Vous êtes juriste spécialisée dans les droits de l’homme et avez travaillé dans l’humanitaire. Pourquoi vous être tournée vers la défense des droits de la nature ?
J’ai un parcours académique de droit et sciences politiques, et me suis spécialisée en droit international humanitaire, en parallèle d’un cursus en droit international des droits de l’homme. Quand on parle de droit humanitaire, on parle en fait du droit de la guerre, du droit des conflits armés et de la protection des civils et des combattants en temps de guerre. J’ai passé 18 ans à travailler pour des ONG. Je ne suis donc pas spécialisée en droit de l’environnement, je ne suis pas avocate, mais juriste, legal expert en anglais, et je plaide pour une reconnaissance des droits de nature, et ce depuis une action que j’ai menée auprès de peuples autochtones à travers une thèse d’anthropologie juridique chez les Innus. Il s’agit d’un peuple algonquin du nord du Québec, que j’ai accompagné dans un différend contre un projet industriel de barrage hydroélectrique sur leur territoire, en particulier sur leur rivière ancestrale, La Romaine. J’ai ensuite accompagné le cacique Raoni du peuple Kayapo dans son combat contre le barrage Belo Monte, en Amazonie brésilienne. C’est véritablement en accompagnant ces cas de terrain que j’ai été mise en contact avec les premiers travaux relatifs à cette notion de droit de la nature, qui permet de protéger un territoire, et donc une identité culturelle, tout en protégeant des écosystèmes et un certain type de rapport à la nature, et donc à la propriété privée, aux droits individuels, etc.
Ces peuples, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, dans le Pacifique, en Afrique et même en Europe, vous diront qu’ils appartiennent à un territoire et non pas que le territoire leur appartient. Ils vous diront qu’ils font partie d’un écosystème et qu’ils se considèrent comme l’un des maillons du vivant. Ils ne se voient pas comme maîtres et possesseurs de la nature, comme nous l’a appris notre propre culture religieuse et philosophique, notamment depuis le siècle des Lumières. Nous, Européens, sommes les héritiers de cette idée matérialiste selon laquelle on devait maîtriser la nature pour permettre le progrès et la technologie.
Pour vous, droits de l’homme, droits de la nature et reconnaissance de l’écocide sont des concepts liés ?
Prenons l’exemple du barrage de Belo Monte en Amazonie. Le rapport d’impact environnemental et social remis aux populations locales, autochtones et non autochtones, concernait vingt mille personnes déplacées par le projet et montrait l’impact du barrage sur l’intégralité du cours du fleuve. Ce rapport faisait cinquante mille pages, n’était pas traduit dans les langues locales, et n’était disponible qu’à plusieurs centaines de kilomètres des lieux d’habitation des populations. Donc ces populations devaient, sous trois jours, prendre connaissance d’un document qu’ils ne pouvaient même pas comprendre. Le principe d’information et de consultation des populations autochtones qu’impose l’adhésion du Brésil à la convention 169 de l’Organisation internationale du travail n’a pu, dans le cadre de ce projet, être respecté. La Cour suprême du Brésil a demandé l’arrêt de ce projet. Le rapporteur spécial des Nations Unies aux droits des peuples autochtones a écrit deux rapports dénonçant ce projet. Au total, 25 procès ont été menés dans l’État du Parà qui ont, à chaque fois, conduit à une injonction d’arrêt du projet. Il y a même eu une convocation à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, convocation à laquelle Dilma Rousseff, présidente du Brésil à l’époque, ne s’est pas rendue. À ce moment-là, je me suis rendue compte que le droit international était inefficace parce que trop peu contraignant en matière de respect des droits de l’homme. L’engagement des États n’est pas une garantie de respect de leurs obligations, parce qu’ils ont peu à craindre.
C’est alors que je me suis intéressée à la notion d’écocide comme cinquième crime international, celui de la menace de l’habitabilité de la Terre.
Vous avez déposé une initiative citoyenne européenne en 2013 pour intégrer le crime d’écocide dans le droit européen et faire reconnaître les droits de la Nature. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Dès 2010, Polly Higgins, avocate écossaise, a demandé à la Commission du droit international d’étudier la reconnaissance du crime d’écocide. Ce concept est discuté depuis la Convention sur le Génocide de 1948, et a été popularisé pendant la guerre du Vietnam. En 2013, nous avons décidé, avec plusieurs autres citoyens européens, de demander à l’Union européenne de montrer l’exemple, et ce en partant du principe que, si le crime d’écocide était reconnu en droit européen, il serait beaucoup plus facile de l’appliquer qu’une règle internationale. De nombreux groupes politiques au Parlement européen y étaient alors favorables, mais le vote conservateur des élections européennes de 2014 a rendu plus difficile la poursuite de notre plaidoyer. Depuis l’entrée en force des Verts notamment au Parlement européen en 2019, le sujet revient sur la table.
En attendant, il m’est apparu nécessaire de faire avancer le projet ailleurs, au niveau de la Cour pénale internationale, seule institution actuelle qui puisse porter une compétence universelle sur ce crime.
L’idée était d’aller au bout de la philosophie du droit sous-tendue par la reconnaissance du crime d’écocide, ou de la personnalité juridique des éléments de la nature, et de renverser l’échelle des normes. Depuis 2013, nous sommes de plus en plus entendus et pour cause, les scientifiques se sont fait bien entendre sur l’érosion de la biodiversité, notre entrée dans une sixième extinction de masse, ou encore le dépassement à l’échelle mondiale de 4 des 9 limites planétaires 1. Nous proposons donc de poser la question de la capacité du droit à enrayer cette catastrophe climatique et écologique, à protéger les droits fondamentaux des générations présentes et futures, dans l’accès à une alimentation durable, à un environnement sain et à la santé. En reconnaissant les droits du vivant, on permet la protection des droits humains : le droit commercial, en tant que fiction juridique émanant de la seule humanité, doit s’assujettir aux droits de la nature et aux droits humains. Nous ne sommes qu’un maillon parmi d’autres maillons du vivant sur Terre.
Aujourd’hui, malheureusement, nous sommes dans une situation quasi-inverse. Depuis la montée en puissance des multinationales dans les années 1970, depuis la construction du droit commercial international par l’Organisation Mondiale du Commerce et de la Banque mondiale, certaines multinationales ont accumulé davantage de richesse que certains États, et en édifiant leurs propres règles, n’étant pas des sujets de droit international. Cela signifie qu’on ne peut pas aller devant la Cour pénale internationale et accuser une multinationale de commettre un génocide ou un crime contre l’humanité, ni lui demander de respecter les obligations internationales des États en termes de respect des droits humains ou du droit de l’environnement. L’exemple de Texaco Chevron est particulièrement éloquent.
La compagnie pétrolière était accusée d’avoir mal géré ses puits de pétrole en Équateur, et d’avoir ainsi engendré une pollution qui a duré plusieurs décennies et fait 30 000 victimes. Malgré la reconnaissance de la culpabilité de Taxaco Chevron dans le procès ayant eu lieu en Équateur, l’entreprise a refusé de payer l’amende, a demandé à être rejugée aux Etats-Unis et a finalement demandé à la Banque mondiale et à l’OMC de créer un tribunal d’arbitrage privé pour trancher le litige. Comme le veut la procédure, trois juges, qui ne sont pas des juges de la Cour Pénale Internationale, ont été nommés et ont cassé, près de 28 ans après le début de l’affaire, toutes les procédures en cours en faisant fi du jugement équatorien. On voit donc bien qu’il y a un problème profond du fonctionnement de la justice internationale et de l’intérêt qu’il y aurait à faire reconnaître les crimes graves contre l’environnement au niveau international.
Au niveau national, quelques États font le choix de reconnaître constitutionnellement les droits de la nature, comme l’Équateur justement, qui n’a pas de juridiction spécialisée mais où les juges s’appuient sur la Constitution pour traiter les cas d’atteintes à, ou de risques de destruction de l’environnement. L’Équateur a connu depuis 2008 trente-cinq procès pour défendre les intérêts d’éléments de la nature. Plus de 25 ont été gagnés. Parfois, ils s’appuient sur les articles 71 et 72 sur les droits de la nature directement en reconnaissant par exemple que telle mangrove a le droit d’être préservée pour son rôle écosystémique important, et ils interdisent l’installation d’une ferme industrielle de crevettes qui risque de polluer la mangrove ; ou si tel fleuve est impacté par la construction d’une route, et par le rejet massif de gravats dans son lit, alors ils font arrêter le projet.
La justice équatorienne a aussi reconnu des atteintes à la nature comme criminelles ; elle a par exemple arrêté un bateau chinois avec à son bord plus de 6 000 requins d’espèces menacées, en considérant cette activité comme illégale et criminelle 2 ; elle a emprisonné le capitaine et l’équipage et détruit le bateau. Il s’agit d’une application très concrète du droit.
La reconnaissance des droits de la nature est d’autant plus importante qu’elle permet aussi d’aller au bout de la logique de certains principes innovants, déjà en vigueur en droit français, et qui tentent de s’imposer en droit européen, comme le devoir de vigilance ou le principe de préjudice écologique. Reconnaître les droits de la nature permettrait en fait de véritablement poser un cadre contraignant et structurant pour les entreprises, selon lequel elles sauraient ce qu’elles peuvent et ne peuvent plus accepter et ce sur quoi elles doivent justement faire acte de vigilance. Reconnaître les droits de la nature, c’est aussi une manière d’aller jusqu’au bout de l’idée portée par le principe de préjudice écologique, qui est de reconnaître la valeur intrinsèque des écosystèmes, de défendre leur intérêt à exister sans avoir à démontrer de lien avec des victimes humaines et surtout d’agir en amont de la catastrophe.
Prenons l’exemple en 2012 de l’affaire de l’Erika, le juge français a reconnu que Total avait porté préjudice à l’écosystème marin. Ce jugement a fait précédent, il est entré dans le Code civil français en 2016 et a été appliqué dans d’autres cas, pour la Loire ou le Parc des calanques tout dernièrement. Dans l’affaire de l’Erika, la détermination du préjudice porté à l’écosystème marin par le juge s’est fondée sur un principe scientifique, à savoir la valeur intrinsèque de l’écosystème. Le juge est sorti d’une vision utilitariste de la nature : il a donné d’une part une amende pour dommages et intérêts d’un total de 200 millions d’euros, en dédommagement des frais encourus par les collectivités et des pertes encourues suite à la catastrophe, pour le nettoyage, la perte économique au niveau du tourisme local, etc… ce qui est habituel. Mais il a, d’autre part, ajouté une amende de 13 millions d’euros pour la valeur écosystémique détruite, cette somme devant être dépensée de manière à pouvoir effectivement nettoyer le littoral. Pour déterminer la valeur du préjudice écologique, le juge s’est surtout appuyé sur le coût supporté par la Ligue de protection des oiseaux pour venir en aide aux oiseaux mazoutés. Il ne s’est donc pas basé sur l’apport de l’écosystème pour l’activité humaine.
C’est précisément ce que j’essaie de défendre : si nous sommes d’accord sur la reconnaissance de la valeur intrinsèque d’un écosystème, et de la nature délictuelle de la destruction d’un écosystème même s’il n’y a pas de victimes humaines, alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de cette logique et donner une personnalité juridique à des écosystèmes ? Donner une personnalité juridique à des écosystèmes, c’est disposer d’un outil pour qu’ils puissent défendre leur droit à exister pour eux-mêmes en amont des projets susceptibles de leur nuire, et donc en prévention. Par définition, le préjudice écologique ne peut être utilisé qu’une fois la catastrophe arrivée. Or l’urgence écologique actuelle nécessite que l’on puisse freiner et prévenir ces catastrophes.
Pour reconnaître les crimes contre l’environnement, aurions-nous besoin d’un tribunal environnemental européen ?
L’intérêt d’un tribunal environnemental européen réside dans la disposition de magistrats spécialisés. Il existe aujourd’hui un réel déficit de formation et de spécialisation des magistrats dans les questions environnementales. Ce n’est donc pas un hasard si l’on réfléchit à l’idée d’un tribunal environnemental européen, en même temps que l’on réfléchit à un parquet français dédié à l’environnement et à des formations spécifiques pour les magistrats. Le droit environnemental européen et national sont extrêmement morcelés et complexes, et très peu de magistrats sont formés à l’appliquer. Il nous faut donc un tribunal environnemental européen, comme il faut des parquets nationaux, et comme il faut en même temps un parquet spécialisé sur le crime d’écocide en Europe, et une chambre spécialisée sur le crime d’écocide qui soit rattachée à la Cour pénale internationale. Cela me paraît nécessaire, mais cela ne suffira pas si l’on n’adopte pas en parallèle une vision beaucoup plus écosystémique du droit, c’est-à-dire une reconnaissance d’un principe directeur, le principe d’interdépendance entre l’humanité et le reste du vivant.
Le droit de l’environnement est construit de la même façon à l’échelle européenne et à l’échelle internationale, il est morcelé. On peut défendre des zones marines protégées, des forêts Natura 2000, certains types d’espèces protégées, mais jamais un écosystème dans son ensemble. La manière dont les jugements sont rendus et la manière dont les plaintes sont déposées montrent bien que nous n’avons jamais une vision scientifique de l’effet domino, des points de bascule ou des boucles de rétroaction qu’il peut y avoir quand on porte atteinte au climat par exemple. On ne considère pas l’ensemble, mais on applique le droit de façon procédurale. Selon le droit européen, telle forêt est protégée : je demande donc aux juges de prendre position entre l’activité économique et la protection Natura 2000 de cette forêt. Mais le rôle écosystémique de cette forêt et tout ce qu’elle représente dans la lutte contre le changement climatique et la protection de la biodiversité qui y vit, dans le nettoyage des sols et des eaux par la filtration naturelle des sols n’est jamais abordé par le droit.
C’est pour cela que je n’aime pas parler uniquement du droit de l’environnement. Je préfère parler de droit de la nature, pour soulever l’importance d’un droit écosystémique, social, environnemental et climatique. S’ils devaient être créés, les tribunaux environnementaux devraient pouvoir recourir à des scientifiques pour faire le lien entre le Droit et la Science. Je vais même plus loin, je pense qu’il est indispensable aujourd’hui qu’une haute autorité aux limites planétaires soit créée au niveau européen. Reconnaître ces limites planétaires comme des normes juridiques contraignantes, après qu’elles ont été reconnues par la Commission européenne et les nations Unies comme des outils de suivi des objectifs de développement durable dès 2011, et utilisées en France depuis 3, permettrait de s’appuyer sur une théorie scientifique qui fait aujourd’hui consensus et qui permet de déterminer les seuils à ne pas franchir au risque de rendre la Terre inhabitable.
On pourrait donc imaginer un nouveau pacte européen, qui créerait un tribunal environnemental, doté de scientifiques indépendants, pour que les pouvoirs publics européens y mesurent l’impact des projets prévus ou en cours sur chacune des limites planétaires, qu’il s’agisse du climat, de la biodiversité, des sols, des cycles biogéochimiques, de l’acidification de l’océan, de la pollution ou encore des rejets toxiques. Chacun dans leur champ de compétence, ces pôles scientifiques agiraient donc comme des conseillers et permettraient de déterminer si de nouvelles directives, ou des directives déjà adoptées, doivent être retravaillées parce qu’elles ne permettent pas le respect des limites planétaires. Dans cette démarche de rencontre entre le discours scientifique et le discours juridique, nous ne faisons rien d’autre que nous appuyer sur une vérité scientifique. Et si les scientifiques nous disent que nous sommes en train de violer des lois biologiques, et que nous sommes en train de menacer la survie de l’humanité, alors il faut bien changer de récit. Or, le droit, ce n’est que cela : c’est un récit, un ensemble de règles qui sont le reflet de nos valeurs, de nos schémas de pensée et de notre état de conscience à un moment donné et qui ont vocation à évoluer.
Dans les différents sommets climat et biodiversité, le courant de l’écologie libérale gagne du terrain en défendant le principe d’une monétarisation de la nature pour la protéger. Si cela devait être inclus dans les conclusions de la COP Biodiversité, est-ce que cela n’irait pas à l’encontre de ce que vous défendez pour la protection de la nature et la reconnaissance de ses droits ?
C’est notre grand champ de bataille en ce moment : l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) vote des résolutions contradictoires à ce sujet à chaque sommet. La résolution 100, par exemple, dit qu’il faut encourager les États à reconnaître les droits de la nature. Et puis, juste à côté, une autre résolution mentionne les « services écosystémiques » et le « marché carbone ». Or, le mouvement des droits de la nature plaide depuis une décennie pour éviter une telle dérive qui consiste à adopter un discours soi-disant écologiste, mais qui cherche des solutions bénéfiques en même temps aux marchés et au capitalisme. Soyons clairs : il ne peut y avoir d’écologie « libérale », le capitalisme est par essence destructeur car il se fonde sur un principe de croissance infinie dans un monde fini.
Ce n’est pas l’économie en tant que telle qui est incriminée : l’économie signifie étymologiquement « la bonne gestion de la maison » : à nous d’inventer une bonne économie de notre maison commune, la Terre. L’aspect prédateur de notre économie repose sur les principes du capitalisme. Les règles qui sont proposées par les personnes et les entreprises qui recherchent le profit à tout prix sont en train de se teinter gentiment de ce que vous appelez « l’écologie libérale », en cherchant par exemple à favoriser le principe du « pollueur-payeur ». Principe qui, dès qu’on adopte une vision écosystémique de la nature, est une hérésie totale. Par exemple, accepter de raser une forêt entière, que ce soit une forêt primaire ou même de troisième génération, en tous cas une forêt où il y a une vraie diversité d’arbres, de plantes… et imaginer qu’il est correct de la couper si l’on replante une forêt de monoculture d’eucalyptus, de caoutchouc, de palmiers à huile, de teck, dans l’optique de compenser son empreinte carbone : c’est un non-sens. En finançant ces forêts en monoculture, et en prétendant que cette compensation protège le climat, on est vraiment dans une logique de vie complètement déviante. Alors que si l’on prend en considération les limites planétaires, et si l’on étudie le fonctionnement écosystémique du vivant, on ne peut pas aujourd’hui lutter contre le changement climatique sans lutter contre l’érosion de la biodiversité et vice versa. Une forêt en monoculture n’abrite pas la biodiversité nécessaire au maintien du vivant, de plus elle subit des épandages éco-toxiques, qui polluent les sols et l’eau ; elle ne peut donc pas non plus jouer correctement son rôle de climatisation naturelle. Les forêts ne se valent pas, d’autant plus si elles sont vouées à être coupées au bout de 30 ans. Pour que les forêts puissent jouer leurs rôles de puits de carbone, il faut les laisser tranquilles pendant des centaines d’années.
Je suis donc très inquiète de l’essor de ce courant de pensée. Prochainement par exemple, au congrès de l’IUCN à Marseille, nous allons organiser un tribunal citoyen sur les droits de la nature, comme nous le faisons à chaque COP où l’on fait témoigner des victimes et des experts scientifiques. À chaque fois, nous expliquons, entre autres, comment la financiarisation de la nature est une manière de violer les droits de la nature et de violer nos droits fondamentaux à court terme. C’est vraiment un sujet sur lequel il faut être très vigilant.
Il est difficile de dénoncer la financiarisation de la nature sans expliquer, et sans proposer un nouveau modèle juridique qui permette de prendre en considération les liens d’interdépendance écosystémique et les limites planétaires. C’est dans ce sens que certains proposent de réunir la Convention sur le climat et la Convention sur la biodiversité en un seul et même traité international. Je pense nécessaire d’aller encore plus loin, et de reconnaître comme des normes internationales les limites planétaires. En effet, la biodiversité et le climat sont régis par deux limites fondamentales distinctes, mais celles-ci sont elles mêmes corrélées au respect de toutes les autres limites. Par exemple, l’océan, qui est le deuxième « poumon » de la planète, s’acidifie à un rythme sans précédent. Le phytoplancton qui est dans l’océan se nourrit de carbone et produit 50 % de l’oxygène que l’on respire. Mais depuis le début du réchauffement climatique, le phytoplancton se gave du CO2 en excès dans l’atmosphère, et l’océan se surcharge en carbone. L’eau devient de plus en plus acide et détruit le matériau qui constitue toutes les coquilles et carapaces du phytoplancton, des huîtres, des moules, etc, mettant en péril leur existence. Or si tous ces organismes vivants disparaissent, c’est toute la chaîne alimentaire de l’océan qui est en péril.
Protéger l’océan passe donc forcément par le traitement de la problématique du climat. À mon sens, c’est une bonne idée que de conjuguer les traités et de créer une nouvelle colonne vertébrale juridique basée sur le principe d’interdépendance, mais il faut qu’elle s’appuie sur les limites planétaires pour adopter cette approche écosystémique en droit international et en droit européen, et que ces corpus juridiques se reconstruisent dans le respect des droits de la nature. On ne peut pas le faire juste en réformant le droit environnemental et jouer sur les deux tableaux du climat et du marché : il faut que l’économie soit incluse dans la manière dont on remodèle les normes.
Par ailleurs, je tiens à souligner que de très nombreuses entreprises sont en attente de cette régulation. J’interviens parfois devant des dirigeants internationaux, et j’entends qu’ils n’ont pas de boussole pour naviguer, et qu’ils sont donc aux prises avec les intérêts à court terme de l’entreprise, et en particulier avec les actionnaires. La grande majorité des entreprises aimeraient bénéficier d’un cadre précis pour engager leur activité dans la lutte contre le changement climatique.
Dans une tribune parue en début d’année, plus de 1 000 scientifiques ont appelé les citoyens à la désobéissance civile face au manque d’action des gouvernements pour lutter contre le réchauffement climatique. Alors que le droit est perçu comme un outil très lent et complexe, quel peut être son rôle pour soutenir les citoyens dans cette rébellion ?
Je dis souvent que le droit est le dernier rempart avant la violence, et je comprends bien évidemment les appels à la désobéissance civile. Toutefois, je ne les accepte que dans la non-violence. Je peux entendre qu’à un moment donné, quand des personnes sont victimes ou considèrent que leurs enfants sont des victimes, elles puissent vouloir agir d’une autre façon. On l’a vu dans différents sondages, le changement climatique est devenu la première préoccupation des citoyens. Pour moi, ces scientifiques ont entrepris une démarche qui vise une fois de plus à dire : « puisque vous n’écoutez pas, vous, les législateurs, vous les décideurs, alors que nous vous avons informés de l’état d’alerte maximale dans lequel nous sommes, alors nous poussons les citoyens à se révolter. »
C’est ce que nous aussi, juristes, essayons de faire, par l’outil du droit. L’association Notre affaire à tous essaie de montrer qu’en attendant l’adoption de nouvelles dispositions juridiques respectant les limites planétaires, on peut déjà accompagner le plaidoyer au niveau national, européen et international, par la saisie de la justice et par le plaidoyer en faveur de la reconnaissance du crime d’écocide. Les citoyens peuvent s’emparer du droit rapidement pour défendre leur territoire, défendre leur écosystème et défendre leur avenir. Nous l’avons affirmé avec force à travers l’Affaire du siècle à une échelle nationale 4, et avons demandé aux citoyens de soutenir notre action en signant le recours juridique que nous ne pouvions d’ailleurs pas formuler en class action en France. Parce qu’en France, le climat ne fait pas partie des domaines dans lesquels on autorise des actions de groupe, à la différence des États-Unis. Et nous avons, en même temps, lancé des actions juridiques au niveau du Conseil de l’Europe avec dix familles impactées par le changement climatique. Ainsi, nous avons pu interpeller les autorités européennes sur ce sujet. Et puis, nous venons de créer le projet Super local 5, qui permet aux citoyens français de remplir une carte nationale en ligne pour situer des territoires qui se révoltent contre des projets dommageables pour l’environnement. Le message que nous envoyons aux citoyens est : « Mettez vos actions sur cette carte, et nous vous offrirons un accompagnement juridique bénévole pour que vous puissiez mener des actions en justice ». Ce qui nous pousse à le faire, c’est le constat qu’aujourd’hui, comme on l’a vu aux Pays-Bas, en Colombie, en Inde, et en France avec le préjudice écologique, des juges décident de faire avancer le droit sans attendre que des lois aient été votées. Et cela établit une jurisprudence en faveur du climat, des générations futures et des droits de la nature. C’est une démarche un peu nouvelle sur le plan de l’action militante.
Le dernier exemple en date est celui du rejet de la construction de la quatrième piste de l’aéroport d’Heathrow à Londres, suite à la décision d’un juge qui a considéré que même si l’accord de Paris n’était pas contraignant, le gouvernement britannique l’ayant signé, ce dernier était obligé de s’y conformer. Or, ce projet d’agrandissement d’un aéroport a été jugé incompatible avec les engagements climatiques du Royaume-Uni. Ce qui est intéressant, c’est que c’est le juge qui décide. De la même manière, aux Pays-Bas, des citoyens ont saisi la justice pour inaction climatique de l’État. Et la justice a fini par considérer que les Pays-Bas avaient une obligation de protéger leur territoire et leur population du changement climatique, et devaient donc réduire leurs émissions de CO2. En Colombie, la Cour suprême colombienne a été saisie par 25 jeunes citoyens inquiets du taux de déforestation de la forêt amazonienne colombienne, et notamment de l’impact sur leurs droits en tant que générations futures, puisque cette déforestation contribue à accélérer le changement climatique. Les juges de la Cour suprême colombienne ont reconnu à ces vingt-cinq jeunes le droit à un environnement sain et à un climat stable, en tant que générations futures ; c’est une innovation juridique, puisque les générations futures ne sont pas des sujets de droit. Par ailleurs, la Cour a reconnu la personnalité juridique de l’Amazonie pour qu’elle puisse défendre son droit à exister et son rôle écosystémique, et c’est finalement la meilleure des façons de protéger l’Amazonie et de lui permettre de défendre ses intérêts.
Le droit est donc, pour moi, un outil intéressant parce qu’il y a plusieurs manières de le créer. Il évolue par la voie législative ou constitutionnelle, mais on peut aussi aller chercher le courage des juges pour créer une jurisprudence, et dans le cadre de cette crise climatique et écologique, les enjoindre à s’adosser sur le constat scientifique et à adopter une nouvelle philosophie du droit.
Sources
- Concept développé par Stockholm Resilience Center, qui a défini neuf limites planétaires en fonction de seuils qui, s’ils sont franchis, feront basculer l’état planétaire dans un réchauffement climatique dangereux pour l’humanité. http://www.fondation-nature-homme.org/magazine/9-grands-equilibres-conditionnent-notre-vie-sur-terre-quels-sont-ils-comment-les-preserver
- Ecuador jails Chinese fishermen found with 6,000 sharks, Reuters, 28/08/2017
- https://ree.developpement-durable.gouv.fr/rapports/article/edition-2019
- https://laffairedusiecle.net/qui-sommes-nous/
- https://notreaffaireatous.org/super-local/