 20201, lorsque deux enfants d’une famille italienne en villégiature en Haute-Engadine furent testés positifs au virus. Un nombre de cas significatif fut signalé par la suite dans la même zone, ainsi que dans le reste de la vallée de l’Inn et les deux régions italianophones (Bernina et Moesa), frontalières de l’Italie et géographiquement situées, à l’inverse de la plupart du territoire cantonal, dans le bassin versant méditerranéen. Les 403 cas positifs et 25 décès cumulés de résidents rapportés dans ces régions, s’ils apparaissent fort modestes en termes absolus, sont à rapporter à la faible population (40 000 habitants seulement), conduisant à une prévalence de décès (61 pour 100 000) comparable à la moyenne du nord-est de l’Italie ou de la région française Grand-Est ; les 11 décès de la région Moesa conduisant à un taux encore deux fois plus élevé.

À l’inverse, les vallées du Rhin et la région de la capitale administrative Coire – seule ville moyenne du canton –, plus liées tant géographiquement que culturellement à la Suisse centrale et du Nord, ont été très peu touchées. Ces régions cumulent 425 cas pour 25 décès, alors que leur population est plus de trois fois supérieure à celle des précédentes. La région Imboden, 21 000 habitants, n’a connu aucun décès. La tendance y reflète celle observée dans le reste de la Suisse centrale2, qui, plus éloignée des axes de communication principaux et des agglomérations majeures du pays, a été largement épargnée par le Covid-19.

Les deux zones sont séparées de quelques dizaines de kilomètres seulement ; toutefois, la configuration géographique et économique particulière du canton, sa relative isolation et ses vallées méridionales reliées à l’espace italien ont produit de grandes disparités même entre des régions d’une densité similaire, et sans que la seule agglomération importante soit particulièrement touchée. On relève certains points communs avec la diffusion de l’épidémie dans le reste de la Suisse et de l’espace alpin : les régions les plus touchées sont les plus intégrées dans un espace transnational dans lequel le virus était déjà présent (ici au niveau de la frontière avec le Tessin et l’Italie du Nord ; l’espace commun avec la France ayant pu jouer un rôle similaire à Vaud et Genève) ; les zones touristiques ont donné lieu à des accumulations de cas (l’exemple du Tirol autrichien faisant figure de cas d’école) ; enfin les espaces périphériques ont été, indépendamment de leur densité, largement épargnés.

Fin février 2020, à l’annonce des premiers cas, le gouvernement cantonal des Grisons fut l’un des premiers à réagir, imposant l’annulation du marathon à skis en Engadine ainsi que de tous les rassemblements publiques « à caractère interrégional » dans quatre régions du canton. Ces mesures furent rapidement généralisées à l’ensemble du territoire cantonal ; ayant échangé avec leurs collègues italiens et tessinois, les responsables prirent rapidement des dispositions contraignantes 3, au prix d’une certaine tension avec les autorités de la Confédération. Début mars, alors que le canton des Grisons était celui qui comptait le plus de cas dans le pays, les restrictions cantonales étaient donc plus strictes que celles imposées par Berne. Mi-mars, inquiet de la situation dans le Tessin voisin, le canton déclarait la « situation extraordinaire », sorte d’État d’urgence4, trois jours avant que le Conseil fédéral fît de même, centralisant du même coup une partie des prérogatives des cantons. Les frontières avec la Lombardie et le Tirol du Sud furent fermées, tout en permettant le libre passage des travailleurs transfrontaliers.

Dans l’intervalle, les mesures de prévention et la mise en sommeil du tourisme ont finalement interrompu la transmission dans les Grisons, dont le système hospitalier n’est jamais arrivé à saturation. Des tests d’immunité conduits dans la région Moesa ont montré que seuls 2 à 3 % de la population avaient été infectés5. Au 10 juin, dans l’ensemble des Grisons, seuls deux cas sont encore actifs6. La principale inquiétude concerne désormais la reprise de l’activité économique : plus de la moitié des salariés du canton, qui dépend largement du tourisme et de la restauration, sont au chômage partiel7. Les Grisons devraient cependant pouvoir compter sur le choix de nombreux Suisses de passer leurs vacances à l’intérieur des frontières nationales8, alors que les restrictions sont progressivement levées et la situation sanitaire sous contrôle.

La situation dans les Grisons semble en définitive reproduire, à plus grande échelle, celle observée dans la plupart des États européens : d’abord par son hétérogénéité, largement indifférente aux frontières administratives, se structurant autour des axes de communication entre les différents territoires et des flux économiques et touristiques ; ensuite par le caractère pluriscalaire de sa gestion, qui, quoique facilitée par le fonctionnement naturellement subsidiaire de la Confédération, n’a cependant pas manqué de créer un certain nombre de tensions ; enfin par son intégration dans une dynamique transnationale.

Le même type de constat peut sans nul doute s’appliquer à nombre d’autres régions européennes. La prise de conscience de l’articulation complexe des espaces de vie, de travail et de loisir, ainsi que des flux quotidiens ou ponctuels qui les accompagnent, rendue indispensable par l’urgence sanitaire, s’impose à toutes les échelles. Les limites administratives, a fortiori dans les régions frontalières, ne reflètent que rarement celles de ces espaces, alors qu’elles restent le cadre privilégié de la mise en œuvre de la réponse à la crise. Enfin, le caractère très local du développement de l’épidémie incite à une vigilance particulière dans la conduite de l’action publique, qui doit faire face à une disparité ne se limitant pas à une hétérogénéité entre régions. La compréhension de cet état de fait pourrait s’avérer centrale dans le traitement à plus long termes des conséquences de la pandémie, tant sur le plan économique que sur le plan social.

Sources
  1. WYSS Philipp, Die in Graubünden vom Coronavirus Betroffenen sind Kinder, Südostschweiz, 27 février 2020.
  2. Voir le tableau de bord maintenu par Daniel Probst sur https://www.corona-data.ch/
  3. Gouvernement des Grisons, Coronavirus : Il Grischun adatta las mesiras chatunalas, 28 février 2020.
  4. Öffentliches Leben in Graubünden fast stillgelegt, Engadiner Post, 13 mars 2020.
  5. Coronavirus en Moesa : La cifra zuppada è pli bassa che spetgà, RTR, 5 juin 2020.
  6. Gouvernement des Grisons, Tableau de bord Covid-19, consulté le 10 juin 2020.
  7. CADRUVI Claudia et HARDEGGER Dominik, Mintga segund emploià en il Grischun è en lavur curta, RTR, 9 juin 2020
  8. BUNDI Sabrina, Daventa la stad il nov enviern ?, RTR, 10 juin 2020.