Herman Duarte est avocat au Salvador et au Costa Rica. Il est directeur de HDuarte Legal, fondateur et président de la Fondation Igualitos, et agent de liaison pour l’Amérique latine au Comité des droits de l’homme de l’Association internationale du barreau.
Engagé dans la lutte pour le droit des minorités en Amérique centrale, il soutient publiquement en 2018, lors de la campagne présidentielle, le candidat Carlos Alvarado. Il est amené à débattre à la télévision contre le candidat adverse, Fabricio Alvarado, prédicateur et membre du parti évangélique Restauracion Nacional, notamment sur le mariage homosexuel. Herman Duarte est un des acteurs centraux qui ont permis l’adoption de la loi pour le mariage homosexuel au Costa Rica le 26 mai dernier, avancée majeure en Amérique centrale où aucun autre pays ne l’a légalisé.
La décision de la Cour suprême costaricienne est un événement juridique historique pour la légalisation du mariage entre personnes de même sexe dans le pays et en Amérique centrale. Comment cet événement historique a-t-il été possible ?
Le Costa Rica est une démocratie constitutionnelle structurée en un État unitaire doté de trois pouvoirs fondamentaux (législatif, exécutif et judiciaire) qui, en théorie, respecte les principes de l’État de droit, avec des organes indépendants et l’égalité de traitement devant la loi de tous ses habitants. Mais c’est également un État confessionnel, puisqu’il reconnaît expressément le catholicisme comme religion officielle dans sa Constitution. Au cours des dernières décennies, les congrégations évangéliques se sont étendues pour couvrir plus de 3750 congrégations. En 2017, plus de 80 % de la population se disait soit catholique soit évangélique. Ces chiffres soutiennent l’affirmation selon laquelle le Costa Rica est un pays conservateur.
Fabricio Alvarado est un prédicateur évangélique qui s’est présenté à la présidence du Costa Rica. Il a par ailleurs exploité les sentiments de colère, d’exclusion et de peur que la population conservatrice a ressenti à la suite de cette décision. Avec des déclarations incendiaires, telles que la menace de retrait de la juridiction et les déclarations selon lesquelles l’homosexualité est « causée par le diable ». Alvarado, qui était l’unique membre d’un parti évangélique au Congrès avec le dernier scrutin national, s’est hissé au sommet des élections présidentielles. En un mois seulement, il est passé de 3 % à 17 % des intentions. Il a ainsi remporté le premier tour des élections et obtenu 14 des 54 sièges du Congrès, soit une nette augmentation pour son parti politique au sein de la législature.
Le scrutin présidentiel s’est avéré être une sorte de référendum pour les droits des LGBT+. Le second candidat, Carlos Alvarado, était le candidat du parti au pouvoir et avait une position favorable aux droits des LGBT+. Différents facteurs ont permis la victoire de Carlos Alvarado : la mobilisation de la société civile a cependant été fondamentale pour la victoire progressive, avec par exemple, le travail du groupe de la coalition costaricienne, qui a été créé à cette époque. De plus, la campagne lancée par la Fondation Igualitos une semaine avant les élections, a délivré un message inclusif et a appelé à l’égalité de traitement pour la population LGBT+. Mais cela ne peut en aucun cas être considéré comme le seul facteur déterminant.
Cependant, au-delà de la victoire juridique, l’acceptation au sein de la société semble constituer un autre défi. Comment cette légalisation du mariage homosexuel et son acceptation dans le débat public sont-elles traitées au Costa Rica ?
À la suite de l’élection, des voix se sont levées contre la tendance du gouvernement à ne cibler que la population LGBT+, des politiciens ont utilisé la religion pour diviser la société, des initiatives législatives ont eu lieu pour censurer les discours haineux et discriminatoires, et l’entrée en vigueur du mariage gay. Concernant ce dernier, la décision de la Chambre constitutionnelle (2018) a permis de surmonter la discussion sur le caractère contraignant ou non de l’avis de la CIDH pour le Costa Rica, en indiquant que dix-huit mois après sa publication, l’égalité du mariage civil serait une réalité pour le pays. Le 26 mai 2020, ce délai des dix-huit mois était dépassé. La Cour avait clairement indiqué que les députés pouvaient accepter de promouvoir un autre type de réglementation, mais il n’y avait pas suffisamment de consensus pour le faire, et ce malgré une tentative pour retarder cette légalisation.
Afin de préparer le terrain pour ce changement juridique, durant les dix-huit mois qui se sont écoulés entre la publication de la sentence et le 26 mai 2020, plus de 35 ONG locales ont lancé la campagne « Oui, j’accepte » (“Sí Acepto) appelant à une égale dignité pour tous les êtres humains. Cette campagne a également été accompagnée par les médias, par les entreprises du secteur de la publicité, par les syndicats tels que le Business Partnership for Development, par l’ONU et par les ambassades comme celles du Canada et des Pays-Bas. L’absence de la France (à ma connaissance) de ce type d’activité est curieuse. En tout cas, il s’agissait d’une campagne complète, avec un lancement officiel dans tous les médias et qui a présenté pendant des mois différents couples et familles qui ont influencé la perception de ce que signifie être LBGTI+ dans la société costaricienne.
Si le changement juridique est une chose, le changement culturel en est une autre. Au Costa Rica, il semble que la perception de la communauté LGBT se soit améliorée. Par contraste, en Équateur, où cette campagne n’a pas eu lieu, la colère est grande. Il est donc clair que le changement juridique visant à permettre aux couples homosexuels de se marier est une avancée en matière de droits de l’homme et un moyen de rendre la loi universellement applicable, mais il n’améliore pas nécessairement le sentiment d’appartenance à une nation. Comme le dit Parekh : « La citoyenneté, c’est une question de statut et de droits, l’appartenance, c’est être accepté et se sentir le bienvenu. »
Cette légalisation peut-elle provoquer des tensions importantes dans la société costaricienne autour de cette question qui divise ?
Oui, le cas de la légalisation du mariage homosexuel est un exemple de reconnaissance des demandes de respect de groupes, basées sur une politique identitaire. Cet événement permet de conclure que les campagnes et les actions en justice engagées par la société civile qui visent à obtenir l’égalité d’accès aux mécanismes de mariage existants véhiculent des messages qui font appel à « l’humanité commune » des hétérosexuels et de la population LGBT. Il s’agit donc d’une sorte d’universalisme politique, car il met l’accent sur la population LGBT en tant que citoyens de valeur, de dignité et d’humanité égales. Les campagnes ont pour objectif principal de déconstruire l’idée selon laquelle il y aurait des citoyens de « première et de seconde classe ». Mais cette même conception s’accompagne également de critiques de la part de la population queer et non binaire autour de la promotion d’une homonormativité (un concept de Lisa Duggan qui se situe à côté de l’hétéronormativité).
Tout comme la communauté LGBTI, les groupes religieux se mobilisent également en tant que groupes identitaires. Au Costa Rica, il existe des preuves de leur organisation autour des idées de haine et de peur des LGBT+, créant une approche de politique identitaire d’« ennemi commun ». En ce sens, la droite a pu utiliser les mêmes tactiques de politique identitaire que la gauche. En donnant de l’espoir à ceux qui se sentent exclus, à la différence que l’universalisme n’est pas présent. C’est pourquoi des campagnes comme SI ACEPTO sont si importantes, car elles contribuent à effacer l’idée fausse de l’inimitié entre un groupe et un autre.
Nous en connaissons déjà les résultats : l’émergence de partis politiques religieux, qui suppriment la pensée rationnelle individuelle pour implanter une vision collective moraliste et pragmatique, qui rappelle une façon de penser de « tribu », comme le dit si bien Vargas Llosa. D’une certaine manière, les groupes fondamentalistes ont canalisé les ressentiments qui ont provoqué les changements juridiques.
Avant l’élection d’Alvarado, vous et votre Fondation Igualitos avez réalisé et diffusé une vidéo pour sensibiliser à l’importance de l’amour entre deux personnes, quel que soit leur sexe. Quels ont été les effets de ces vidéos ?
La fondation a lancé une vidéo faisant appel à l’humanité commune qui existe entre les personnes hétérosexuelles et homosexuelles. Pour revenir aux fondements de la discussion, avec pour objectif de déplacer l’attention de ce qui nous rend différents vers ce qui nous rend humains. Maintenant, le vrai mérite se trouve dans la campagne I DO ACCEPT (pas une vidéo, mais une campagne) qui a été lancée par le mouvement du mariage civil égalitaire pour pousser au changement culturel et ne pas être laissé pour compte par le changement juridique.
Il s’agissait de mettre un visage sur cette idée abstraite de gays que l’on trouve dans les journaux. Il s’agissait de créer les conditions pour que personne n’ait peur, que personne ne soit rejeté ; la plupart des personnes LGBT souffrent d’une sorte de rejet social, que ce soit de leur domicile ou de leur quartier. Les résultats ont été la participation active des citoyens, qui ne reculent pas devant les terres conquises (avec ou sans pandémie) et qui ont été décisifs pour faire comprendre aux députés qui cherchaient à saboter le mariage civil égalitaire que cela ne serait pas possible.
Comment analysez-vous le rôle des organisations internationales dans la définition de l’agenda des droits de l’homme des pays d’Amérique latine ?
Le point de départ de l’évaluation critique de toute organisation internationale est l’examen de ses documents fondateurs, puisqu’ils en définissent l’essence ou le noyau à travers le mandat que l’organisation doit remplir, au sens figuré ; ils définissent sa raison d’être. Tout comme s’il s’agissait d’une partie d’échecs qui comporte un ensemble prédéfini de coups pour les différentes pièces, les organisations internationales délimitent les contours sur lesquels elles peuvent se déplacer en établissant les objectifs qu’elles veulent atteindre. Dans le cadre de ces objectifs, il peut être inscrit d’insuffler des améliorations dans le cadre élémentaire des droits de l’homme, une posture anthropocentrique qui commence à être remise en question pour prendre en compte les autres organismes vivants avec lesquels nous partageons l’espace.
Si l’objectif est clair, transparent et s’efforce d’aider au mieux le développement intégral de la promesse de la dignité humaine, pourquoi devrait-il être remis en question ? Rappelons que beaucoup de ces organisations internationales fonctionnent sur la base d’accords entre États qui font partie d’un monde interconnecté, il n’est donc pas surprenant qu’il existe un certain champ d’influence dans la définition des programmes en matière de droits de l’homme.
Par exemple, la Cour interaméricaine des droits de l’homme est une organisation judiciaire internationale et supranationale, créée par la signature de la Convention interaméricaine des droits de l’homme et dont la juridiction s’étend sur vingt-cinq pays d’Amérique latine, avec un mandat clair, qui est de juger les litiges relatifs aux violations des droits de l’homme commis par les États signataires. Pour remplir son mandat, la Cour a élaboré ses statuts, qui ont été ratifiés par l’OEA. Dans ce contexte, la CoIDH pourrait participer à des forums visant à éduquer la population sur les droits de l’homme, car cela est conforme à son mandat. En janvier 2018, l’IcoHR a rendu une décision novatrice et historique sur les droits des LGBT, qui a naturellement fait grand bruit au Costa Rica et dans le reste de la région.
Mais la Cour n’en est pas venue à définir l’agenda de manière isolée, sans tenir compte de la réalité, car l’avis consultatif est une réponse à une consultation lancée en 2016 par l’État du Costa Rica. Et les États eux-mêmes ont habilité cette Cour depuis 1969 à faire ce qu’elle a fait.
Comment pensez-vous qu’il soit possible d’obtenir la priorisation de ces questions dans les secteurs populaires des sociétés d’Amérique centrale où il semble y avoir d’autres priorités (pauvreté, violence, chômage) ?
C’est une question complexe sans aucun doute, mais elle répond à une fausse dichotomie selon laquelle : si je ne cherche pas à reconnaître l’identité de quelqu’un, je ne peux pas travailler sur des politiques publiques d’inclusion et de réduction de la violence. À mon avis, elles vont de pair, car la reconnaissance et le respect de l’identité d’une personne sont le point de départ pour qu’elle puisse donner le meilleur d’elle-même dans la société, et non l’inverse. De plus, ce sont des lois qui coûtent zéro euro à mettre en œuvre, il n’y a qu’un manque de volonté. En tout cas, cette dernière doit être accompagnée de campagnes, dans lesquelles il est clairement indiqué que personne ne perd ses droits parce que d’autres gagnent les mêmes.
La légalisation du mariage homosexuel va-t-elle, selon vous, conduire à remettre en cause l’imaginaire hégémonique de l’homme hétérosexuel en tant que sujet de droit, incarnation de la nation en Amérique latine ?
La simple existence de corps queer est un acte de résistance à l’hégémonie de l’hétéropolitique, qui nourrit le machisme, le mépris de la diversité, et fait avancer l’agenda de ce « macho puissant qui ne pleure pas » qui a fait tant de dégâts et qui se matérialise dans les mouvements autoritaires. Mais il semble que les temps changent. Même si nous trouvons encore des exemples concrets des principes de l’hétérosexualité dans les très nombreux exemples de réglementations qui limitent la liberté du mariage civil aux couples de même sexe, qui ont été progressivement modifiées. Toutes ces actions visent à placer la population LGBTIQ en dessous des hétérosexuels, en niant leur droit à l’amour et en les plaçant comme des citoyens de seconde zone. Il ne s’agit pas d’inverser la situation et de créer une île comme Thémiscyre (l’île de la femme merveilleuse), mais de mettre fin aux traitements dégradants que les personnes LGBTIQ reçoivent en raison de leur orientation et de leur identité sexuelles. Il s’agit de rechercher un traitement égal, digne et respectueux. Il est important de préciser qu’exiger l’égalité de traitement n’est pas la même chose que demander un privilège.
Pendant la campagne présidentielle costaricienne, vous vous êtes engagé à soutenir le président Carlos Alvarado. Vous avez même débattu à la télévision contre son adversaire, Fabricio Alvarado, un présentateur de télévision évangélique. Votre soutien à Carlos Alvarado était-il uniquement dû à sa position sur le mariage pour tous ?
Je ne suis pas costaricien, je ne peux donc pas entrer en politique. En aucun cas, je n’ai offert mon engagement au président ou à qui que ce soit d’autre. J’ai fait avancer le programme de la Fondation latino-américaine pour la promotion et la protection de la population LGBTI (Fundacion Igualitos), qui est constituée en vertu du droit costaricien. Il s’avère que cette fondation a des objectifs qui correspondent aux visions et aux idées du gouvernement en place, de sorte que, dans la mesure du possible, nous pouvons avoir des projets qui se chevauchent. Nous n’avons rien travaillé ensemble, nous n’avons jamais été financés par un seul projet, et nous n’avons jamais demandé cela. Mais nous avons eu des rencontres, des approches et nous avons même récompensé ensemble des personnes comme Ana Helena Chacón (ancienne vice-présidente, actuelle ambassadrice du Costa Rica).
Vous êtes un avocat salvadorien : quels sont vos prochains combats ? Une telle légalisation est-elle envisageable au Salvador dans les années à venir ? Et ailleurs en Amérique centrale ?
En tant qu’avocat au Costa Rica, j’ai initié une action en justice pour un mariage civil en 2016 au Salvador, ce qui m’a conduit à faire beaucoup de choses (conférences, articles, participation à des audiences) en exposant mes points de vue sur le Salvador où la situation est complexe. En tout cas, la légalisation du mariage homosexuel n’est pas le combat d’un seul homme et nécessite le travail de plusieurs avocats. C’est un combat social qui implique des milliers de personnes. Dans certains cas, une personne peut servir à redynamiser la lutte des autres, à servir de catalyseur pour faire avancer un mouvement, mais le succès n’est déterminé que s’il y a un suivi par le collectif.
Le Costa Rica est un pays d’Amérique centrale qui n’a pas d’armée et qui semble être sorti de la crise sanitaire grâce à une gestion adaptée à la situation nationale. Comment cela s’explique-t-il ? Et qu’est-ce que cela nous apprend sur ce pays, exception dans une région minée par des inégalités internes et des crises violentes ? Comment comparez-vous la gestion de la crise du coronavirus au Costa Rica et au Salvador ?
« Quelqu’un pense-t-il que nous ferons mieux que l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la France ? Quelqu’un pense-t-il que nous ferons mieux que les États-Uni ? », tels sont les mots de Nayib Bukele, président du Salvador. Les déclarations ont été faites lors d’une conférence de presse le 17 mai 2020. Entre les lignes, Bukele sous-entend que le Salvador a des capacités de réponse inférieures à ces pays.
Si ces questions avaient été posées par le président de la République du Costa Rica, Carlos Alvarado, la réponse aurait été sûrement : « Oui, nous croyons qu’au Costa Rica, les choses seront mieux faites ». Parce que les choses ont effectivement été mieux faites, ce que tout le monde a reconnu : la BBC, par exemple, l’a intronisée comme exemple mondial. La preuve et le résultat de cette capacité à bien faire les choses est l’invitation à rejoindre l’OCDE.
Mais d’où viennent ces représentations opposées ? Il y a plusieurs facteurs qui vont de l’absence d’une armée, l’absence de guerre civile, l’investissement dans l’éducation, l’absence de problèmes extrêmes de violence, entre autres. Mais surtout, dans l’attitude de ne pas remettre en cause leur capacité, de considérer leur rôle important dans le monde et de croire que de grands objectifs peuvent être atteints. Cette croyance est l’essence même de ce que le Costa Rica attire : prospérité, investissement, tourisme, santé, sécurité… Le mysticisme national costaricien qui existe est impressionnant. Comme partout, ce n’est pas parfait, mais il est bon de vivre dans un pays sans peur et dans le respect de l’État de droit. Le Salvador doit se réapproprier cette mystique de croire que le pays peut relever de grands défis. Au début de la présidence de Bukele, cette mystique s’est faite ressentir, surtout à la lumière de ses impressionnantes réalisations lors de ses tournées au Moyen-Orient. Personnellement, je me suis senti fier d’être salvadorien et de voir comment il a élevé, par ses actions, l’image de marque du pays. Cette mystique a été perdue le 9 février (lorsque l’armée a pénétré dans l’Assemblée), mais elle peut être retrouvée. Elle peut encore être réparée.