San Salvador. La gestion actuelle de la crise sanitaire de Bukele est critiquée pour de nombreuses raisons, et le soudain regain de violence n’arrange rien pour un président qui semble, par moments, dépassé par la situation.

Pourtant, cela avait bien commencé pour Bukele qui s’était inquiété à temps de la situation du Covid-19 dans le monde avant que l’épidémie n’arrive au Salvador en imposant des mesures drastiques. Dès début mars, alors que le pays ne comptait encore aucun cas officiel, le président Bukele a décidé de fermer les frontières nationales et de mettre en quarantaine toutes les personnes entrant sur le sol salvadorien. S’ensuivirent un confinement général et la promesse du gouvernement de donner 300 dollars pour aider les foyers les plus pauvres. Les idées et les mesures étaient sans doute les bonnes, mais leur application a posé et pose encore des problèmes. D’une part, à cause de dysfonctionnements notamment des plateformes gouvernementales mises en place pour l’occasion, et des critères obscurs d’attribution, l’aide financière n’a pas pu être versée à toutes les personnes concernées (et des foyers qui n’en avaient pas besoin, ont reçu quant à eux cet argent). D’autre part, la quarantaine imposée aux nouveaux arrivants a immédiatement posé problème en raison des conditions de confinement souvent extrêmement précaires. C’était du moins le cas au départ. À la suite des réclamations et de la généralisation de la quarantaine pour toute suspicion de cas de Covid-19, les hôtels ont été réquisitionnés pour accueillir les personnes concernées.

Cependant, gouvernant comme il en a l’habitude à coups de tweets, Bukele a redévoilé un penchant autoritaire notamment visible début février, quand il a militarisé l’Assemblée nationale. Il a d’abord menacé d’envoyer en quarantaine toute personne violant le confinement à domicile, en octroyant par là même un grand pouvoir aux forces de l’ordre ce qui a engendré des bavures policières : extorsions d’argent, violences et détentions arbitraires (environ 2 073 personnes sont détenues dans des centres de quarantaine pour être sorties de chez eux, fût-ce pour des raisons de première nécessité). Les conditions des centres sont encore très précaires où les individus, ne présentant donc a priori aucun signe de contamination, ne sont pas testés, et sont enfermés « jusqu’à nouvel ordre », et risquent plutôt d’y attraper le virus, ce qui semble bien être l’idée de punition mise en place par le gouvernement. De même, après avoir vu des images d’un marché de la ville La Libertad concentrant nombre de Salvadoriens issus des milieux les plus pauvres venus s’approvisionner, Bukele a décidé d’imposer, par un tweet, un cordon sanitaire qui était dans les faits un cordon strictement militaire : l’armée a totalement bloqué la ville pendant 48 heures, empêchant tout déplacement (même pour des raisons vitales).

Les défenseurs de droits de l’homme ainsi que la Cour Suprême salvadorienne ont formellement demandé au président, à la police et à l’armée, de ne pas violer les droits des citoyens et de ne pas « priver de liberté par le biais du confinement ou de l’enfermement sanitaire forcé des personnes qui ne respectent pas l’ordre de rester confinés chez eux ». Bukele a immédiatement répondu, sur Twitter donc : « […] AUCUNE résolution n’est au-dessus de la vie et de la santé du peuple salvadorien qui est un droit constitutionnel. » Au même moment, Bukele a bloqué sur Twitter (comme il le fait avec tous ceux qui le critiquent) le directeur Amériques de Human Rights Watch, José Miguel Vivanco, qui lui demandait de respecter les droits des Salvadoriens. Ainsi est né le hashtag #BukeleDictador, qui était en top tweet au Salvador et que Bukele a considéré comme « une des plus grandes attaques orchestrées et synchronisées qui a visée ce gouvernement ». Si sa côté de popularité reste au plus haut et qu’il semble maintenir le bras de fer avec le coronavirus (le Salvador enregistre à ce jour 8 morts du virus), la toute récente hausse du nombre d’assassinats pourrait le fragiliser.

Au début du confinement, les gangs salvadoriens (principalement la Mara Salvatrucha-13 et les deux factions de la « 18 ») semblaient collaborer en demandant aux habitants des territoires qu’ils contrôlent de rester chez eux. Des membres de la « 18 », en plus des rondes menées pour vérifier le respect du confinement et des règles de distanciation sociale, distribuaient même de la nourriture aux plus démunis dans leurs quartiers. Ce rôle central des « maras » dans la lutte contre l’épidémie, en symbiose avec les règles gouvernementales, confirmait une entente officieuse entre les chefs des gangs et Bukele. En effet, ce dernier a jusqu’à maintenant réussi à réduire le taux d’homicides dans le pays comme aucun de ses prédécesseurs ne l’avaient fait depuis la fin de la guerre civile, en 1992. Pour expliquer cette réussite, le président loue les effets de son « Plan Control Territorial » qui prétend être une sorte de continuation de la politique de « mano dura » (« main dure »), c’est-à-dire de guerre menée contre les gangs. Dans les faits, il n’en est rien : ni affrontements, ni morts, ni arrestations à constater entre les forces de l’ordre et les gangs jusqu’à maintenant, comme cela est normalement le cas avec les politiques de « mano dura ». Il semblait plutôt y avoir un accord sur le principe du « je ne t’embête pas, tu ne m’embêtes pas », qui permettait aux maras de continuer à contrôler leurs territoires, les habitants et leurs extorsions habituelles, et au gouvernement de se féliciter d’une certaine tranquillité.

Cela a pour ainsi dire fonctionné jusqu’à maintenant, ou plus précisément, jusqu’à vendredi dernier, 24 avril. Du jour au lendemain, soudainement et à la surprise générale, un regain de violence significatif s’est emparé du pays alors que les forces de l’ordre (police et armée) sont déployées sur le territoire. Tout d’abord, cela prouve qu’effectivement, le plan de Bukele n’est qu’une façade. Mais comment faut-il comprendre ces assassinats commis en nombre et en très peu de temps ? S’il y a eu entente, le gouvernement ne respecte-t-il pas une des clauses du compromis et les maras manifestent donc leur mécontentement ?

D’après les premiers éléments, confirmés par les services de renseignement salvadoriens et une vidéo de la MS-13, c’est cette dernière qui serait à l’origine de la hausse du nombre d’assassinats. C’est le gang le plus grand du pays (il est deux fois supérieur en termes de membres aux deux autres principales maras). Une des raisons de ces actions serait le manque d’argent. Etant donné cette fois-ci la véritable présence policière sur le territoire, les gangs ne peuvent plus aller chercher l’argent qu’ils extorquent aux Salvadoriens. Des chauffeurs de taxis et des restaurateurs le confirment : depuis mi-mars, aucun « marero » n’est venu chercher l’argent requis. Pas d’entrées d’argent, et les gangs se plaignent, en plus, de la brutalité et de l’agressivité des forces de l’ordre. Cela montre bien qu’il n’y a pas de véritable contrôle de Bukele sur les territoires en question, toujours sous l’emprise des gangs.

La réponse du président à cette situation s’est faite en deux temps. Il a d’abord ordonné un renforcement de la sécurité dans les principales prisons du pays depuis lesquelles ont été données, a priori, les consignes d’augmenter le nombre d’assassinats. Surtout, le gouvernement a annoncé une mesure d’une ampleur inédite qui bouleverse le système pénitentiaire salvadorien tel qu’il était depuis une décennie. En effet, depuis samedi, ordre a été donné de mélanger des membres de gangs rivaux dans des cellules partagées, ce qui n’avait pas été fait depuis 2004, date à laquelle les prisonniers avait été séparés dans des cellules et secteurs différents des prisons selon leur gang à la suite de mutineries et de massacres. Ce sont les images de cette opération qui circulent sur les réseaux sociaux, où l’on voit une multitude de mareros, rasés et tatoués, torses nus, shorts blancs, menottés, agglutinés et têtes baissées en rangs serrés. Bukele fait circuler ces vidéos pour montrer l’exemple de ces prisonniers humiliés par des mesures d’autant plus problématiques en temps de crise sanitaire.

La deuxième réaction du président a été d’annoncer, dans une sorte d’aveu de faiblesse, par un premier tweet que « les maras profitent du fait que la quasi totalité de [la] force publique est en train de contrôler la pandémie ». En conséquence de quoi, il a affirmé dans un deuxième tweet que « l’usage de la force létale est autorisée pour se défendre soi-même ou pour défendre la vie des Salvadoriens », avant d’ajouter que « le gouvernement s’occupera de la défense juridique de ceux qui sont injustement accusés d’avoir défendu la vie de personnes honnêtes ». Que ce soit dans la rue comme dans les prisons, les experts craignent un bain de sang. Œil pour œil, dent pour dent donc, et un cercle infernal qui n’est pas prêt de s’arrêter.