Les conséquences sanitaires indirectes de la pandémie
Le changement majeur de nos comportements induits par le confinement a des conséquences sanitaires bien au-delà du domaine de la virologie. Le retard de prise en charge d’urgences vitales par diminution du recours aux urgences, la décompensation de pathologies chroniques par l’interruption du suivi médical et l’essor de pathologies psychiatriques sont autant de menaces à retardement pour le système sanitaire. Il est difficile pour l’instant d’estimer l’ampleur de ces « dégâts collatéraux » de la pandémie, difficiles à objectiver pendant la phase aiguë de la crise, mais les retombées seront potentiellement majeures et durables.
Les effets sanitaires d’une pandémie peuvent être décrits comme une succession de vagues. La 1e vague (violet) est liée à la morbi-mortalité directement engendrée par le virus. La 2e vague (vert) est engendrée par le manque et le retard de prise en charge d’urgences vitales et fonctionnelles. Elle est suivie d’une 3e vague (bleu) en lien avec la décompensation de pathologies chroniques, ainsi que le retard de prise en charge de pathologies non diagnostiquées à cause de la pandémie (telles que les cancers et pathologies cardiaques). Enfin, la dernière vague (rouge) correspond aux conséquences psychiques et psychiatriques de l’épidémie. Nous nous situons actuellement sur la partie descendante de la 1e vague (violette) ; le reste est encore à venir.
Une diminution du recours aux Urgences
Le début du confinement à la mi-mars 2020 s’est accompagné d’une diminution des consultations aux services des Urgences de 50 % en moyenne en France, pouvant atteindre 80 % dans les centres épidémiques actifs tels que le Grand Est et les Hauts-de-France. Cette diminution se poursuit en avril (48 %) 1.
Cette diminution s’explique en partie par les effets « bénéfiques » du confinement : il y moins d’accidents de circulation, moins d’accidents de travail, en milieu scolaire ou liés à des activités sportives… Mais qu’en est-il des urgences vitales et fonctionnelles ? En France, il y a environ un Accident Vasculaire Cérébral (AVC) toutes les quatre minutes, et un infarctus du myocarde (IDM) toutes les cinq minutes 2 3. Or, on observe une forte diminution de ces indicateurs la dernière semaine de mars et la première semaine d’avril avec une chute du recours aux urgences de 35 % pour les atteintes cardiaques et de 27 % pour les AVC.
Il n’y a pourtant pas de raison organique pour expliquer une moindre survenue d’urgences vitales et fonctionnelles. Est-ce lié à une autocensure, par peur de déranger les médecins déjà débordés ? Ou bien à un délai d’attente trop long lors de l’appel du 15, submergé par les appels liés au Covid ? À une peur d’être contaminé en se rendant à l’hôpital ? Quelle que soit la cause justifiant cette absence de recours aux urgences, les conséquences peuvent être dramatiques. Comme le souligne la maxime de médecine neurovasculaire time is brain, les AVCs doivent être pris en charge très rapidement, en moins de 6h pour empêcher des séquelles irréversibles. Il en est de même pour les IDM : tout retard de prise en charge, au-delà de 90 min, constitue une perte de chance pour la récupération fonctionnelle. Face à ce constat alarmant, les sociétés françaises de médecine neurovasculaire et cardiologique ont publié un communiqué de presse le 8 avril, encourageant la population à ne pas attendre pour recourir aux soins urgents en cas de symptômes 4. Dans la même lignée, lors d’une conférence de presse le 19 avril, Olivier Véran et Edouard Philippe insistaient sur le fait que « le confinement ne doit pas être synonyme de renoncement aux soins ». Peut-être grâce à ces mesures de communication, ou simplement avec la sortie de la période aiguë du confinement, nous avons pu observer une reprise à la hausse du nombre de passages aux urgences à partir de la mi-avril pour les AVC, et fin avril pour les cardiopathies ischémiques.
Une interruption du suivi de pathologies chroniques
On observe un phénomène semblable dans la médecine de ville, avec une diminution de 40 % d’activité depuis la mi-mars 5, voire de 50-80 % pour les spécialistes libéraux selon certaines estimations 6. Avec l’annonce du confinement, les patients ont annulé leurs rendez-vous ; par peur de la contamination, par peur de contrôle des forces de l’ordre, mais aussi tout simplement pour respecter les règles du confinement, en intégrant la notion que « ce qui n’est pas urgent peut-être reporté ». Or, ces reports engendrent une rupture dans le parcours de soin, dont les dégâts sont bien plus insidieux et tardifs que ceux engendrés par l’absence de consultation aux urgences. Comme le souligne le Collège national des généralistes enseignants dans un communiqué du 24 mars, ce sont les patients fragiles et polypathologiques qui risquent d’être particulièrement pénalisés par cette interruption du suivi et des soins médicaux. Avec le stress, le changement d’activité physique 7, la perte d’observance et de disponibilité des traitements 8, on risque la multiplication des décompensations, et ainsi une augmentation des hospitalisations et de la mortalité liées aux causes autres que le Covid. Pour pallier à cela, la Haute Autorité de Santé (HAS) a émis des recommandations 9 encourageant les professionnels de santé à s’enquérir de la situation des patients avec ALD les plus fragiles et s’assurer qu’ils ne risquent pas de rupture des soins préjudiciable, leur proposer un suivi, et encourager le maintien de la prise en charge.
Plusieurs solutions ont été proposées pour limiter l’impact de ces retombées tardives de la pandémie. Le développement de circuits spécifiquement dédiés aux patients atteints du Covid19 permet de libérer des structures pour la prise en charge des patients non contaminés. La téléconsultation a connu un développement sans précédent, avec plus de 2.5 millions de téléconsultations réalisées sur la plateforme leader Doctolib depuis le début de l’épidémie de Covid-19. En mars, 12 % des rendez-vous pris sur la plateforme étaient des téléconsultations, contre 45 % en avril 10. Ce phénomène a constitué un outil clé pour le maintien de la relation médecin-patient, fournir un avis médical et, le cas échéant, une prescription, mais n’est pas adapté à toutes les situations. Sans la possibilité de réaliser un examen avec auscultation, palpation, cette technique ne permet pas une appréciation clinique globale et peut engendrer des erreurs d’interprétation aux conséquences potentiellement dramatiques. La téléconsultation permet de pallier certains manquements engendrés par la crise, mais ne constitue en rien un remplacement de la consultation classique.
La difficile priorisation des interventions
Afin de se préparer à la vague épidémique, l’organisation des centre hospitaliers a été refondée en profondeur. En se limitant aux interventions urgentes ou dont le report constituerait une perte de chance, les services ont ainsi pu diminuer leur activité, jusqu’à 50 % dans les services chirurgicaux, permettant par ce biais d’augmenter la capacité d’accueil pour les patients Covid-19, diminuer l’exposition non justifiée des individus à l’environnement hospitalier, et diminuer l’exposition des professionnels de santé aux cas Covid-19 asymptomatiques. Mais la priorisation des soins est une tâche périlleuse, la plupart des situations cliniques n’étant pas toute noire ou tout blanche. En chirurgie oncologique et orthopédique, par exemple, en raison de leur profil d’âge et de pathologie, un grand nombre des patients fait partie du sous-groupe à risque de formes graves de Covid, et il serait plus prudent de leur éviter un passage hospitalier en période de crise. Mais en même temps, que ce soit par l’augmentation de la taille d’un cancer pulmonaire non traité, par la grabatisation d’une personne âgée en attente d’une prothèse de hanche, tout report constitue une perte de chance. La balance bénéfice-risque est bien entendu une difficulté inhérente au métier de médecin et notamment de chirurgien, mais elle est exacerbée par la situation inédite. Des recommandations ont été mises en place pour aider les praticiens 11 12.
Mais ce problème de priorisation va bien au-delà du seul cadre hospitalier. Même quand la balance médicale penche clairement en faveur d’une intervention, la décision finale appartient au patient. Conscients de leur vulnérabilité au Covid, exposés de façon massive aux médias, ces derniers ont parfois une perception biaisée, une peur panique qui les pousse à annuler des interventions pourtant urgentes, oubliant qu’il est plus probable qu’ils décèdent d’une évolution de leur cancer que du Covid…
Au-delà du problème de la priorisation des soins, une analyse réalisée par EdgeHealth sur la base des données des fonds NHS en Angleterre 13 met en lumière un autre problème : sera-t-on capables de rattraper le retard construit ? En Angleterre, environ 700 000 interventions non urgentes sont prévues chaque mois. Sur une période de 3 mois, un total de 2.1 millions d’opérations n’auront ainsi pas eu lieu. Ce report aura pour conséquence d’allonger les délais d’attente des patients de 8,5 à 13,5 semaines, voire plus selon l’évolution de la situation. Ces estimations ne sont bien sûr pas directement extrapolables au système sanitaire français, dont le fonctionnement est très différent, mais mettent en lumière un problème qui se manifestera bien au-delà des frontières.
Quel impact sur la santé mentale et la violence interpersonnelle ?
Au-delà du stress induit par la peur du virus, nourrie par une couverture médiatique profuse et alarmiste 14, la crise du Covid est responsable d’un bouleversement profond de notre quotidien. Les mesures de distanciation sociales imposées sont sans précédent. Des études préliminaires mettent en évidence la grande variété de troubles psychologiques liées au confinement, allant du stress, irritabilité, insomnie, ennui, troubles de la concentration, à la dépression, anxiété, consommation accrue d’alcool et de tabac, et décompensation de pathologies psychiatriques préexistantes 15.
Ces manifestations sont très variables selon les groupes populationnels, et les inégalités dans les conditions de confinement et contextes sociaux-économiques se répercutent jusque dans la santé mentale, l’insécurité financière ayant été identifiée comme l’un des facteurs majeurs de stress 16. Les professionnels de santé constituent par ailleurs une population particulièrement à risque de détresse émotionnelle.
Au-delà des retentissements psychologiques, le confinement constitue un facteur précipitant des violences interpersonnelles, notamment envers les femmes et les enfants 17. La France, les États-Unis, l’Angleterre rapportent déjà une augmentation des plaintes pour violences domestiques de 25-35 % depuis le début du confinement 18. Il en est de même en Australie, au Brésil, en Chine… Dans la province de Hubei en Chine, trois fois plus de violences conjugales ont été rapportées en février 2020 comparé à l’année précédente 19. Cette augmentation est liée à la fois à la plus grande proximité et accentuée par les conséquences du stress induit par le confinement. Face à ce constat alarmant, les gouvernements et associations ont multiplié les campagnes de prévention, mis en place des systèmes pour faciliter l’alerte par les personnes en situations à risque lorsqu’ils vont faire leurs courses, aider l’entourage à réagir de façon appropriée ; mais de par sa nature isolée, loin des regards, la violence domestique demeure l’un des dégâts collatéraux les plus difficiles à maîtriser de la crise.
Vers un renforcement des inégalités ?
Il est encore trop tôt pour évaluer l’impact sanitaire de ces dégâts collatéraux. A ce stade, on ne peut que les anticiper sur la base des bouleversements du système de santé et de notre histoire d’épidémies et désastres nationaux 20pour essayer de limiter leur impact. Dans tous les cas, il demeurera très difficile de distinguer les décès liés directement ou indirectement à la pandémie des décès coïncidents.
L’ampleur de ces vagues risque par ailleurs d’être très variable. A l’échelle individuelle, les pertes de chance toucheront davantage les populations déjà fragilisées socialement ou par le handicap. Sur le plan collectif, les territoires n’ont pas été touchés de la même façon par le virus, et on peut s’attendre à des vagues plus ou moins importantes selon les régions. Ce facteur est tout de même à relativiser : l’exposition est certes différente, mais paradoxalement, la peur est partout, et tous les territoires sont affectés par un recul du recours aux soins de la part des patients. Il nous faudra attendre plusieurs mois pour pouvoir dresser un bilan définitif de cette période inédite sur notre système de santé.
Sources
- Rapport Santé Publique France, 2020
- Fondation pour la recherche sur les AVC, Fréquence AVC
- www.fedecardio.org.
- SFNV, Communiqués de Presse SFNV et Sté Française de Cardiologie : Crise Sanitaire, 8 avril 2020
- CNAM
- SML, Newsletter spéciale Coronavirus du 08 mai 2020
- Madhav N, Oppenheim B, Gallivan M, et al. Pandemics : Risks, Impacts, and Mitigation, Disease Control Priorities : Improving Health and Reducing Poverty. 3rd edition. (2017).
- Kretchy, I. A., Asiedu-Danso, M. & Kretchy, J.-P. Medication management and adherence during the COVID-19 pandemic : Perspectives and experiences from low-and middle-income countries. Res. Soc. Adm. Pharm. S1551741120303326 (2020) doi:10.1016/j.sapharm.2020.04.007.
- HAS : Réponse rapide dans le cadre du COVID-19 – Assurer la continuité de la prise en charge des personnes atteintes de maladies chroniques somatiques pendant la période de confinement en ville. (MAJ 20 avril).
- Dossier de Presse Doctolib, 23 avril 2020.
- ESC, COVID-19 and Cardiology, 11 mai 2020
- Hanna, T. P., Evans, G. A. & Booth, C. M. Cancer, COVID-19 and the precautionary principle : prioritizing treatment during a global pandemic. Nat. Rev. Clin. Oncol. 17, 268–270 (2020).
- Modelling the impact of Covid-19 on the NHS, Edge Health, 18 mars 2020
- Garfin, D. R., Silver, R. C. & Holman, E. A. The novel coronavirus (COVID-2019) outbreak : Amplification of public health consequences by media exposure. Health Psychol. 39, 355–357 (2020).
- Brooks, S. K. et al. The psychological impact of quarantine and how to reduce it : rapid review of the evidence. The Lancet 395, 912–920 (2020).
- Pfefferbaum, B. & North, C. S. Mental Health and the Covid-19 Pandemic. N Engl J Med 3 (2020).
- van Gelder, N. et al. COVID-19 : Reducing the risk of infection might increase the risk of intimate partner violence. EClinicalMedicine 100348 (2020) doi:10.1016/j.eclinm.2020.100348.
- Usher, K., Bhullar, N., Durkin, J., Gyamfi, N. & Jackson, D. Family violence and COVID‐19 : Increased vulnerability and reduced options for support. Int. J. Ment. Health Nurs. inm.12735 (2020) doi:10.1111/inm.12735.
- Peterman, Potts, O’Donnell, Thompson, Shah, Oertelt-Prigione, and van Gelder. Pandemics and Violence Against Women and Children. (2020).
- CEBM, Supporting people with long-term conditions (LTCs) during national emergencies, 25 mars 2020