Quito. Après un mois et demi de quarantaine totale, le gouvernement a notifié la réouverture partielle de l’économie à partir du lundi 4 mai. « Celui-ci est sans aucun doute le moment le plus critique de notre histoire », explique le président, Lenin Moreno 1, confronté non seulement à la saturation des hôpitaux et à une pénurie de tests, mais aussi à une débâcle économique sans précédent. Jaime Nebot, chef de file de la droite conservatrice et ancien maire de Guayaquil (2000 – 2019), considère que « désormais, il s’agit soit de mourir du coronavirus, soit de mourir de faim » 2

Crise sanitaire : l’épicentre latino-américain de la pandémie

Cadavres abandonnés, cercueils en carton et fosses communes : c’est le sombre paysage de Guayaquil, la deuxième plus grande ville du pays et, sans doute, la plus frappée par le virus en Amérique latine. Avec plus de 15 000 cas positifs détectés, Guayaquil représente environ 67 % du total des infections dans le pays (plus de 22 500 au total).

Selon les chiffres officiels du 25 avril 2020, en termes absolus, l’Équateur serait le deuxième pays le plus frappé de la région, derrière le Brésil (54 043 cas), et légèrement devant le Pérou (21 648 cas). Toutefois, l’Équateur serait le premier pays d’Amérique latine en termes relatifs, avec 1 personne infectée pour 753 habitants, largement devant le Chili, qui aurait 1 personne infectée pour 1430 habitants, et le Pérou, avec 1 pour 1470 habitants 3.   

Pourtant, les chiffres officiels se sont révélés insuffisants pour comprendre l’ampleur de la crise : le nombre réel de décès en Équateur serait 15 fois plus élevé que le décompte officiel 4, soit plus de 7600 et non pas 570. Cynthia Viteri, actuelle maire de Guayaquil, a déclaré que sa ville pourrait même dépasser les 8 000 morts 5. Une chose est claire : la pandémie est devenue incontrôlable, notamment concernant la détection du COVID-19.

Crise économique : tout un pays au bord de la faillite

L’extraordinaire chute du prix du pétrole, l’absence d’une monnaie nationale et un montant très élevé de la dette publique expliquent l’urgence du gouvernement sur la réouverture de l’économie 6. L’urgence sanitaire a paralysé 70 % 7 de l’économie interne et les recettes fiscales ont subi une baisse historique. Le FMI prévoit une décroissance de 6,3 % du PIB pour l’année 2020 8, et l’État, au mois d’avril, se retrouve confronté à d’importants problèmes de liquidité.

Une étude menée par l’Université des Amériques a annoncé des difficultés similaires pour le secteur privé. Selon leurs estimations, 50 % des entreprises pourraient supporter 37 jours de confinement total avant que leurs réserves financières ne s’épuisent ; ce pourcentage tombe à 25 % après 75 jours 9. Dans un pays où 38 % de la population gagne moins de 84 $ par mois (77,6 euros au taux de change officiel), la moindre complication macroéconomique se traduit par de lourds effets sociaux sur les secteurs plus défavorisés.

Dans un tel contexte, le gouvernement de Moreno a préparé un projet de loi urgent et polémique pour augmenter les recettes fiscales. Parmi les points controversés du projet, on trouve la création d’impôts pour les citoyens dont le revenu mensuel est supérieur à 500 $, des baisses de salaire de 10 % dans le secteur public et la flexibilisation des contrats de travail. Néanmoins, c’est la proposition d’un impôt de 5 % sur les bénéfices des grandes entreprises (ayant gagné au moins un million de dollars en 2019) qui a déclenché une crise politique avec les élites économiques.

Crise politique : des élites impuissantes et fracturées

la couleur politique des chefs d'état dans l'Amérique latine en 2019

Avec un taux d’approbation de 14 % 10 et ayant souffert des violentes manifestations en octobre 2019, le gouvernement de Lenin Moreno a bénéficié du soutien des élites économiques pour légitimer sa gestion. Pendant les trois dernières années, l’approbation de nombreuses lois à l’Assemblée Nationale a été rendue possible par la conclusion d’un pacte avec les principaux partis politiques de droite, Creo et le Parti Social-chrétien (PSC).

Toutefois, le maintien de ce pacte de gouvernance a été mis en doute dans le contexte de cette nouvelle loi économique. Jaime Nebot et Cynthia Viteri, les figures les plus visibles du PSC, se sont prononcés d’ores et déjà contre l’augmentation des impôts. Une partie de Creo s’est également opposée. Reste à savoir si la loi aura la majorité simple nécessaire pour entrer en vigueur et soulager les problèmes de liquidité de l’État.   

La ministre de l’Intérieur, Maria Paula Romo, a fait publiquement allusion à la possibilité d’une muerte cruzada 11, terme juridico-politique inclus dans la Constitution de 2008 qui exprime la possibilité du pouvoir exécutif de dissoudre l’Assemblée Nationale, tout en étant obligé d’anticiper les élections nationales. Ceci permettrait, entre temps, de diriger le pays par décrets exécutifs.

Au sein du pouvoir exécutif, la crise a produit plusieurs changements importants. Le 21 mars, la ministre de la Santé a démissionné, indignée par le manque de ressources destinées à la crise 12. Le 22 avril, le Président de l’Institut équatorien de Sécurité sociale (IESS) a à son tour présenté sa démission, au terme d’un grand scandale de corruption 13. Le 23 avril, le vice-ministre du Travail, qui s’est opposé à la baisse des salaires dans le secteur public, a également renoncé  à son poste 14. Enfin, un supposé désaccord entre le président et le vice-président de la République a conduit le directeur du Centre national de renseignement à démissionner 15

Cette triple crise place l’Équateur dans une situation sui generis au niveau mondial : c’est le pays en voie de développement le plus affecté par la pandémie. Sans réponse clairement définie face aux défis multiples qui se posent, les conséquences de ces différentes crises pourraient être irrémédiables, notamment concernant les questions sociales.

Sources
  1. SECOM Ecuador, Mensaje del presidente de la República, 24 avril 2020.
  2. BOSCAN Andersson, CaféLaPosta. 24 avril 2020.
  3. Así avanza el coronavirus en América Latina, Infobae, 24 avril 2020 [date de consultation : 28 avril 2020].
  4. LEÓN José María et KURMANAEV Anatoly, Ecuador’s Death Toll During Outbreak Among The Worst in the World, The New York Times, 23 avril 2020
  5. Entrevisa a Cynthia Viteri, alcaldesa de Guayaquil, Ecuavisa, 22 avril 2020
  6. D’une part, depuis 1999, l´Équateur utilise le dollar américain comme monnaie officielle. D’autre part, selon l’article 124 du Code de Planification et Finances Publiques, la relation Dette publique/PIB ne devrait pas dépasser 40 %. Ce maximum a déjà été dépassé depuis 2017, et en 2019, l’Équateur a obtenu une dette additionnelle d’environ 10 milliards de dollars, consentie par le FMI et d’autres organismes multilatéraux. Afin d’obtenir davantage de ressources financières, le pays devrait non seulement convaincre les organismes multilatéraux de sa capacité de paiement, mais aussi obtenir la confirmation de cette décision par majorité absolue à l’Assemblée Nationale.
  7. El 70 % de la economía está paralizada, El Telégrafo, 26 mars 2020
  8. TAPIA Evelyn, Ecuador será la segunda economía más golpeada luego de Venezuela, según el FMI, El Comercio, 14 avril 2020
  9. ZUMBA Lisbeth, El 50 % de las empresas ecuatorianas resiste estar paralizadas hasta 37 días. Expresso, 3 avril 2020.
  10. MARCARIAN Agustin, MACHADO Adriano, GARRIDO Edgar, BRENNER Tom et CABEZAS José, La gestión del coronavirus impacta en la popularidad de los presidentes de América Latina, RT en vivo, 2 avril 2020
  11. GONZÁLEZ Mario, Muerte cruzada : Romo no la descarta y Litardo se opone, Primicias Ec, 18 avril 2020
  12. ROSERO Mariela, Catalina Andramuño renuncia al Ministerio de Salud de Ecuador en medio de la emergencia del covid-19, El Comercio, 21 mars 2020
  13. Paul Granda presentó renuncia irrevocable al IESS, El Universo, 22 avril 2020
  14. GARCÍA Andrés, Renuncia Viceministro de Trabajo que dijo que era inconstitucional reducir sueldo a funcionarios públicos con nombramiento. El Comercio, 23 avril 2020
  15. GARCÍA Andrés, Presidente Moreno decreta cambios en la Secretaría de Comunicación, en el Centro de Inteligencia Estratégica y en el Ministerio del Ambiente, El Comercio, 23 avril 2020 [date de consultation : 28 avril 2020].