Robert D. Kaplan est managing director for global macro politics au sein de l’Eurasia Group. Auteur de nombreux ouvrages, il écrit régulièrement dans les colonnes de The Atlantic. C’est dans cette revue qu’il publie son essai le plus important en 1994 « The Coming Anarchy« . Son prochain livre, The Good American : The Epic Life of Bob Gersony, the U. S. Government’s Greatest Humanitarian paraîtra en septembre. En 2021, il publiera Adriatic : A Journey Through Europe at the End of the Modern Age.
Peu avant que la pandémie de coronavirus ne s’étende à l’échelle du monde, nous sommes revenus avec lui sur l’importance de la géographie pour comprendre les relations internationales, la place de la Méditerranée aujourd’hui, et les perspectives ouvertes pour l’Union européenne.
Vous citez Fernand Braudel à de nombreuses reprises dans votre livre La Revanche de la Géographie. Dans un monde où le progrès technologique semble bouleverser le rapport à l’espace, le déterminisme de la géographie braudelienne permet-il toujours d’expliquer les rapports entre États ?
Je pense que Braudel garde toute sa pertinence. Les progrès technologiques n’ont pas permis de vaincre la distance, mais d’en amoindrir les effets. Même les cyber-attaques sont orchestrées par les États avec des considérations géographiques spécifiques. Les experts militaires, les climatologues, et les entreprises ont toujours pour premier interlocuteur des cultures et des géographies données. Car après tout, qu’est-ce qu’une culture ? C’est la somme des expériences d’un peuple qui habite une géographie particulière, depuis des centaines ou des milliers d’années.
À votre avis, la crise actuelle liée au partage d’énergie dans la Méditerranée, qui oppose la Grèce, Chypre, et Israël à la Turquie, peut-elle être comprise en des termes braudéliens : une crise rendue inévitable par la rareté des ressources énergétiques ?
La compétition pour le gaz naturel à l’est de la Méditerranée s’explique à la fois par les contraintes de la géographie classique, décrites par Braudel, et par le fait que ce territoire est sujet à une crise causée par le manque d’espace. Il s’agit là d’un thème de géopolitique classique : une confrontation entre les intérêts de plusieurs gouvernements dans une même zone, rendue trop étroite du fait du progrès technologique, et de l’érosion des distances. Concernant la Turquie en particulier, la situation dans la Méditerranée montre bien l’état de semi-isolement dans lequel ce pays se trouve actuellement sur la scène diplomatique. On voit également que la perspective de gains de ressources naturelles vient intensifier le réalisme des acteurs, et leur volonté d’avoir recours à des politiques de pouvoir (power politics).
Pensez-vous que la guerre civile libyenne mènera à une reconfiguration de l’espace Méditerranéen, en menant à une division du pays autour de différentes sphères d’influence ?
La Libye n’a jamais véritablement été un pays. Il s’agit plutôt d’une vague expression géographique, qui recouvre deux foyers historiques et culturels ayant une réalité propre : la Tunisie carthaginoise d’une part ; et l’Égypte alexandrienne d’autre part. Parce qu’une telle configuration était profondément artificielle dès l’origine, seul un tyran comme Kadhafi pouvait maintenir l’unité du pays. Attendez-vous à voir à l’avenir une Libye faible, sous tensions, formant un désert de territoire qui s’étend de la Tunisie à l’Égypte. Mais cela changera le statut de la Méditerranée : elle deviendra un pont, qui va apporter des flux importants de réfugiés vers les rives européennes ; elle ne sera plus un espace de séparation.
L’immigration est devenue un thème central dans le débat public de nombreux pays européens – vous avez vous même fait référence aux défis posés par les mouvements migratoires dans un essai remarqué, « How Islam Created Europe », écrit pour The Atlantic. À votre avis, l’avenir de l’Union européenne réside-t-il dans un modèle de tolérance, ou dans une réaffirmation de l’identité chrétienne de l’Europe ?
L’Europe, c’était la chrétienté avant tout. Mais pour parvenir à avoir un futur viable, elle doit être inclusive, parce que la ligne de démarcation entre la rive nord, chrétienne, de la Méditerranée et sa rive sud, musulmane, s’érode peu à peu. N’oubliez pas que l’Union européenne avait pour but premier de permettre l’expansion de l’Europe, sous une forme ou une autre. L’Union doit donc trouver le moyen d’offrir aux pays qui l’entourent la perspective d’une coopération : précisément parce que la géographie est fluide dans l’ère où nous vivons, l’Europe ne peut pas être en sécurité si les pays qui l’entourent sont plongés dans le chaos.
Vous avez étudié à de nombreuses reprises la politique étrangère chinoise, en vous intéressant en particulier à la stratégie de la Chine qui vise à faire de ce pays une puissance navale et maritime. Quel est l’impact des investissements de la Chine en Europe dans ce domaine ? Comment percevez-vous les projets récents menés par la Chine dans le port du Pirée ?
La Chine a pour ambition d’incorporer dans son réseau maritime le port grec du Pirée, et le port de Trieste en Italie, en liant ce dernier au port riverain allemand de Duisburg, dans le cadre de sa politique dite des routes de la soie (One Belt One Road). La Chine est parvenue à développer également un réseau routier lui ouvrant le Portugal ; et ce projet a pour but de lui permettre de développer des réseaux 5G dans les pays importants de l’Europe de l’Ouest. À l’avenir, il se peut que l’Europe n’ait d’autre choix que d’être une puissance d’équilibre entre les États-Unis, la Chine et la Russie. L’intermède de 75 ans au cours duquel les États-Unis ont fourni leur protection à l’Europe, en lui permettant d’éviter d’adopter des positions stratégiques nettes, semble toucher à sa fin.
Pensez-vous que les tensions récentes entre la Turquie et la Russie au sujet de la présence turque dans la région d’Idlib, située dans le nord-ouest syrien, marquent une dégradation durable des relations entre ces deux pays – menant ainsi à un rapprochement des États-Unis et de la Turquie ? Quels sont les intérêts stratégiques de la Turquie dans ce dossier, à long terme ?
Les intérêts stratégiques de la Turquie sont à l’Ouest – à savoir, une relation stratégique forte avec les États-Unis et l’Europe, dont le but est de permettre à Ankara de contrecarrer l’influence russe dans le nord, tout en ayant un véritable poids dans les mondes arabe et iranien. Aujourd’hui, la Turquie n’est pas assez forte pour être une puissance neutre, indépendante de l’Ouest. N’oubliez pas que l’économie turque et la monnaie turque sont dans un état précaire, et ce, alors qu’Erdogan se mobilise dans plusieurs théâtres d’action au Moyen Orient, dans le but de distraire la population turque des problèmes de sa politique intérieure. Il s’agit là d’une politique tout à fait idiosyncratique, et personnalisée – elle ne trouve pas sa source dans les intérêts stratégiques de la Turquie à long terme.
Vous avez souvent dit que les relations internationales sont déterminées par le déterminisme géographique autant que par l’imprévisibilité shakespearienne des acteurs. Qu’entendez-vous par là ? Y a-t-il un vers ou une pièce de Shakespeare en particulier qui ait influencé votre vision des relations internationales ?
Pas un vers en particulier. Le Shakespeare auquel je fais référence, c’est avant tout celui du critique de Yale, Harold Bloom, pour qui Shakespeare est celui qui a réussi à comprendre ce qui fait la nature humaine, ou du moins, ce qui fait que l’homme est un acteur du changement. Penser dans le domaine géopolitique simplement en terme de géographie ou de réalisme, c’est être trop mécanique, et c’est, en un sens, dégradant. La politique n’est pas simplement confrontée à de larges forces impersonnelles ; elle est aussi définie par les passions humaines. C’est pour cela que le leadership est par essence shakespearien.