Le système international connaît des transformations qui auront des conséquences non seulement sur les relations internationales, mais sur l’ensemble de nos vies, sur la société, sur l’économie. En effet, nous n’avons plus à nous demander lequel des ordres bipolaire, unipolaire ou multipolaire est préférable, si la Chine est un partenaire fiable ou le nouvel empire du mal, ou à quel point les stratégies d’influences russes doivent être combattues.
Ces questions ont perdu de leur pertinence parce que les États ne sont plus les seuls protagonistes et que le système international pourrait être une des victimes de cette pandémie. L’affaiblissement des États provient de la croissance du pouvoir des sociétés transnationales, dont les géants du Web sont les exemples les plus frappants. Nous n’évoquerons pas ici la privatisation de la force militaire, l’importance croissante des armées privées et les organisations terroristes transnationales.
L’architecture institutionnelle et économique qui a permis l’une des plus longues périodes de stabilité et de prospérité est actuellement remise en question, non par des États qui s’y opposent traditionnellement, mais par son fondateur, les États-Unis, qui dirigent avec vigueur l’entreprise de démolition du système international. Il serait à cet égard injuste de faire porter au président Trump toute la responsabilité d’une crise systémique qui dure depuis plus de dix ans.
Certaines de ces évolutions ont en effet commencé à la fin de la guerre froide. Elles sont le résultat du processus de mondialisation et des échecs du système multilatéral, renforcés par l’approche du président Trump. Son mépris pour les institutions internationales, telles que l’ONU, l’OMC, l’UE et l’OTAN, affaiblira encore davantage leur capacité déjà limitée à répondre au nombre croissant de défis à venir.
Les populistes et autres ennemis du multilatéralisme s’illusionnent sur leur capacité à remplacer l’ordre international actuel par un retour à la souveraineté des États et aux politiques unilatérales. Ils sont aussi fantaisistes que ceux qui croient encore que l’architecture internationale est suffisamment solide pour supporter les chocs géopolitiques actuels.
En effet, la privatisation des technologies de surveillance et des services militaires aux États-Unis montre que même l’hégémon mondial est susceptible de perdre ce qui définit l’autorité d’un l’État : le monopole de l’usage légitime de la force pour assurer l’ordre et la sécurité.
Ainsi, non seulement les actions militaires sont de plus en plus souvent préférées aux initiatives diplomatiques, mais toute personne disposant de suffisamment d’argent peut engager une armée privée. Une telle situation rappelle davantage les Condottieri de l’Europe médiévale ou l’expansion de la Compagnie des Indes orientales au XVIIIe siècle qu’un retour à l’âge d’or de la souveraineté des États 1.
Des universitaires, des experts, et des dirigeants politiques réfléchissent aux conséquences de la crise actuelle au-delà de l’urgence sanitaire immédiate. Comme l’écrit l’historien Yuval Harari, la plupart des mesures d’urgence prises aujourd’hui demeureront sur le long terme 2. Le choix qui sera fait entre la surveillance totalitaire et l’autonomisation des citoyens, entre le repli nationaliste et l’expansion de la mondialisation, déterminera l’orientation de la prochaine période historique.
Des concepts tels que la polyarchie ou le néo-médiévalisme circulent depuis les années 80, principalement comme de simples hypothèses académiques pour décrire un système international qui lutte pour s’adapter à un rythme de changement sans précédent 3. Robert Kaplan avait ainsi remis en cause les certitudes de l’après-guerre froide et prédit que le nouveau millénaire conduirait à un retour au chaos du Moyen-Âge 4. Il a repris la théorie du néo-médiévalisme de Hedley Bull et a en popularisé une version bien plus apocalyptique 5.
Aujourd’hui, ces hypothèses semblent plus réalistes qu’à l’époque de leur formulation. Nous nous dirigeons en effet vers un système multipolaire instable dans lequel les États post-wébériens à la souveraineté réduite coexisteront avec une architecture multilatérale érodée, face à de puissants acteurs non étatiques. L’abandon par la France de la taxe sur les bénéfices estimés de Google dans le pays, à la suite de menaces directes de la part de l’entreprise, est un des nombreux exemples de ces nouveaux rapports de force.
Le philosophe Dariush Shayegan a identifié trois phénomènes qui définissent le chaos du monde contemporain : la perte de la magie de l’existence, la destruction de la raison et le remplacement de l’imagination par la réalité virtuelle. Ces phénomènes conduisent à la destruction des ontologies, à la généralisation des identités multiples et à la superposition de différents états de conscience 6. La réémergence d’un système médiéval d’autorités fragmentées et de loyautés à plusieurs échelles pourrait conduire à de nouvelles relations de dépendance dans lesquelles les géants du Web et les conglomérats financiers joueraient le rôle des seigneurs féodaux.
Les liens entre innovation technologique et mentalités médiévales s’illustrent aussi par la prolifération d’idéologies eschatologiques et de cultes messianiques. La stratégie de recrutement en ligne de Daech, par exemple, a combiné les technologies numériques et les prophéties sur le Jugement Dernier. Les Talibans en Afghanistan et le mouvement Houthi au Yémen montrent également comment d’anciens codes tribaux et croyances millénaristes peuvent être utilisés pour mobiliser les populations afin de vaincre les armes sophistiquées des Américains.
Mais ce phénomène n’est pas limité aux groupes terroristes, comme le montre les évocations par Xi Jinping de la dynastie Tang (618-907). Porté par le succès des géants du Web chinois, le dirigeant a fait dépendre son autorité du Mandat du Ciel que les dirigeants chinois ont revendiqué tout au long de l’histoire. L’Occident est aussi parcouru par les mouvements indépendantistes de l’Écosse et de la Catalogne qui, en partie, fondent leurs revendications dans leur ‘histoire médiévale. Des pasteurs évangéliques américains ont pour leur part concocté leur propre mélange de leadership charismatique, de prophétie messianique et de stratégies de mobilisation politique sophistiquées, basées sur les médias sociaux.
Au cours de la dernière décennie, la perte de confiance des citoyens dans leurs dirigeants et dans la démocratie libérale en général a été accélérée par les réseaux sociaux. Le problème est cependant plus profond puisque le récit de l’ordre libéral international basé sur une prospérité alimentée par une croissance économique sans fin n’est tout simplement plus crédible.
Le Moyen-Orient montre à quoi pourrait ressembler la fragmentation de l’autorité et l’effondrement institutionnel. La Syrie, le Liban, l’Irak, la Libye ou le Yémen peuvent en effet être déjà considérés comme des exemples de ce modèle néo-médiéval, dans lequel les acteurs non étatiques sont déjà les principaux décideurs. Or selon le PNUD, plus de 60 % des citoyens de la région souffriront de précarité économique aiguë au cours de la décennie à venir.
Les inégalités croissantes, les crises climatiques, la rareté des ressources, les déplacements de population sans précédent et le retour de risques sanitaires supposés disparus éteignent toute lueur l’optimisme. La propagation du coronavirus en Iran et en Irak, exacerbée par les sanctions américaines et la mauvaise gestion interne, présente qui un risque supplémentaire dans le contexte actuel de confrontation régionale, après l’assassinat de Qassem Soleimani et d’Abou Mahdi al-Mohandès en janvier, et les tensions qui ont suivi, sur le sol irakien, entre les troupes américaines et les milices pro-iraniennes 7.
Une nouvelle escalade est inévitable, même s’il est impossible de savoir quand elle aura lieu. Or la combinaison de guerre et de maladie dans cette région voisine, où les institutions étatiques sont sur le point d’imploser et la démographie d’exploser, est de mauvais augure pour l’Europe qui pourrait être entraînée par la chute de ses voisins vers un nouveau Moyen Âge.
La crise financière de 2008 n’a pas entraîné une transformation radicale du système financier pourtant défaillant. Le Covid-19 va conduire à une nouvelle récession, peut-être la plus importante de l’histoire. Il serait toutefois insuffisant de considérer que les seules causes de la crise économiques sont les mesures d’urgence prises contre la pandémie.
En effet, la déréglementation reaganienne des marchés financiers permet la circulation des richesses mais aussi l’accroissement des inégalités sociales. Le manque de contrôle dont bénéficient les grandes entreprises technologiques a peut-être accéléré l’innovation, mais a également conduit à la création de monopoles sur la ressource la plus précieuse du web : les données personnelles. La dette publique accumulée par la plupart des pays, suite au crash de 2008 et à la pandémie de coronavirus, pourrait dans ces circonstances condamner les générations futures à un véritable esclavage économique, sur un modèle féodal.
Le développement fulgurant de l’intelligence artificielle, la collecte massive de données, la surveillance biométrique et la prolifération de la 5G vont étendre le contrôle des gouvernements sur leurs citoyens. Les militaires américains et chinois se font concurrence pour innover en étudiant le lien entre le cerveau humain et les systèmes d’IA. Leurs conclusions transformeront non seulement la manière de faire la guerre, mais aussi l’organisation des sociétés. Les citoyens ont déjà vu dû choisir entre liberté et sécurité, ils devront maintenant choisir entre santé et vie privée.
Aussi inquiétante que soit la montée des États de surveillance, il est encore plus préoccupant que les nouveaux instruments technologiques et les données personnelles soient entre les mains de puissantes entreprises privées. Si l’on n’y remédie pas, la collusion entre l’État de surveillance et le féodalisme numérique brouillera les frontières entre les États totalitaires et démocratiques. Aurons-nous le choix entre la liberté et la sécurité, ou ce choix sera-t-il fait pour nous par ceux qui contrôlent les nouvelles technologies, détruisant tout semblant de démocratie ?
Les données personnelles sont collectées pour alimenter les mastodontes technologiques tandis que l’économie productive dépérit. Un dixième des entreprises représente 80 % de la capitalisation internationale, et la plupart d’entre celles opèrent dans le secteur des nouvelles technologies. Cette domination, en plus d’être une aubaine financière, donne aux entreprises une influence considérable sur la politique mondiale. La manipulation des réseaux sociaux lors des élections présidentielles américaines et du référendum sur le Brexit n’en représente que la partie visible de l’iceberg. Dans un livre récent, Don’t Be Evil, Rana Foroohar explique ainsi que nos maîtres de la grande technologie sont désormais en mesure de modifier nos opinions et nos comportements afin d’augmenter leurs profits et de consolider leur pouvoir 8.
Or relancer l’économie impliquera de nouveaux transferts de ressources des contribuables vers les entreprises. Est-il possible de traiter simultanément autant de questions épineuses, surtout en temps de crise ? Avant que le lancement des réseaux 5G, il nous faut saisir la dernière occasion de tirer les bénéfices de cette révolution technologique tout en préservant les droits des citoyens et la libre concurrence entre les entreprises.
La question n’est pas de savoir si une entreprise chinoise devrait avoir le contrôle de ces infrastructures, mais si n’importe quelle entreprise ou n’importe quel gouvernement devrait avoir ce degré de pouvoir sur tant d’aspects de nos vies. L’impact de telles décisions aura de profondes conséquences, mais, si leur succès est incertain, le coût de l’inaction sera sans doute beaucoup plus élevé.
Sources
- Sean McFate, The Modern Mercenary : Private Armies and What They Mean for World Order, Oxford University Press, 2014.
- Yuval Noah Harari, “The World after coronavirus”, The Financial Times, 20 mars 2020
- Seyom Brown, The Illusion of control, Brookings Institution Press, 2003.
- Robert D. Kaplan, “The Coming Anarchy”, The Atlantic, février 1994.
- Hedley Bull, “The Anarchical Society : A Study of Order in World Politics”, Red Globe Press, 1977.
- Darius Shayegan, La lumière vient de l’Occident : Le réenchantement du monde et la pensée nomade, Editions de l’Aube, 2015.
- Abdolrasool Divsaller et Luigi Narbone, “A US-Iran zero-sum game on Covid-19 could threaten global health security”, European University Institute.
- Rana Foroohar, Don’t Be Evil, Currency, 2019.