Il se passe quelque chose d’étrange en Asie. La région confrontée aux plus importantes transformations de ses rapports de forces, l’Asie de l’Est, y traverse une période de paix. La région dominée géopolitiquement par l’Occident, l’Asie occidentale, fait quant à elle l’expérience de la guerre et du conflit. Comment expliquer ce schéma inhabituel de guerre et de paix ? Cet article entend explorer les forces historiques profondes qui mènent aujourd’hui à la paix en Asie orientale et à la guerre en Asie occidentale.
Pour commencer, tout, dans la logique de l’Histoire, semble nous dire que l’Asie orientale devrait être en guerre. Plusieurs grandes figures intellectuelles occidentales l’ont prédit. Richard K. Betts a ainsi déclaré que « l’un des facteurs qui incitent à l’optimisme concernant la paix en Europe est l’apparente satisfaction des grandes puissances face au statu quo », tandis qu’il existe en Asie de l’Est « un vaste réservoir de doléances qui s’accumulent, potentiellement plus génératrices de conflits que pendant la guerre froide, pendant laquelle la bipolarité a permis d’éviter l’escalade des querelles de clocher ». Aaron L. Friedberg déclare qu’« alors que la guerre civile et les conflits ethniques continueront pendant un certain temps à couver à la périphérie de l’Europe, c’est l’Asie qui, à long terme, semble bien plus susceptible de devenir le théâtre de conflits entre grandes puissances. Le demi-millénaire au cours duquel l’Europe a été le principal générateur de guerre au monde (ainsi que de richesse et de connaissances) touche à sa fin. Mais, pour le meilleur ou pour le pire, le passé de l’Europe pourrait être l’avenir de l’Asie ». Barry Buzan et Gerald Segal ont également observé que « l’Asie court le risque d’un retour vers le futur », futur marqué par les tensions et conflits. Et d’ajouter que « l’Europe, en particulier, et l’Occident, en général, constituent des sociétés internationales avancées et largement développées ». L’Asie se distingue par la combinaison de plusieurs sociétés industrialisées avec une société internationale régionale si appauvrie dans son développement qu’il est même difficile de la comparer à l’Afrique ou au Moyen-Orient » 1. Plusieurs décennies se sont écoulées depuis ces prédictions pleines d’assurance qui voyaient en l’Asie de l’Est un terreau fertile pour le conflit. Pourtant, ce n’est pas la guerre qui s’imposa, mais bien la paix. Pourquoi ?
Il serait insensé d’avancer des explications fondées sur un unique facteur. L’Asie et, plus spécifiquement, l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est sont des lieux complexes. Plusieurs facteurs y ont contribué à la paix, notamment l’engagement stratégique de la Chine de progresser pacifiquement ; l’ordre international fondé sur l’état de droit, transmis par l’Occident après la Seconde Guerre mondiale, la culture du pragmatisme inhérente à de nombreuses cultures de l’Asie de l’Est et peut-être la simple chance d’avoir en Asie des dirigeants et penseurs stratégiques réfléchis et profonds, parmi lesquels de grands hommes tels que Deng Xiaoping et Lee Kuan Yew.
La contribution de la Chine à la dynamique de paix est particulièrement cruciale. Napoléon a émis cet avertissement bien connu : « laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera, le monde entier tremblera ». L’Occident a ignoré ce sage conseil. Il ne s’est pas contenté d’éveiller la Chine mais l’a piétinée tout entière, emmené par les Britanniques lors de la célèbre guerre de l’opium en 1842. Dans un acte plus terrifiant encore, les forces britanniques et françaises ont pillé, saccagé et détruit le Palais d’été en 1860, détruisant par la même occasion des œuvres d’art et antiquités historiques qui valaient mille fois Notre-Dame. Les Chinois ont subi un siècle d’une amère humiliation entre 1842 et 1949. Ils ne l’ont pas oublié. Pas plus tard qu’en mars 2020, le correspondant du Financial Times, Jamil Anderlini, racontait sa rencontre avec un jeune enfant chinois qui lui demandait, dans une profonde angoisse : « pourquoi avez-vous brûlé le Palais d’été ? ».
Avec tant de souffrance et d’humiliation, la Chine aurait dû réapparaître dans la peau d’un furieux dragon cracheur de flammes, au lieu de quoi elle s’est engagée à progresser pacifiquement. Deng Xiaoping, en chef avisé, a sagement conseillé à son peuple d’encaisser les humiliations et les insultes, de faire profil bas et de s’efforcer de réussir. La Chine aurait pu se considérer provoquée par de nombreux événements au cours des quarante dernières années : la décision du président Clinton d’envoyer des porte-avions dans le détroit de Taiwan en 1996 ; le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade en mai 1999 ; les rencontres rapprochées avec des navires de la marine japonaise dans les îles Diaoyutai/Senkaku de septembre 2012 à fin 2013, que Christopher Hughes, professeur de relations internationales à la London School of Economics and Political Science (LSE), qualifie de « plus graves pour les relations sino-japonaises dans la période de l’après-guerre en termes de risque de conflit militarisé » 2. Chacun de ces événements aurait pu déclencher une guerre ou un simple accrochage. Pourtant, de toutes les grandes puissances de l’histoire du monde, et notamment des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine est la seule à n’avoir pas mené de guerre au cours des 40 dernières années (depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979).
La retenue militaire chinoise s’explique également par une culture de la stratégie profondément ancrée, la Chine étant convaincue que la meilleure façon de gagner des guerres est de ne pas les mener. Sun Tzu affirmait que « la meilleure victoire est celle dans laquelle l’adversaire se rend de son propre chef avant qu’il n’y ait de véritables hostilités… Il est préférable de gagner sans se battre ». Henry Kissinger a savamment décrit la différence entre la pulsion qui mène l’Occident à rechercher la victoire militaire et celle qui mène la Chine à s’assurer un avantage stratégique à long terme. Il l’a fait en comparant le jeu d’échecs occidental avec le jeu chinois de wei qi, déclarant que « si les échecs s’intéressent à la bataille décisive, le wei qi s’intéresse à la campagne prolongée. Le joueur d’échecs vise la victoire totale. Le joueur de wei qi recherche un avantage relatif » 3. Kissinger poursuit en ajoutant que « les penseurs chinois ont développé une pensée stratégique qui met l’accent sur la victoire grâce à l’avantage psychologique et prône l’évitement des conflits directs » 4.
Cette culture stratégique explique en partie l’essor relativement pacifique de la Chine. Toutefois, cette ascension pacifique a également été facilitée par l’environnement mondial favorable que l’Occident a créé après la Seconde Guerre mondiale. Ici, la comparaison entre l’environnement mondial de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle et celui de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle s’avère utile. Lorsque, durant cette première époque, le Japon est devenu une grande puissance, il a cru qu’il n’avait pas d’autre choix que de conquérir des territoires pour s’assurer des ressources naturelles essentielles. Lorsque la Chine a commencé d’émerger lors de la seconde, elle a respecté l’ordre établi en 1945, fondé sur la primauté du droit, et a utilisé le commerce plutôt que la conquête pour s’assurer croissance économique et prospérité. La Chine est indéniablement devenue le premier bénéficiaire de cet ordre, ce qui explique en partie la désillusion de l’administration Trump à l’égard de ce dernier. Pourtant, malgré cette culture stratégique et cet environnement favorable, des guerres auraient pu éclater car l’Asie de l’Est regorge de « points chauds », parmi lesquels la frontière la plus dangereuse au monde, entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, la profonde défiance entre la Chine et le Japon, la question irrésolue de Taïwan et les litiges territoriaux en mer de Chine méridionale, pour n’en citer que quelques-uns. Dans chacun de ces quatre exemples, des rencontres rapprochées ont eu lieu qui auraient pu déclencher des conflits. Pourtant, la paix a prévalu.
D’autres facteurs ont contribué à la prédominance de la paix. L’un d’entre eux est une force intangible : une culture du pragmatisme profondément ancrée. Sa véritable signification ne peut être mise en évidence qu’en la confrontant à la tendance occidentale à la prise de positions idéologiques. Ce contraste peut être appliqué à un problème spécifique à l’Asie de l’Est : celui de la péninsule coréenne. Après la guerre de Corée en 1950-53, la Chine devint le protecteur de la Corée du Nord et les États-Unis ceux de la Corée du Sud. Pendant des décennies, tout fut paralysé. Pourtant, lorsque la Chine décida de s’ouvrir au monde et de nouer des relations avec tous ses partenaires potentiels, elle mit entièrement de côté ses divergences idéologiques passées avec la Corée du Sud et établit des relations diplomatiques avec cette dernière en août 1992. Les États-Unis auraient pu et auraient dû égaler cet acte pragmatique en établissant des relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Pourtant, pour des raisons idéologiques, cette idée n’a même pas traversé l’esprit des responsables politiques de Washington à l’époque.
Cette culture du pragmatisme explique également pourquoi l’Asie du Sud-Est demeure en paix. En théorie, l’Asie du Sud-Est devrait être la région la plus dangereuse de la planète. Aucune région du monde n’est plus diversifiée. L’Asie du Sud-Est a servi de carrefour du monde pendant plus de deux millénaires. Sa remarquable diversité culturelle est le fruit de cette histoire. Au moins quatre grandes vagues culturelles ont déferlé sur l’Asie du Sud-Est : les vagues indienne, chinoise, musulmane et occidentale. Dans un espace géographique relativement restreint se trouvent 240 millions de musulmans, 130 millions de chrétiens, 200 millions de bouddhistes et 13 millions d’hindous. Un historien britannique renommé, C.A. Fisher, a qualifié la région de « Balkans d’Asie », ajoutant que ces derniers étaient plus divers encore que leurs pendants européens. Il a prédit des troubles pour l’Asie du Sud-Est. Sur la liste des régions les plus prometteuses en matière de coopération internationale, l’Asie du Sud-Est figurait assurément au dernier rang.
Et pourtant, les Balkans d’Asie donnèrent naissance, étonnamment, à la deuxième organisation régionale la plus performante au monde, l’ASEAN, qui se classe deuxième, après l’Union européenne, pour la gamme d’activités couvertes par sa coopération régionale. En effet, comme je le démontre dans un ouvrage dont je suis le coauteur, The ASEAN Miracle, les observateurs les plus avertis, y compris ses pères fondateurs, pensaient de l’ASEAN qu’elle s’effondrerait et échouerait, à l’image de tous ses prédécesseurs en Asie du Sud-Est. De nombreux facteurs, dont la crainte partagée du communisme, la chance et le golf, expliquent son succès défiant toute attente. Une gouvernance de haut niveau y a également contribué. Le président Suharto, dont l’esprit était imprégné de mysticisme javanais, a pu coopérer avec Lee Kuan Yew, un brillant avocat de formation anglo-saxonne. Quel était le pont qui reliait ces différents univers mentaux ? La culture du pragmatisme.
Une autre façon de comprendre le bilan de paix et de prospérité de l’Asie de l’Est est de le comparer et de le comparer à l’Asie de l’Ouest, laquelle a toujours connu guerres et conflits. Il est toujours dangereux de proposer des explications à facteur unique. Pour autant, certaines d’entre elles peuvent offrir un éclairage utile. La différence fondamentale entre Asie de l’Est et Asie de l’Ouest réside dans le fait que si l’Asie de l’Est est profondément imprégnée de cette culture du pragmatisme, l’Asie de l’Ouest (qui est demeurée sous domination occidentale) a été affectée par la culture de la « gâchette facile » qu’a produit l’Occident.
Comme le terme de « culture de la gâchette facile » peut sembler assez provocateur, il peut être utile de l’expliquer à l’aide de données. J’ai mentionné plus haut que la Chine n’a pas mené de guerre en quarante ans et n’a pas tiré un seul coup de feu en trente ans. En revanche, au cours des trente dernières années, depuis la fin de la guerre froide (qui était censée apporter des dividendes de paix), les États-Unis ont été impliqués, directement ou indirectement, dans des conflits en Somalie, au Kosovo, en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen, au Pakistan, au Panama, au Koweït, en Bosnie, en Iran, au Soudan, en Afghanistan et en Serbie.
La statistique suivante explique les différences marquées entre la culture stratégique de l’Asie de l’Est et de l’Ouest. En trente ans, depuis 1989, la Chine n’a pas tiré une seule balle au-delà de ses frontières. À l’inverse, au cours de la dernière année de la présidence de Barack Obama, un dirigeant pourtant relativement pacifiste, les États-Unis ont largué 26 172 bombes sur sept pays. Il sera probablement impossible de documenter le nombre total de bombes que les États-Unis ont larguées à l’étranger depuis la fin de la guerre froide. Il est difficile de trouver des estimations, mais on estime néanmoins que le chiffre s’élève à plus de 100 000 pour la période de la présidence de de Barack Obama et à environ 70 000 pour celle de George W. Bush. Lorsque les futurs historiens se pencheront sur cette habitude de la « gâchette facile » et du largage de bombes, la question évidente qu’ils se poseront sera celle de savoir si les dirigeants, tant civils que militaires, qui ont pris ces décisions ont réfléchi soigneusement et stratégiquement avant de mettre en œuvre de telles actions.
Barack Obama a été profondément troublé par ces tendances militaristes des États-Unis. Il a donc essayé de faire preuve de retenue stratégique et s’est en effet vu vilipendé pour ne pas avoir bombardé la Syrie lorsque la presse a rapporté que Bachar Al-Assad avait utilisé des bombes chimiques en août 2013. Pourtant, comme je me le demandais dans La Chine a-t-elle gagné ? : « cela aurait-il permis de faire tomber Assad ? Probablement pas. Et si Assad était tombé, le peuple syrien aurait-il été mieux loti ou bien aurait-il subi des pertes humaines encore plus importantes, comme ce fut le cas des Irakiens et des Libyens après les interventions occidentales ? Quels intérêts nationaux américains le bombardement de la Syrie aurait-il consolidé ? »
Nul besoin d’être un stratège de génie pour constater que presque toutes les interventions occidentales en Asie occidentale (et en Afrique du Nord) se sont soldées par des échecs. De nombreux alliés de l’Occident ont souligné que c’était une erreur de l’Occident que de continuer à intervenir en Asie occidentale. Ainsi, un haut fonctionnaire indien, Shyam Saran, écrivit-il à propos des interventions occidentales : « dans la plupart des cas, la situation post-intervention est bien pire, la violence plus meurtrière et la souffrance de ceux qui étaient censés être protégées bien plus grave qu’auparavant. L’Irak est un cas ancien, la Libye et la Syrie en sont de plus récents. Une histoire similaire se déroule aujourd’hui en Ukraine. Dans chaque cas, aucune réflexion approfondie n’a été menée sur les conséquences possibles de l’intervention ». De même, un autre haut fonctionnaire indien, Shivshankar Menon, a fait remarquer que « les interventions unilatérales (parfois secrètes), comme en Libye ou en Syrie, ont eu des résultats inattendus et dangereux… Nous devons clairement améliorer, renforcer et utiliser les processus et les institutions de consultation et d’action multilatérales dont dispose la communauté internationale ».
Puisqu’il est manifeste que presque toutes les interventions occidentales en Asie occidentale se sont soldées par un échec, il paraît évident de se demander pourquoi l’Occident a continué de mettre en œuvre de telles politiques. Ici, pour être tout à fait juste, il faut reconnaître qu’il y a eu quelques différences d’un dirigeant occidental à l’autre. Par exemple, lorsque le président George W. Bush a décidé d’envahir l’Irak en mars 2003, les dirigeants français et allemands, Chirac et Schröder, s’y sont opposés en faisant montre d’un grand courage personnel. À raison : l’Irak s’est avéré être un échec catastrophique, qui a coûté aux États-Unis des milliers de milliards de dollars, sommes qu’ils ne pouvaient pas se permettre de dépenser alors que 50 % de la population américaine souffrait d’une diminution de son niveau de vie. La leçon était claire : les interventions occidentales dans les pays musulmans du Moyen-Orient conduisent à des désastres. Et pourtant, l’Occident a continué d’intervenir. La France s’est engagée dans les conflits libyen (2011) et syrien (de 2014 à aujourd’hui). L’Allemagne a participé à la guerre en Syrie. Elle a cependant refusé d’envoyer des troupes en Libye. Mais elle a autorisé l’utilisation de ses installations militaires et a apporté une contribution financière. D’autres désastres ont suivi. La vie quotidienne des gens ordinaires en Libye et en Syrie s’est détériorée depuis ces interventions.
La question évidente est la suivante : l’Occident peut-il tirer les leçons de trois décennies d’erreurs et cesser d’intervenir militairement dans les affaires des États musulmans d’Asie occidentale et d’Afrique du Nord ? Plusieurs universitaires occidentaux, dont Andrew Bacevich, John Mearsheimer et Steve Walt, ont plaidé de manière convaincante en faveur de l’arrêt de ces interventions. Bacevich, par exemple, écrit qu’« en Irak, en Afghanistan et en Libye, entre autres, l’intervention a produit non pas la stabilité mais l’instabilité. En effet, Daesh lui-même compte parmi les fruits empoisonnés de l’invasion irakienne imprudemment conçue par George W. Bush et aggravée encore par l’occupation grotesquement mal gérée qui s’ensuivit. Aussi bienveillantes que soient nos intentions, nous avons réussi à aggraver la situation ».
Le paradoxe moral réside ici dans ce que ces interventions occidentales en Asie de l’Ouest ne sont pas motivées par une quelconque volonté de nuire ou de détruire. Au contraire, elles sont guidées par un noble désir de venir en aide à ces sociétés en faisant tomber leurs dictateurs malfaisants. Lorsque l’on est motivé par des actions nobles, le calcul des coûts et des avantages n’entre pas en ligne de compte. Ce qui nous amène au cœur des différences d’approches des esprits occidentaux et orientaux quant aux questions de guerre et de paix. L’Occident estime que l’objectif idéologique de promotion de la démocratie devrait l’emporter sur toute considération pragmatique. L’Orient juge que les calculs pragmatiques, plutôt que les considérations idéologiques, doivent guider l’élaboration des politiques. Cette simple différence de points de vue explique pourquoi l’Asie occidentale connaît la guerre et les conflits et l’Asie orientale la paix.
Qu’en est-il alors de l’Asie du Sud, cette vaste région intensément peuplée, localisée entre l’Asie occidentale et l’Asie orientale ? La réponse est simple : elle est déchirée entre les impulsions idéologiques de l’Occident et celles, pragmatiques, de l’Orient. Deux études de cas donnent à voir le déchirement de cette région : la première concerne les anciens Pakistan occidental et oriental ; la seconde, l’Inde.
Lorsque le Pakistan occidental et le Pakistan oriental furent séparés en 1971, la doxa de par le monde, y compris en Occident, tenait pour acquis que le Pakistan occidental allait réussir et que le Pakistan oriental, devenu le Bangladesh, allait échouer. Henry Kissinger reflète bien cette doxa lorsqu’il fait remarquer que le Bangladesh demeurerait « une cause perdue ». Et c’est en effet ce que laissaient présager tous les indicateurs. Avec l’accélération de la guerre froide, le Pakistan occidental est devenu le favori de l’Occident, tout particulièrement après l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique en 1979. Le Pakistan a reçu une aide massive, s’élevant à près de 5 milliards de dollars dans les années 1980. Le Bangladesh, en comparaison, n’a reçu que des miettes. À la fin de la guerre froide, le Pakistan a temporairement perdu son statut de favori géopolitique. Il est néanmoins redevenu le favori de l’Occident et plus particulièrement des États-Unis après le 11 septembre 2001 et la décision des États-Unis d’envahir l’Afghanistan. Le Bangladesh, en revanche, n’a jamais été une priorité stratégique pour l’Occident.
Près de cinquante ans se sont écoulés depuis la séparation. Qui, du Pakistan occidental ou du Pakistan oriental, s’en est le mieux sorti ? La réponse se trouve dans les données. En 1971, lorsque les deux pays se sont séparés, le PIB par habitant du Pakistan occidental était 1,6 fois plus élevé que celui du Pakistan oriental. Aujourd’hui, le PIB par habitant du Bangladesh dépasse celui du Pakistan depuis 2016. Pourquoi le Bangladesh a-t-il réussi contre toute attente, bénéficiant d’un taux de croissance économique moyen de plus de 6 % par an pendant plus de trois décennies ? 5 De nombreux facteurs y ont probablement contribué mais un contraste évident se dégage tout particulièrement. Le Pakistan a participé à plusieurs opérations militaires impliquant l’Occident. Son budget militaire représentait 4 % de son PIB en 2018, ce qui en fait l’un des plus élevés au monde. Le Bangladesh, en revanche, ne s’est impliqué dans aucun des conflits militaires menés par l’Occident. Il a connecté son économie à l’environnement pragmatique de l’Asie de l’Est, attirant ainsi les investissements étrangers, à l’instar de l’Asie du Sud-Est, pour alimenter sa croissance économique.
De l’étude comparative du cas pakistanais ressort un enseignement clair. L’implication dans les aventures militaires occidentales n’est pas rentable, comme l’a prouvé le Pakistan. L’implication dans le modèle de développement économique de l’Est est payante, comme le prouve le Bangladesh. Paradoxalement, l’une des bonnes fortunes paradoxales du Bangladesh réside dans le fait qu’il a été négligé par l’Occident.
L’étude de cas indienne est plus intéressante encore. Situé entre l’Asie occidentale et l’Asie orientale, le pays est clairement déchiré, sur les plans politique et psychologique, entre les impulsions venant de l’Occident et de l’Orient. L’Inde s’est également trouvée prise dans des courants géopolitiques croisés. Pendant la guerre froide, lorsque l’Occident s’est aligné sur une Chine communiste et une dictature militaire au Pakistan, l’Inde, plus grande démocratie du monde, s’est vue évincée par l’Occident. Aujourd’hui, avec l’émergence de la Chine au rang de principal rival géopolitique des États-Unis, l’Inde est devenue une priorité géopolitique pour les États-Unis. En effet, depuis la fin de la guerre froide, elle est régulièrement courtisée par les présidents américains, qu’il s’agisse de Bill Clinton, George W. Bush, Barack Obama ou Donald Trump.
Une telle cour peut sembler très séduisante. De nombreuses voix puissantes et influentes au sein de l’establishment stratégique indien appellent l’Inde à établir un partenariat stratégique, voire une alliance implicite, avec les États-Unis pour affronter la Chine. La profonde défiance entre l’Inde et la Chine renforcent encore cet appel. Il est clair qu’au cours de la prochaine décennie, l’Inde devra faire des choix stratégiques clairs. Il s’agira de choix fatidiques.
Avant d’opérer ces choix, il pourrait être bon pour l’Inde d’approfondir la question clé à laquelle cet article a tenté de répondre. Pourquoi les pays situés à l’ouest de l’Inde ont-ils subi tant de conflits et n’ont-ils connu aucun épisode de croissance économique miracle ? Pourquoi les pays situés à l’Est de l’Inde ont-ils à l’inverse connu tant de miracles économiques et si peu de conflits, relativement parlant ? Cet article ne fait que commencer à explorer certaines différences clés dans les dynamiques sous-jacentes de l’Asie de l’Ouest et de l’Est. Néanmoins, une leçon est claire. L’Asie orientale, tant au Nord-Est qu’au Sud-Est, a réussi parce qu’elle a suivi des voies politiques et économiques pragmatiques.
Malgré cette leçon évidente, nombreux sont ceux qui, en Occident, préféreraient encore que l’Inde rejoigne l’Occident plutôt que l’Orient. À première vue, il semblerait qu’il soit dans l’intérêt commun des deux piliers de l’Occident que sont l’Europe et l’Amérique que d’attirer l’Inde vers l’Occident. En vérité, leurs intérêts divergent. Si l’Inde se rapproche de l’Occident, les États-Unis y gagneront en ce qu’ils s’adjoindront un partenaire fort pour faire contrepoids à la Chine, leur principal rival géopolitique. Si l’Inde se rapproche de l’Est, l’Europe y gagnerait en ce que, si l’Inde se joint aux réussites économiques pragmatiques de l’Est, elle pourrait devenir un pont vital transmettant la culture pragmatique de l’Asie de l’Est à l’Asie de l’Ouest. Une Asie occidentale (et, plus tard, une Afrique du Nord) pleine de réussites économiques de style est-asiatique serait un cadeau géopolitique majeur à l’Europe. C’est pour cette raison que l’Europe doit tout à la fois comprendre et soutenir l’histoire de paix de l’Asie orientale.
Sources
- Kishore Mahbubani, “The Pacific Way,” Foreign Affairs, 1995, Vol. 74, no.1 : pp. 100-111.
- BBC, “Viewpoint : How series are China-Japan tensions,” 8 February 2013,https://www.bbc.com/news/world-asia-21290349.
- Henry Kissinger, On China, London : Allen Lane, 2011, p. 23.
- Kissinger, op. cit., p. 25.
- Le taux de croissance du PIB au Bangladesh a été en moyenne de 5,69 % entre 1994 et 2016. Si nous n’incluons que la dernière décennie, il a été supérieur à 6 %.