Après avoir été repoussée plusieurs fois, et sujette à bien des disputes entre les différentes directions générales de la Commission, la publication de la stratégie de la ferme à la table1 a finalement eu lieu le 20 mai. Cette stratégie, partie intégrante du Green Deal, vise à définir l’avenir de l’agriculture européenne à la lumière du réchauffement climatique.

Le fait que cette stratégie ait pu être publiée malgré la forte opposition politique, notamment à droite du Parlement européen, et en provenance du lobby agrico-industriel, est déjà en soi un acte politique fort et souligne la volonté de la Commission d’aller de l’avant avec le Green Deal. D’ailleurs, dans l’introduction à cette stratégie, la Commission reprend rigoureusement les constats des scientifiques quant à l’impact de notre modèle agricole sur l’environnement : détérioration des sols, baisse de la qualité de l’eau ou encore impact direct sur l’effondrement de la biodiversité.

Parmi les nombreux objectifs de la Commission d’ici 2030, les plus notables sont : la réduction de 50 % l’utilisation des pesticides et leur risques ; consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique (soit trois fois l’existant) ; ou encore développer une stratégie pour améliorer l’état des sols et y permettre le stockage carbone. En parallèle, la Commission inclut également des objectifs pour améliorer la protection et l’information des consommateurs  : proposition de nouvel étiquetage nutritionnel harmonisé pour 2021, précisant les teneurs maximales en sucre, sel ou matières grasses ; précision des conditions d’élevage ou de production ; mais aussi révision du règlement sur les matériaux entrant en contact avec l’alimentation pour réduire la présence de produits chimiques en contact avec nos aliments. En somme, beaucoup de mesures demandées depuis longtemps par les associations de consommateurs et les défenseurs de l’environnement.

Toutefois, si on adopte un point de vue plus critique, il y a matière à se demander si cette stratégie est suffisante et surtout si elle se traduira in fine par des actions concrètes. L’exemple de recul le plus flagrant est celui de la réduction de la production de viande. Dans une des premières versions (non publiée) de la stratégie, la Commission précisait qu’elle arrêterait de « stimuler la production et la consommation de viande ». Dans la version finalement publiée, elle suggère plutôt de passer à un régime alimentaire plus végétal avec « moins de viande de rouge et de viande transformée ». Considérant que 70 % des émissions de l’agriculture viennent de la production animale, le fait que la Commission ne formule pas d’objectif clair sur la nécessité de réduire de façon conséquente la production de viande en Europe est un recul important. Ce recul pourrait laisser présager une continuité du modèle agricole européen tel qu’il est défendu par le lobby agricole pour encore plusieurs années. 

De plus, même si la Commission dit souhaiter développer une agriculture plus durable et résiliente, elle insère dans cette stratégie des références aux demandes des lobbys phyto-pharmaceutiques et agro-industriels. Notamment avec l’idée de digitaliser toujours plus l’agriculture et d’aller vers une agriculture dite « de précision », ce qui peut par exemple signifier la pulvérisation de pesticides avec des drones. Une façon surprenante de considérer l’agriculture « durable » donc, lorsque l’on sait que ce genre de technologies renforce  la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des intrants chimiques et des moyens techniques externes, et surtout que ces technologies ne les incitent pas à diversifier leurs cultures pour une plus grande résilience face au réchauffement climatique. 

Enfin, la Commission ne précise pas quels outils seront utilisés pour concrétiser les objectifs définis. Pour l’objectif d’augmenter le pourcentage de terres en agriculture biologique, la Commission parle d’utiliser les éco-dispositifs, ces aides prévues par la PAC pour soutenir la mise en place de mesures écologiques. Mais sans révision du cadre de la prochaine PAC, cela risque de ne pas arriver avant 2027 au plus tôt. De même, on peut féliciter les objectifs de réduction des pesticides, mais la réglementation sur l’usage durable des pesticides existe déjà en Europe, et demande à favoriser les méthodes intégrées de gestion des ‘ravageurs’, c’est à dire de n’utiliser les pesticides chimiques qu’en dernier recours. Or, en janvier dernier, la Cour des Comptes européenne soulignait combien la Commission avait été incapable d’assurer la mise en œuvre de cette directive, du fait du manque de données et d’indicateurs pertinents, face également à une faible coopération des États membres2.

Il y a donc lieu de se réjouir qu’une telle stratégie ait été publiée, mais ce n’est que le début d’un long parcours semé d’embûches pour transformer le modèle agroalimentaire de l’Union. La Commission devra avant tout faire preuve de volonté politique et trouver des moyens d’assurer la mise en œuvre de ses propositions.

Perspectives  :

  • Le rapport à venir du Parlement européen sur cette stratégie 
  • La révision de la directive sur les pesticides sera à suivre pour voir comment la Commission prévoit de mettre en œuvre ses objectifs concernant les pesticides, plus d’informations ici
  • Suite et fin des négociations sur la prochaine PAC, probablement à l’automne.
Sources
  1. Communication de la Commission au Parlement Européen, au Conseil, au Comité Economique et Social européen et au Comité des régions : Une stratégie de la ferme à la table pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement, 20 mai 2020
  2. Rapport de la Cour des Comptes européenne sur l’utilisation durable des pesticides en Europe