Paris. Juin 1858. Abraham Lincoln est candidat pour le parti républicain aux élections sénatoriales lorsqu’il prononce un discours sur les dangers de la désunion, dont une phrase – référence biblique – restera célèbre : « une maison divisée contre elle-même ne peut pas tenir ». Trois ans plus tard, Lincoln est au pouvoir lorsque la guerre de sécession éclate entre les États du Nord et du Sud. La prophétie est réalisée. 

Aujourd’hui, l’horizon d’une autre désunion se profile, en Europe cette fois. Le cadre géographique n’est pas le même, les différends non plus, mais un élément persiste, la division entre un Nord et un Sud aux réalités économiques dissemblables, et un dilemme se répète : comment faire union dans la division ? 

L’une des rares vertus de la crise c’est celle de faciliter l’effondrement du mensonge qui laisse sa part de songe s’évanouir au contact du réel. En répétant que c’est de la solidarité de l’Union que viendra le salut de la région, les dirigeants se raccrochent à l’espoir que, maintes fois répété, le rêve se matérialiserait. 

Ainsi, le ministre des finances des Pays-Bas a récemment demandé l’ouverture d’une enquête afin d’identifier ce qui explique que des pays du sud de l’Europe ne possèdent pas l’espace budgétaire suffisant pour faire face à la crise sanitaire. Ces propos sont avant tout révélateurs de l’ampleur et la profondeur de la fausse-conscience qui caractérise certains dirigeants européens. En s’interrogeant sur les raisons de la vulnérabilité, qu’il attribue en pointillés à une propension culturelle au laxisme budgétaire, le ministre néerlandais met, à son insu, le doigt sur un vrai sujet : la divergence économique structurelle des pays de la zone euro.

Dans un papier intitulé « La zone euro est-elle en train de se désintégrer ? »1, un groupe de chercheurs est récemment revenu sur les conditions de cette divergence. 

Reposant jusque dans les années 1970 sur un modèle de croissance dont la force motrice était la progression des salaires, les économies qui forment la base nucléaire de la zone euro, confrontées à une réalité changeante, ont été poussées à se réinventer. Les transformations de l’ordre économique mondial, la monté en puissance de la pensée néolibérale et des inégalités et la mise en place de l’euro ont bouleversé leur dynamique économique et mis un terme à ce modèle de développement. Les salaires ne croissant plus au même rythme que par le passé, les économies avancées d’Europe ont été forcées de trouver un nouveau moteur pour leur croissance. Et c’est là que les ennuis commencent. 

D’un côté, les pays du centre (Nord) de la zone euro2, disposant des capacités technologiques et productives qui les rendent capables d’exporter des biens complexes à très haute valeur technologique, ont réussi à substituer à la demande intérieure les exportations comme moteur de développement économique. À l’inverse, les pays de la périphérie3 (Sud), possédant une capacité technologique significativement plus faible, souffrent quant à eux de la mise en concurrence avec les économies émergentes où règnent les bas salaires. Ils ont donc dû, pour maintenir la croissance de leur production, s’en remettre à l’expansion de la dette des ménages pour compenser artificiellement la perte relative du pouvoir d’achat des ménages, antérieurement soutenue par l’augmentation des salaires (graphique ci-dessous). 

Graphique Désunion Union européenne face au covid-19 virus pandémie crise fracture Europe de l'ouest Europe de l'est déni sanitaire état d'urgence finance dette obligations coronabonds confinement Bruxelles politique géopolitique Hongrie Allemagne France Italie Russie
Source  : Gräbner & al. (2020)

Les auteurs résument ainsi : « la seule voie vers une croissance tirée par les exportations autre que l’accumulation d’une quantité suffisante de capacités technologiques serait d’être compétitif sur des marchés caractérisés par un degré de sophistication technologique moindre, dans lesquels les coûts salariaux sont des facteurs plus importants pour déterminer les performances à l’exportation ». La voie de l’endettement privé, empruntée par les pays de la périphérie, n’est pas sans conséquences sur leur développement domestique. Cela s’est traduit par un niveau de croissance faible et un taux de chômage élevé (graphique ci-dessous). En terme de production réelle, les auteurs précisent qu’entre 1999 et 2018, si l’Allemagne a bénéficié d’un accroissement de 32,4 % , la production réelle italienne, n’a elle augmenté que de 9,3 % et la grecque, de seulement +7,6 %. 

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Source  : Gräbner & al. (2020)

Les règles budgétaires et les différences de taux d’intérêts de la dette publique entre le centre et la périphérie – qui se maintiennent du fait de la non-mutualisation des dettes – ne permettent par ailleurs pas aux pays en situation d’affaiblissement économique de se constituer un stock de capital productif suffisant pour se replacer dans la course à l’exportation de biens à forte valeur technologique ; la divergence était actée. Ainsi, si les économies périphériques se trouvent dans un état de telle fragilité, ce n’est pas qu’elles aiment à dilapider leur argent dans « l’alcool et les femmes » pour reprendre les propos de l’ancien ministre des finances néerlandais, mais bien parce qu’elles sont écrasées sous un taux d’intérêt qui les assomme. Un article récent insistait d’ailleurs sur le fait que « si l’on soustrait les intérêts massifs que l’Italie doit payer chaque année sur sa dette – ce qu’on appelle le solde primaire (…) – elle apparaît bien plus économe que les Pays-Bas, au moins depuis le début des années 1990 »4. La fausse conscience est palpable. 

Prisonnier de son idéologie, le décideur politique, comme le médecin, est exposé au risque de l’erreur de jugement lorsqu’il s’agit de prescrire le traitement nécessaire. L’aveuglement des pays structurellement favorisés par l’union monétaire s’est matérialisé tantôt par l’inaction, tantôt par des décisions inefficaces et, bien souvent, contre-productives.  La période de détresse économique qui fait suite à l’irruption du COVID-19, nous offre un exemple criant, bien que triste, du refus obstiné de certains pays-membres de créer le pendant budgétaire à une politique monétaire qui montre, chaque jour davantage, ses limites. Ces dernières années, les « Eurogroupe de la dernière chance  », ont surtout trahi la non-volonté de mutualiser les efforts entre pays… d’une même Union. Lincoln nous observe avec sévérité. À cet égard, le terme de solidarité, que beaucoup appellent aujourd’hui de leurs vœux, s’avère pernicieux puisqu’il fait abstraction des gains engendrés par la monnaie unique pour ceux qui, bien souvent, se cachent derrière le « no », le « nee » ou le « nein ».

Lors de la crise de la zone Euro, les finances publiques des pays de la périphérie, largement fragilisées par la dynamique interne à l’union monétaire, ont quant à elles offert l’alibi idéal à de sévères cures d’austérité alors qu’elles n’étaient responsables de la crise que dans un seul cas, la Grèce. Au-delà de la violence lexicale et économique qui découle du fait d’imposer de telles mesures à des pays d’une même Union, celles-ci se sont avérées souvent contre-productives. En se concentrant sur la réduction du coût du travail et des investissements publics, ces politiques ont enrayé les possibilités de relance des secteurs productifs des économies concernées.

En l’absence de changements radicaux, cette polarisation extrême des économies européennes fait, à terme, planer le risque d’une désintégration. Les pays de la périphérie, incapables de sortir des ornières structurelles dont ils sont prisonniers, voient leur population s’insurger avec chaque fois plus d’intensité contre l’Union européenne, ouvrant grand la porte aux revendications nationalistes. Ainsi, l’opinion publique italienne, longtemps symbole du soutien massif au projet européen et à l’Euro, y est aujourd’hui extrêmement défavorable. 

À l’inverse, les pays structurellement bénéficiaires brillent davantage par leur capacité à nier la réalité que par leur volonté à faire des concessions, pourtant vitales à la survie de l’Euro. Si celles-ci devaient s’imposer à eux, il est fort probable que leurs gouvernements soient, eux aussi, un jour tentés par la remise en cause de la monnaie unique – le coût de sortie étant probablement bien plus faible pour les pays du centre, comme les Pays-Bas, que pour les pays de la périphérie.

La perspective d’une désintégration n’est pourtant pas inéluctable et nous ne pouvons nous résoudre à une telle issue.  

Les structures industrielles et leurs conséquences sur le développement économique répondent à des causalités cumulatives, soit une configuration où « les pays ayant un point de départ plus favorable en termes de capacités technologiques acquièrent de nouveaux avantages structurels au fil du temps, tandis que les retardataires relatifs ont tendance à perdre encore plus de terrain technologique »5. Il convient donc de lutter contre ces divergences en mettant en place, au niveau européen, une politique industrielle ambitieuse capable de permettre aux entreprises des pays de la périphérie de combler leur retard tant en matières d’innovation que de capacités technologiques. Cela passera également par un investissement public important dans les pays qui, aujourd’hui, accusent un décrochage productif ainsi que la diffusion de capacités technologiques du centre vers la périphérie. De plus, afin de contrer l’augmentation des inégalités de revenus entre États, il apparaît indispensable de mettre en place des politiques de redistribution et de doter l’Union monétaire d’une force de frappe budgétaire. 

Par ailleurs, la trajectoire sur laquelle les États-membres semblent s’embarquer leur fait courir le risque d’un enfermement (« lock-in ») en termes de spécialisation industrielle et donc de développement économique. Ainsi, Daniel Cohen, dans son ouvrage Trois leçons sur la société post-industrielle paru en 2006, avertissait déjà « L’Europe (…) s’expose au risque d’être concurrencée par les pays émergents dans le domaine industriel et distancée par les États-Unis dans le domaine de l’immatériel »6. Bien que certains pays s’en sortent, pour l’instant, mieux que d’autres, c’est bien, à terme, toute la zone qui est mise en danger par une stratégie de non-coopération industrielle. 

Comme l’a vastement exposé Mariana Mazzucato, les États ont joué un rôle déterminant dans le développement des technologies de pointe en prenant des risques que le secteur privé n’était pas prêt à assumer7. L’Europe doit donc reconnaître la nécessité, pour garantir sa stabilité interne comme sa place dans l’économie mondiale, de mettre en place une politique industrielle européenne ambitieuse. Cette politique industrielle européenne doit reposer sur au moins 3 objectifs : 1) soutenir la transition écologique, 2) garantir un certain degré de souveraineté productive, et 3) assurer la compétitivité hors prix de l’ensemble économique qu’est l’UE. 

La Commission Européenne, par l’intermédiaire de Thierry Breton, son Commissaire au marché intérieur, s’est récemment prononcée sur les axes principaux de sa stratégie industrielle8. En acceptant qu’il est nécessaire de « replacer les entreprises au centre de nos politiques et pas seulement les prix bas pour nos consommateurs »9, le commissaire français dénonce à demi-mot l’étouffante hégémonie de la concurrence sur le marché intérieur qui ne permet pas l’émergence de quelconques géants européens. Toutefois, la Commission Européenne reste cantonnée dans un rôle de rédactrice de « stratégie industrielle » et non d’ordonnatrice d’une véritable « politique industrielle ».  Tant que les pays membres ne s’accorderont pas sur la mise en place d’une politique industrielle commune qui prenne en compte les disparités, et pense l’avenir à l’échelle d’une communauté, rien de radicalement neuf ne semble pouvoir émerger. Le caractère structurel de la divergence comme de l’affaiblissement productif ne sera ébranlé que par une action industrielle profonde, massive et transversale. 

Enfin, sur la question de la monnaie européenne, la reconnaissance des pressions asymétriques que cette dernière occasionne semble inévitable. Dans une tribune publiée en 2018 dans le journal Le Monde,  trois économistes revenaient sur les travaux du grand théoricien de la monnaie, Michel Aglietta, pour penser « un nouveau cadre pour l’euro »10. Ils rappelaient notamment que « la gestion de la monnaie est de fait à l’intersection de l’économie et du politique » et insistaient sur le besoin de, « faire émerger une vision politique commune de l’euro » comme « une étape incontournable pour les Européens ». Ce constat semble plus que jamais d’actualité. Pour faire face, Aglietta invite  « à ce que [le] budget européen apparaisse au citoyen comme ayant un effet de bien-être supérieur » de telle sorte que cela permette de « changer le régime de croissance en profondeur, en particulier dans le domaine environnemental »11. Ainsi, au-delà de la très discutée mutualisation des dettes des États membres, un volet relatif à l’investissement productif est substantiel à une stratégie de complétude, et de convergence de de la zone euro. 

Les défis de la contemporanéité, qu’ils soient sociaux ou écologiques, nous le savons, mettront à l’épreuve notre capacité à coopérer. L’Union européenne est entrée dans l’histoire en portant sur son dos les espoirs d’un avenir de prospérité partagée et de paix. Le moment est venu d’abandonner les égoïsmes économiques pour faire vivre l’idée des pères fondateurs.

Sources
  1. Gräbner, C., Heimberger, P.,  Kapeller, J., Schütz, B., (2020) Is the Eurozone disintegrating ? Macroeconomic divergence, structural polarisation, trade and fragility, Cambridge Journal of Economics
  2. Autriche, Belgique, Finlande, Luxembourg, Allemagne et Pays-Bas
  3. Grèce, Irlande, Italie, Portugal et Espagne (la France est considérée comme cas intermédiaire par les auteurs de l’étude)
  4. Afonso A., Le long surplus italien, Le Grand Continent, 15 avril 2020
  5. Gräbner, C., Heimberger, P.,  Kapeller, J., Schütz, B., (2020) Is the Eurozone disintegrating ? Macroeconomic divergence, structural polarisation, trade and fragility, Cambridge Journal of Economics
  6. Cohen, D. (2006) Trois leçons sur la société post-industrielle, Seuil Paris
  7. Mazzucato, M. 2013. The Entrepreneurial State. Debunking Public vs. Private Myths in Risk and Innovation, London, Anthem Press.
  8. « La Commission européenne tente de clarifier sa stratégie industrielle », Le Monde, 10 mars 2020
  9. Thierry Breton : « Notre stratégie industrielle pour 25 ans », Le Point, 10 mars 2020
  10. « Michel Aglietta propose un nouveau cadre pour l’euro », Le Monde, 30 mai 2018
  11. « Ce qui fait le lien social, c’est l’euro » – Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron, Le Vent Se Lève, 14 février 2019