Karlsruhe. La politique de quantitative easing menée par la BCE depuis la crise de l’euro est une violation des droits fondamentaux garantis aux citoyens allemands. Tel est le jugement rendu à une écrasante majorité (7 juges contre 1) par le Tribunal constitutionnel fédéral allemand de Karlsruhe ce 5 mai 20201

La politique de quantitative easing, notamment dans le cadre du programme PSPP (Public Sector Purchase Programme), menée depuis 2015 par la Banque centrale européenne a permis en 5 ans de racheter plus de 2 500 milliards d’euro de dettes nationales afin de faire face aux difficultés budgétaires de plusieurs États. Ce plan de soutien économique avait été jugé conforme aux traités par la Cour de Justice de l’Union européenne en décembre 2018.2 

L’arrêt des juges allemands est lourd de conséquences car il condamnerait en l’état la participation du gouvernement allemand et de la Bundesbank à ce mécanisme, les enjoignant à cesser la poursuite du programme européen. Ce qui est en jeu, dans le cadre de ce conflit de compétence, c’est avant tout l’affirmation de la primauté du droit constitutionnel allemand sur le droit de l’Union. 

L’inconstitutionnalité du programme de quantitative easing 

Alors que la Loi fondamentale allemande prévoit des transferts de souveraineté et de compétences vers l’Union européenne, la juridiction allemande a reconnu mais également limité la portée de la primauté du droit européen sur le droit constitutionnel3. Aussi longtemps que le droit européen respecte les droits et libertés garantis dans la Loi fondamentale, il prime sur le droit constitutionnel. Mais dès lors que ceux-ci ne sont plus respectés, le juge allemand se réveille pour contrôler la constitutionnalité des mesures prises dans le cadre de l’Union. Il a ainsi développé le contrôle ultra vires pour vérifier que les institutions européennes respectent la délégation de souveraineté accordée dans l’utilisation de leurs compétences. Par exemple, il a rappelé au moment de la ratification du traité de Lisbonne la nécessité de la légitimation et de contrôle démocratique des politiques publiques européennes4

C’est précisément la question de la légitimation démocratique qui est au cœur de cette décision juridictionnelle. En se fondant sur les articles 38 al. 1er et 20 de la Loi fondamentale pour justifier leur censure, les juges constitutionnels estiment que la participation des institutions allemandes au quantitative easing a constitué une violation du principe démocratique selon laquelle toute décision politique est prise ou contrôlée par le Bundestag.  

Dès lors que le juge européen n’a pas souhaité réaliser de contrôle de proportionnalité suffisant dans la vérification de la compétence de la BCE pour pouvoir décider du PSPP, alors qu’il possède grâce aux traités européens une délégation pour le faire, et en l’absence de contrôle par le gouvernement ou le Bundestag, agissant comme représentants des citoyens allemands, la BCE a pu prendre et mettre en application des mesures en violation des standards démocratiques garantis par la constitution.  

Un camouflet pour la Cour de Justice de l’Union européenne 

Dans son arrêt, le Tribunal constitutionnel prend directement la Cour de Justice de l’Union européenne à partie. Celle-ci aurait soutenu la Banque centrale européenne dans la violation par celle-ci des traités. En effet les juges allemands rappellent que la BCE ne dispose que d’un mandat pour mener des politiques monétaires, mais sûrement pas économiques ou budgétaires. Le coup de force résultant de la mise en place du quantitative easing aurait été couvert par les juges européens à travers un raisonnement incompatibles avec la méthodologie juridique (methodisch schlechterdings nicht mehr vertretbar) lesquels auraient dès lors par-là commis à leur tour une violation de l’art. 19 al. 1er du Traité sur l’Union européenne, notamment en refusant de vérifier le principe de proportionnalité dans la délimitation des compétences de la BCE, ce qui est la critique la plus importante de cet arrêt. 

Cette décision a également été l’occasion pour le Tribunal constitutionnel de vérifier si les politiques économiques de la BCE ne constituaient pas une violation de l’identité constitutionnelle des États membres telle que garantie par le droit européen (Art. 4 al. 2 TUE), sans toutefois conclure en ce sens. 

Ce baroud d’honneur des juges allemand intervient dans un contexte où le rachat de dettes souveraines était au cœur de la politique de soutien de la BCE aux économies nationales pour faire face aux conséquences de la pandémie de COVID-19, sans toutefois que la décision ne traite directement de cette question. Un délai de trois mois est accordé à la Bundesbank pour cesser sa coopération à ce mécanisme en l’absence de remèdes proposés au sein des institutions européennes pour répondre aux violations constatées par le Tribunal constitutionnel.  

Une sortie de conflit relevant du casse-tête juridique 

Cette situation conflictuelle semble à court terme sans issue, en demeurant uniquement sur le plan juridique.  

Il faudrait, pour permettre à l’Allemagne de reprendre sa participation au rachat de dettes, que le Parlement allemand puisse exercer sa fonction de contrôle démocratique sur le processus décisionnel de la BCE en étant autorisé à vérifier la proportionnalité de sa compétence et de ses mesures. Cela demanderait donc, pour garantir l’égalité des membres de l’Union, que l’ensemble des Parlements nationaux valident le PSPP. Ceci comblerait le déficit démocratique inhérent au fonctionnement actuel de la BCE, mais un processus de ce type serait coûteux en temps dans un contexte d’urgence sanitaire.

Comme l’affirme Shahin Vallée, il serait également possible que la BCE ignore l’arrêt de la Cour en expliquant qu’en tant qu’institution de l’UE, la BCE est uniquement sous le contrôle juridique de la Cour de justice européenne et n’est responsable devant aucune cour constitutionnelle nationale. Ce coup de force pourrait garantir le maintien des hiérarchies juridiques telles que comprises au niveau européen, mais susciterait certainement une nouvelle série de litiges contre les programmes de quantitative easing de la BCE. Il risquerait aussi de constituer une violation de l’obligation faite à l’Union européenne de respecter l’identité constitutionnelle des Etats, et de bloquer la participation de l’Allemagne aux réponses économiques communes face au COVID-19. 

De manière plus offensive, la Commission européenne pourrait, comme le suggère le Professeur Martucci, de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)5, se lancer dans une procédure en manquement contre l’Allemagne sur le fondement de l’art 258 TFUE, au motif que celle-ci a violé son obligation de reconnaître l’autorité des décisions de la Cour de Justice de l’Union. Cela l’entraînerait politiquement en terrain glissant car la base légale choisie par le Tribunal constitutionnel allemand, le principe démocratique, est protégé par la clause d’éternité (Ewigkeitsklausel) de la Loi fondamentale. Si l’Allemagne était condamnée, le Parlement allemand devrait modifier la Constitution pour résoudre le conflit, ce qui lui est justement interdit par cet article de la Loi fondamentale. 

Pour sortir de cette crise rapidement, une solution simple consisterait alors en ce que les juges européens revoient leur copie de décembre 2018 et se soumettent à la position des juges allemands. 

Une dernière alternative serait une modification des traités européens avec une procédure simplifiée, l’Union européenne possédant déjà une compétence économique à laquelle pourrait se rattacher le quantitative easing. Ainsi, comme ce fut déjà le cas au moment de l’adoption du Mécanisme européen de stabilité, le Conseil européen pourrait accorder expressément dans les traités une compétence à la BCE lui permettant d’agir en ce sens, après consultation de la Commission et du Parlement européens et un vote à l’unanimité des chefs d’État et de gouvernement.