Bruxelles. Institués en juin 1993 pour ancrer les valeurs fondamentales des démocraties européennes, les critères de Copenhague devaient permettre aux ex-pays soviétiques de réformer leurs institutions afin d’intégrer progressivement l’Union européenne. 27 ans plus tard, la Hongrie est définie par nombre d’observateurs comme un régime autoritaire1 et la Pologne menace de suivre la même voie.
Dans un entretien au Financial Times2, le président de la République française s’est récemment ému de l’attrait exercé par les régimes autoritaires aux yeux d’une partie des opinions publiques européennes en ces temps de pandémie. Si son analyse visait au premier chef le remaniement accéléré de l’échiquier géopolitique global, avec en ligne de mire les jeux de clair-obscur de l’État-parti chinois sur son traitement de la crise sanitaire, les États européens ne sont pas à l’abri de tensions sur les questions relatives à l’État de droit dans un contexte d’états d’urgence sanitaire généralisés.
En Hongrie, la crise du Covid-19 semble avoir précipité une dynamique déjà en marche depuis une dizaine d’années. Le 30 mars, le Parlement hongrois a validé un paquet législatif liberticide, permettant entre autres au gouvernement de prolonger l’état d’urgence pour une durée indéterminée3. En Pologne, le gouvernement conservateur et nationaliste compte maintenir le scrutin présidentiel des 10 et 24 mai en dépit de la crise du coronavirus et alors que seul le président en exercice, candidat à un second mandat, est en mesure de se déplacer et de faire campagne. Le 6 avril, le Parlement a révisé la loi électorale afin que les élections se déroulent par correspondance alors que la Constitution polonaise interdit une telle modification moins de six mois avant le scrutin.
La Hongrie et la Pologne sont loin d’être les seuls États européens à avoir adopté des mesures dérogatoires au droit ordinaire. La France, l’Espagne et l’Italie ont ainsi instauré l’état d’urgence en raison de la crise sanitaire, donnant à leurs exécutifs des pouvoirs exceptionnels dont ceux de légiférer par ordonnance et de restreindre une liberté aussi fondamentale que celle d’aller et venir. La différence entre mesures exceptionnelles adoptées pour parer à la crise sanitaire dans une majorité d’États et dispositifs dérogatoires accrus à la faveur de la crise par des pouvoirs dont la dérive autoritaire la précède est donc essentielle. Elle est susceptible d’être exploitée rhétoriquement et de perdurer à mesure que le temps de la crise s’allonge et transforme le provisoire en permanent.
Les manœuvres polonaises entamées avant la crise du coronavirus n’ont d’ailleurs pas laissé la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) indifférente. Le 8 avril, elle adressait une ordonnance en référé sommant la Pologne de suspendre l’application des dispositions nationales relatives au régime disciplinaire des juges du Sąd Najwyższy, la Cour suprême du pays4. En créant une chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême dont les membres sont sélectionnés par le Conseil national de la magistrature (CNM), lui-même mis en place en violation de la Constitution polonaise puisque le mandat des juges membres du CNM a été prématurément terminé5 et que la majorité de ses membres a été élue par le Parlement6, l’exécutif polonais remet significativement en cause le principe d’indépendance de la justice7. Cette dernière décision porte à trois le nombre de fois où la CJUE accorde les mesures provisoires demandées par la Commission européenne afin de préserver l’État de droit d’un « préjudice grave et irréparable » causé par les autorités polonaises.8
L’Europe centrale n’est cependant pas un bloc homogène. Les pays du groupe de Visegrád sont ainsi dans des situations distinctes par rapport aux standards de l’État de droit. La Hongrie est le seul pays de l’Union européenne qualifié par l’ONG Freedom House de « partiellement libre ». C’est l’État membre le moins bien noté par les principaux indicateurs de bonne santé démocratique, à l’image de son score de 0,53 sur 1 à l’Index de l’État de droit du World Justice Project, inférieur à la moyenne mondiale et en baisse constante ces cinq dernières années. La Pologne figure elle dans le quatrième quintile européen de cet index aux côtés de l’Italie et de la Grèce tandis que la République tchèque figure à une place semblable à celle de la France.
Mais c’est une différence de nature qui divise plus fondamentalement le Groupe de Visegrád. La Hongrie et la Pologne partagent une stratégie systématique de démantèlement de l’Etat de droit et des contre-pouvoirs.
Depuis sa prise de pouvoir en 2010, le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, s’est attaqué à l’indépendance de la justice, des médias, des ONG, des universités ou encore de la recherche scientifique. La nouvelle constitution hongroise est entrée en vigueur le 1er janvier 2012 tout comme l’abaissement radical de l’âge de la retraite des juges9. La loi hongroise sur l’encadrement du travail des médias date de 2011. C’est pourtant seulement en 2018 que le Parlement européen a activé la procédure de l’article 7§1 du Traité sur l’Union européenne (TUE) contre la Hongrie qui a bénéficié d’une indulgence durable du fait de son appartenance au Parti Populaire européen (PPE). Celui-ci jouit d’un pouvoir d’influence majeur dans l’espace communautaire et son inertie idéologique a permis de maintenir un semblant d’unité malgré l’hétérogénéité des sensibilités politiques qui le composent. Si le PPE a « suspendu » le Fidesz en 2019, le parti de Viktor Orbán n’a en réalité pas été suspendu du groupe politique du PPE au Parlement européen, les partis et groupes politiques européens étant juridiquement distincts.10
L’approche du gouvernement polonais est plus ciblée que celle du Premier ministre hongrois, notamment en raison du système législatif bicaméral de la Pologne et de l’assise politique moins stable du parti Droit et Justice (PiS). N’étant pas en capacité de démanteler directement la constitution, le gouvernement conservateur concentre ainsi son attention sur ceux qui veillent à son application, à savoir les juges. Depuis 2015, les réformes sont ainsi toutes allées dans le sens d’une remise en cause de l’institution judiciaire. Ce sont ces mesures qui ont été visées par la Commission depuis l’ouverture d’un dialogue structuré en janvier 2016 jusqu’au déclenchement de l’article 7 du TUE en décembre 2017 et aux multiples saisines de la CJUE. Si l’impunité de la Hongrie a permis à la Pologne du Prawo i Sprawiedliwość de suivre la même trajectoire, elle n’a pas pour autant bénéficié de la même indulgence sur la scène européenne. Contrairement au parti du Premier ministre hongrois, le PiS n’appartient pas au PPE mais au Parti des conservateurs et réformistes européens (ECR) dont l’influence est sans commune mesure.
En Slovaquie et en République tchèque, la situation est encore différente. Le scandale lié à l’assassinat du journaliste d’investigation slovaque Jan Kuciak a révélé l’ampleur d’une corruption généralisée dans les plus hautes instances gouvernementales slovaques et le lien pernicieux entre l’appareil d’État et le crime organisé. Cet état de fait ne semble toutefois pas s’inscrire dans une stratégie systématique mais plutôt dans une déficience de l’appareil d’État qui favorise une approche clientéliste des responsables politiques. Il est aujourd’hui trop tôt pour analyser les actions du nouveau gouvernement, très hétéroclite mais élu sur une plateforme anti-corruption, qui a pris ses fonctions en pleine crise du coronavirus. En République tchèque, l’affaire du « Nid de cigognes » qui a touché le Premier ministre populiste Andrej Babiš, soupçonné d’avoir détourné des subventions européennes, est une illustration des conflits d’intérêts qui sévissent dans le pays. Si ces dérives sont préoccupantes, elles ne procèdent pas d’une stratégie systématique comparable aux situations polonaise ou hongroise.
Limitrophe de trois des quatre pays du Groupe de Visegrád, l’Autriche fait à la fois figure de parangon économique et sanitaire à la faveur de sa gestion de crise jusqu’à présent réussie, mais également d’éventuelle inspiration pour les dirigeants nationalistes à travers la figure du jeune chancelier conservateur Sebastian Kurz qui partage largement leurs vues sur les questions migratoires. Arrivé au pouvoir grâce à la coalition turquoise bleue formée entre son Österreichische Volkspartei (Parti populaire autrichien) et les nationalistes du Freiheitliche Partei Österreichs (Parti de la liberté d’Autriche) en décembre 2017, il a depuis survécu à la démission en mai 2019 de son vice-chancelier Heinz-Christian Strache, président du FPÖ, suite à la publication d’une vidéo dans laquelle celui-ci expliquait à une femme se présentant comme la nièce d’un oligarque russe comment financer de façon occulte un parti politique. Le conservatisme de Kurz s’avère alors suffisamment flexible pour renoncer à une alliance avec ses alliés du FPÖ, largement défaits lors des législatives anticipées, et s’assurer de conserver les rênes de l’exécutif à la faveur d’une alliance de circonstance avec les écologistes.
La ligne de démarcation entre Est et Ouest est donc moins évidente que de prime abord et la question de ses représentations se pose. Le groupe de Visegrád ne constitue ni une minorité de blocage, ni une force politique capable de fixer l’ordre du jour des discussions européennes. Son existence repose essentiellement sur un phénomène de solidarité de club qui relève plus de la tradition géopolitique intra-européenne que d’une cohérence idéologique profonde. En raison du système institutionnel de l’Union européenne, et notamment au sein du Conseil, il est important pour les pays peu peuplés de s’assurer une place la plus stratégique possible.
Très forte sur certains sujets comme la politique migratoire ou fiscale européenne, l’unité du groupe reste toutefois de façade sur un large éventail de thématiques. Dernière illustration en date de cette cohérence toute relative, la déclaration des 13 États membres sur le risque de violation des principes de l’État de droit, de la démocratie et des droits fondamentaux découlant de l’adoption de certaines mesures d’urgence face au covid-19 a été signée dès le 2 avril par la Slovaquie et la République tchèque, avant que la Hongrie n’y ajoute sarcastiquement la sienne quelques jours plus tard.
Aussi relative qu’elle soit, la fracture Est/Ouest constitue un narratif puissant, utilisé y compris par les pays d’Europe centrale, comme un kulturkampf moderne nourri par les accusations de double standard, de victimisation et d’ostracisation de ces pays par les institutions européennes et les « Occidentaux ». Le rapport entre histoire et territoire, identité et frontières est un marqueur essentiel de ce différend doctrinal et sémantique. En Hongrie, Viktor Orbán défend avec ardeur l’idée d’une essence chrétienne de l’Europe11. En Pologne, le révisionnisme sur le rôle des autorités polonaises pendant la Seconde Guerre mondiale est alimenté par la notion de patriotisme chrétien. Ce discours ethnonationaliste a servi de toile de fond à la crise de l’accueil des réfugiés syriens à partir de 2015 en légitimant idéologiquement un refus de principe tandis que la Commission européenne tentait de négocier une répartition de l’accueil proportionnelle aux capacités des pays hôtes. Pour soutenir la demande d’annulation du mécanisme provisoire de relocalisation de demandeurs d’asile par la Slovaquie et la Hongrie12, la Pologne faisait ainsi valoir que le mécanisme aurait des « effets disproportionnés » sur ces États qui sont « presque ethniquement homogènes comme la Pologne et dont la population différerait, d’un point de vue culturel et linguistique, des migrants devant être relocalisés sur leur territoire »13. Cela n’empêche pas la Pologne d’être devenue, dans un contexte de forte croissance économique, une terre d’immigration venue majoritairement d’Ukraine ou de Biélorussie mais aussi de Turquie et d’Asie du Sud-Est pour combler le vide laissé dans la main d’œuvre disponible par les 2,5 millions de Polonais partis faire leurs vies dans les autres États de l’Union depuis son adhésion. En 2018, la Pologne a ainsi délivré plus de permis de séjour à des étrangers hors UE que l’Allemagne alors qu’elle compte deux fois moins d’habitants14.
La crise du Covid-19, dans un contexte de restriction des mobilités de toutes natures pour raison sanitaire, est susceptible de faire rejouer cette mécanique doctrinale de l’ethnonationalisme. C’est en effet à l’Est que le réflexe de fermeture des frontières a été le plus prompt et unilatéral. Le 12 mars, la République tchèque fermait ses frontières et ses écoles alors qu’elle n’avait encore officiellement enregistré aucun mort et seulement une centaine de cas. Le même jour, la Slovaquie déclarait l’état d’urgence après seulement 21 cas confirmés. Le lendemain, la Pologne suivait en associant à la fermeture des frontières celle de tous les commerces non-essentiels après 17 cas confirmés. Par contraste, le confinement italien partiel annoncé le 8 mars est intervenu alors que le pays dénombrait déjà plus de 5 000 cas et 233 morts, le confinement général deux jours plus tard.
Cette rapide fermeté s’explique d’après Sławomir Dębski, directeur de l’Institut polonais des affaires internationales, par la conscience aiguë des insuffisances des systèmes de santé des ex-pays soviétiques15. « L’idée que l’État ne puisse pas faire face à une situation n’est pas un sujet de roman ici, c’est un souvenir encore vivace. » Associée à un moindre brassage de population que dans les principales économies de l’Union, elle expliquerait que le nombre de morts par habitant dans les pays de l’Est soit deux à trois fois inférieur à celui de l’Allemagne, pourtant considérée comme un modèle de gestion de l’épidémie parmi les démocraties occidentales. Si cette situation se confirme dans les semaines à venir, les régimes autoritaires polonais ou hongrois pourront-ils en tirer un bénéfice politique ou symbolique dans leurs joutes face à leurs homologues français, italiens ou espagnols au sein des instances de l’Union ?
Si la mobilisation rhétorique de cette notion de fracture la transforme en prophétie auto réalisatrice, elle existe moins clairement au niveau des opinions publiques. L’Eurobaromètre paru en juillet 2019 montre une grande uniformité des opinions au niveau national sur l’importance de l’État de droit16. Les manifestations contre la corruption en Slovaquie17 et en République tchèque18, en réaction au démantèlement des université en Hongrie19 ou encore contre le démantèlement du système judiciaire en Pologne20 en sont des témoignages importants.
Que peuvent faire et que font les institutions européennes face à ces dérives ? Le recours à l’article 7 du TUE a montré ses limites tant il n’a pas été conçu pour une situation d’instrumentalisation prudente et subtile de l’État de droit mais pour des effondrements brutaux, des situations de coup d’État ou de putsch. En 2018, le Parlement européen proposait au Conseil de l’UE de déclencher le §1 qui doit permettre de « constater qu’il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 221 » face à la Hongrie mais aucun vote n’a eu lieu à ce jour. Les traités ne fixant pas de délai à cette procédure, la tenue d’un vote pourrait être repoussée indéfiniment. La Commission a également fait son possible afin de contourner le problème de l’unanimité en choisissant de recourir à la mesure préventive du §1 contre la Pologne plutôt qu’à celle, répressive, du §2 qui peut théoriquement aboutir à la suspension des droits de vote de l’État en question au Conseil. Là encore, la procédure demeure à ce stade bloquée malgré les nombreuses auditions du gouvernement polonais.
Si les conditions procédurales du §1 sont moindres, ses conséquences se limitent à une condamnation symbolique qui ne constitue en aucun cas une étape préliminaire au déclenchement du §2. Il s’agit de deux procédures distinctes bien qu’elles partagent un même référentiel moral. Dans un cas, la procédure, si elle aboutit, n’a aucune conséquence concrète. Dans l’autre, elle impose au Conseil de statuer à l’unanimité et n’a donc aucune chance d’aboutir, Budapest et Varsovie ne faisant aucun mystère sur leur intention de se soutenir mutuellement le cas échéant. Quant au déclenchement même de la procédure du §2, ni la Commission ni les autres États membres de l’Union n’ont jusqu’à aujourd’hui franchi le pas politique d’une telle déclaration de guerre. Le Parlement européen, quand bien même il en aurait la volonté, n’a pas le pouvoir de déclencher la procédure du §2.
Dès lors, l’action de la CJUE semble seule efficace pour préserver l’État de droit au sein de l’Union. En Hongrie, des procédures en manquement sont actuellement en cours au sujet de la législation hongroise en matière d’asile ou celle concernant le financement des ONG depuis l’étranger. En 2017, la Cour modifiait sa jurisprudence pour se donner les moyens de lutter plus efficacement contre les dommages irréversibles à l’État de droit. Elle ordonnait ainsi, par le biais de moyens exceptionnels22, aux autorités polonaises de cesser leur exploitation illégale de la forêt Białowieża, après avoir rendu une première ordonnance qui avait été ignorée par le gouvernement polonais23. L’année suivante, la Cour, une fois encore par le biais de mesures inhabituelles24, forçait la Pologne à revenir sur la législation qui abaissait rétroactivement l’âge de la retraite pour les juges de la Cour suprême.
Les États visés ne sont pas sans capacité d’obstruction face aux décisions de la CJUE. Concernant l’ordonnance en référé du 8 avril 2020, bien qu’il ne s’agisse que d’une suspension et non d’une condamnation, le gouvernement polonais s’avère réticent à obtempérer et a saisi le Tribunal constitutionnel polonais, qui n’est plus indépendant depuis décembre 2016, afin de le charger d’évaluer la conformité de la décision de la CJUE. En écartant ainsi une résolution contraignante de la Cour suprême qui cherchait à mettre en oeuvre un arrêt de la CJUE de novembre 2019 relatif à la création de la chambre disciplinaire et du CNM mis en place en violation de la Constitution polonaise, cette démarche constitue une violation de facto des traités européens, une déclaration de guerre à la CJUE et le franchissement d’un point de non-retour dans l’escalade illibérale du PiS.
Si la Cour peut donc ralentir le processus de démantèlement de l’État de droit, la seule approche judiciaire paraît insuffisante pour stopper un phénomène profondément politique. A ce titre, il est essentiel de rappeler que la Cour ne peut pas agir d’office car elle est dépendante des saisines de la Commission et donc de sa capacité politique à les formuler.
Reste la voie du conditionnement de l’accès aux fonds européens au respect de l’État de droit. Ce dispositif prévoit la possibilité pour la Commission de proposer des mesures de suspension, réduction ou résiliation de paiements des fonds européens en cas de carences généralisées en matière d’État de droit dans un État membre. Si la philosophie initiale de ce dispositif semblait sujette à controverse25, la proposition de la Commission prévoyait que l’État visé par cette suspension serait quand même tenu de financer les projets sélectionnés avec son propre budget, frappant le portefeuille des gouvernements illibéraux plutôt que la société civile directement.
Sur proposition de la Commission, l’acte d’exécution d’une suspension de paiement aurait été considéré comme adopté à moins que le Conseil ne décide, à la majorité qualifiée, de rejeter la proposition dans un délai d’un mois. La position défendue par Charles Michel en février semblait toutefois remettre l’efficacité a priori de ce dispositif en question, dans la mesure où l’acte d’exécution devrait être désormais approuvé par le Conseil à la majorité qualifiée26, facilitant ainsi la constitution d’une minorité de blocage. Le champ d’application du dispositif de conditionnement avait notamment été tempéré par la formule ambiguë de « déficiences manifestes et généralisées dans la bonne gouvernance des autorités des États membres en ce qui concerne le respect de l’État de droit »27. La crise du Covid-19 et son éventuel impact sur la constitution du prochain cadre financier pluriannuel rend hautement imprévisible le maintien ou non de ce dispositif.
La mise en place d’une évaluation annuelle de l’État de droit dans l’ensemble des États membres de l’Union est également envisagée mais ses modalités d’exécution restent aujourd’hui trop incertaines pour tirer des conclusions quant à son hypothétique efficacité, notamment en l’absence de mécanisme de sanction28. Son application à tous les États membres, comme cela est prévu par la Commission, serait toutefois un élément positif qui permettrait de circonscrire le narratif employé par la Pologne et la Hongrie qui accusent les institutions européennes de stigmatisation pour raisons politiques et culturelles.
La remise en cause de l’État de droit est un danger fondamental pour l’Union. Complexe, elle articule des stratégies politiques délibérées où se côtoient promesses de revanche sociale et illiberalisme politique, déficiences institutionnelles généralisées et, en regard, manque d’outils adéquats au niveau communautaire ou absence de volonté politique d’en faire usage lorsqu’ils existent. L’analyse et la cartographie des nombreuses lignes de partage qui traversent l’Est européen informent cependant sur un fait clair, il ne s’agit pas d’un bloc homogène et les circonstances y reconfigurent les alliances.
A ce titre, la crise du coronavirus est un moment déterminant pour la question de l’État de droit, en Hongrie et en Pologne de façon la plus urgente et prononcée, mais également pour l’Union en tant qu’entité politique alors que l’intensité de la crise presse tous les gouvernements d’agir vite et fort. Est-elle en mesure de de prévenir l’émergence d’autocraties au sein de l’Union au moment même où l’étalon démocratique des pays fondateurs est testé, où les intérêts nationaux immédiats semblent prendre le pas sur les gages donnés à un futur commun ?
Près de trois décennies après l’euphorie de Copenhague, l’heure est à la fois au temps très court des urgences mais également au travail introspectif sur la cohésion de l’Union, l’articulation institutionnelle entre ses sous-ensembles et la construction de son avenir à long terme. L’apparente torpeur dans laquelle sont plongées les économies et les populations par le coronavirus est un leurre : toutes les pièces du puzzle communautaire sont en mouvement et susceptibles d’être reconfigurées.
Sources
- Seul Etat membre de l’Union européenne caractérisé comme “partiellement libre” aux yeux de l’index Freedom of the World 2020
- MALLET Victor, KHALAF Roula, FT Interview : Emmanuel Macron says it is time to think the unthinkable, Financial Times, 16 avril 2020
- Qui permet à Viktor Orbán de gouverner par décret
- En vertu de l’article 19(1) du Traité sur l’Union européenne, la Cour précise que l’obligation pour chaque État membre de respecter et de maintenir l’indépendance de ses tribunaux nationaux (responsables de l’application ou de l’interprétation du droit communautaire) comprend l’obligation de respecter le principe d’indépendance des juges en ce qui concerne les procédures disciplinaires à leur encontre.
- Depuis, le CNM a été suspendu du réseau européen des CNM en raison de son manque d’indépendance
- Soit par des autorités politiques au lieu d’être élus par leurs pairs, raison pour laquelle le CNM polonais a été suspendu du réseau européen des conseils de la justice
- Ce principe est une composante de l’État de droit
- PECH Laurent, Protecting Polish Judges from the Ruling Party’s “Star Chamber”, Verfassungsblog, 9 avril 2020
- La CJUE a condamné cette mise à la retraite d’office. Toutefois, elle l’a fait sur le fondement du principe de non-discrimination en raison de l’âge et non du principe de l’État de droit, ce qui était symboliquement moins puissant. Par ailleurs, le manquement a été constaté trop tardivement, de sorte que le gouvernement a objecté que d’autres juges ayant été mis en poste à la place des juges illégalement mis à la retraite, il n’était pas possible de démettre les nouveaux pour rétablir les anciens. Le Gouvernement a ainsi exécuté le jugement de la Cour, soit en versant une indemnité aux juges mis à la retraite, soit en les réintégrant mais à des positions moindres. C’est pour cette raison que la CJUE a depuis renforcé son action, d’une part en consacrant le principe d’indépendance de la justice comme un principe justiciable, sur le fondement duquel elle peut condamner un État, d’autre part en renforçant son pouvoir d’ordonner des mesures provisoires pendant la procédure en manquement, afin d’éviter que ce phénomène de « fait accompli » ne se reproduise.
- Cela témoigne de l’ambiguïté liée au poids du Fidesz en nombre de sièges au Parlement européen et la tension entre une stratégie de puissance sur une stratégie de valeurs. Les dernières mesures prises en Hongrie ont toutefois ravivé les débats internes, treize partis nationaux du PPE ayant expressément demandé l’exclusion du Fidesz à Donald Tusk, l’actuel président du PPE. Il est à noter que les délégations allemande et française n’ont pas participé à cette demande, à l’inverse des délégations tchèque et slovaque.
- La doctrine Orban, Le Grand Continent, 21 juin 2018
- Cour de Justice de l’Union européenne, La Cour rejette les recours de la Slovaquie et de la Hongrie contre le mécanisme provisoire de relocalisation obligatoire de demandeurs d’asile, 6 septembre 2017
- CJUE, grande chambre, 6 septembre 2017, République slovaque et Hongrie c. Conseil de l’Union européenne, aff. jtes C-643/15 et C-647/15, point 302
- Eurostat, First residence permits issued in the EU Member States remain above 3 million in 2018, 25 octobre 2019
- PANCEVSKI Bojan, HINSHAW Drew, Poorer Nations in Europe’s East Could Teach the West a Lesson on Coronavirus, The Wall Street Journal, 12 avril 2020
- European Commission, Public Opinion, Rule of Law in the European Union, juillet 2019
- Slovaquie : vaste manifestation à Bratislava en hommage au journaliste Jan Kuciak, France 24, 3 mars 2018
- PALICKOVA Agata, Comment les medias tchèques ont-ils couvert la plus grande manifestation depuis 1989, Euractiv, 27 juin 2019
- GAUQUELIN Blaise, « L’université Soros » s’apprête à quitter la Hongrie, Le Monde, 30 novembre 2018
- Pologne : manifestation à Varsovie contre la loi qui sanctionne les juges, Le Point, 11 janvier 2020
- Version consolidée du traité sur l’Union européenne, TITRE I – DISPOSITIONS COMMUNES, 7 juin 2016
- Les textes ne prévoient pas que la Cour puisse prononcer des menaces de sanctions financières dans ce cadre (les sanctions financières ne sont normalement possibles que lorsqu’un État a refusé d’exécuter un arrêt définitif en manquement de la Cour, et non en cas d’inexécution d’une simple ordonnance provisoire). Pourtant, la CJUE, au nom de l’État de droit et de la nécessaire effectivité de ses propres décisions, a accepté la requête de la Commission, et a donc assorti son ordonnance d’une menace de sanctions financières en cas d’inexécution.
- C’est suite à ce refus d’obtempérer que la Commission a demandé à la Cour de prononcer une seconde ordonnance, laquelle cette fois était enrichie d’une menace de sanctions financières.
- La Cour a ordonné non seulement la suspension de la loi sur la Cour suprême, mais également le retour à leurs positions des juges qui avaient été mis en retraite forcée.
- La suspension de l’accès aux fonds européens (Erasmus, recherche, organisations de la société civile) pour les populations en ayant le plus besoin n’est-elle pas une double peine ?
- Autrement dit, l’acte ne pourrait être bloqué que selon la procédure dite de « la majorité qualifiée inversée », difficile à atteindre
- Council of the European Union, Special Meeting of the European Council – Draft Conclusions, 14 février 2020
- BRZOZOWSKI Alexandra, L’Allemagne et la Belgique proposent de renforcer la surveillance de l’état de droit, Euractiv, 20 mars 2019