En réponse à l’épidémie de Covid-19, le gouvernement italien a déjà alloué pas moins 1,150 milliards d’euros aux secteur agricole et au secteur social. Ces ressources sont destinées à faciliter l’accès des exploitations agricoles et des citoyens au financement de la production, à l’aide commerciale et à régulariser les agriculteurs et les travailleurs sociaux sans-papiers.

C’est cet élément en particulier du décret qui est à l’origine d’une profonde division de l’opinion et de la classe politique.

Les chiffres montrent que le système agricole italien dépend d’environ 400 000 travailleurs saisonniers, qui représentent jusqu’à 36 % de toute la main-d’œuvre légale1. Avec l’avènement de la crise, l’Italie a enregistré un déficit de 250 000 travailleurs saisonniers dans ces secteurs, comme le soutient Coldiretti, l’organisation syndicale des travailleurs agricoles2. Pour combler cette lacune, le gouvernement vise à régulariser environ 200 000 travailleurs sans-papiers.

Le processus de régularisation approuvé permet aux travailleurs sans-papiers de demander un statut de migration temporaire pour chercher un emploi dans les secteurs agricole et social et, au cas où ils signeraient un contrat de travail, d’obtenir une allocation de travail. En outre, le décret leur permet d’accéder plus facilement aux services de la santé publique en cas de contamination virale3.

Teresa Bellanova, ministre de l’Agriculture, qui travaillait comme ouvrière agricole depuis l’âge de 14 ans, a affirmé que ce décret marque les premiers pas vers « la légalité et l’égalité » des travailleurs agricoles.

Malgré ces aspects positifs, les critiques ont néanmoins soulevé des doutes et souligné des erreurs dans sa dimension pratique, son efficacité et ses fondements éthiques.

Premièrement, certains pointent du doigt des incohérences dans la procédure prévue pour régulariser les travailleurs illégaux. Les employeurs devraient se dénoncer eux-mêmes, déclarer qu’ils les ont employés illégalement et leur fournir un contrat régulier. De plus, ils devraient contribuer à hauteur de 400 euros par travailleur4. En d’autres termes, il n’y aurait aucune incitation claire pour l’employeur à passer par le processus de régularisation, entraînant les coûts de main-d’œuvre plus élevés qu’un contrat ordinaire.

Deuxièmement, l’efficacité du décret est remise en cause en raison des conditions strictes qu’il impose. Les ressortissants étrangers, titulaires d’un titre de séjour expiré après le 31 octobre 2019, peuvent déposer une demande de nouveau titre de séjour temporaire s’ils justifient de leur emploi dans l’un des secteurs couverts par le décret. Cependant, les preuves à l’appui peuvent être difficiles à récupérer si leur emploi précédent était illégal, pouvant considérablement réduire le nombre de migrants éligibles à la régularisation.

Troisièmement, le décret repose sur des fondements éthiques pour le moins fragiles. Gérer l’immigration illégale à travers ce type de mesures ponctuelles met à rude épreuve l’idée libérale de droits humains inaliénables, y compris le droit à la santé et le droit des travailleurs, qui ne peuvent être garantis à tous ces invisibles.

Pour cette raison, le 21 mai, les travailleurs agricoles dirigés par le syndicat USB se sont mis en grève5. Ils déplorent que le décret supprime une grande partie des travailleurs agricoles, qui sont condamnés à rester invisibles. Comme l’a souligné le chef de file de la mobilisation, Aboubakar Soumahoro, ces travailleurs sont maintenus dans des conditions de vie misérables et d’exploitation humaine, où les droits fondamentaux du travail ne sont pas garantis.

Les grévistes exigent que, pendant la pandémie, tout le monde, indépendamment de son statut professionnel, devrait obtenir un permis de séjour avec accès aux soins de santé de base. En effet, la Constitution italienne, en vertu de l’article 32, garantit la santé comme droit fondamental dans l’intérêt de l’individu et de la collectivité. Cela s’applique encore plus lors de l’épidémie de Covid-19, comme le reconnaît le décret original, qui ne crée cependant pas les conditions pour garantir la santé de cette foule d’invisibles.

Le décret porte donc en son cœur une tension fondamentale en ce qu’il reconnaît à la fois que les conditions actuelles des personnes en situation irrégulière sont indéfendables et contraires aux droits humains fondamentaux. En plus, ça expose la communauté à un risque de contamination. Si le décret ne crée pas les conditions nécessaires pour régulier tous les travailleurs, l’accès à ces droits est limité, donc ce ne sont plus universels. 

La situation politique actuelle, où les positions d’extrême droite sont très fortes – La Lega et les Fratelli d’Italia sont ensemble à 40 % dans les enquêtes d’opinion – montre que d’importantes contraintes pèsent sur ce que tout gouvernement pourrait faire en termes de réforme de l’immigration, et qu’il y a peu d’espace pour des actions plus audacieuses.