Paris. Les dettes publiques (en attendant les dettes privées) s’envolent. Le niveau d’endettement atteint des seuils que l’on n’avait plus vus depuis la sortie de la deuxième guerre mondiale.

D’où la question : que faire de toutes ces dettes ? Les économistes se divisent. Certains estiment que le seuil de soutenabilité a été atteint et qu’il faut les « annuler »1 ; d’autres considèrent que tant que l’Etat paye le service de la dette, le montant en principal importe peu2. D’autres encore rappellent que toute dette doit être remboursée.3

Dans ces débats techniques inédits où la réalité vers vient bouleverser les certitudes et les dogmes monétaires, la plupart des études économiques emploient des termes juridiques sans toujours bien en saisir le sens. Ainsi, « annulation », « suspension », « remise », « effacement », « répudiation », « abandon » sont par exemple utilisés sans bien en cerner les contours juridiques. Certes, un terme juridique s’inscrit dans une culture juridique, laquelle diffère selon les grands systèmes de droit (anglo-américain versus germano-civiliste). Mais certaines notions juridiques transcendent ces différences culturelles, ne serait-ce certaines spécificités propres mais qui n’affectent pas la substance de la notion. Il est vrai cependant que la question des « annulations » des dettes souveraines est juridiquement complexe et s’écarte parfois des définitions juridiques classiques.

L’objet de cet article est d’essayer de reprendre ces notions juridiques et d’en expliquer le contenu.

S’agissant de dettes (publiques ou privées), il existe plusieurs techniques juridiques disponibles lorsque le débiteur fait face à des difficultés de remboursement ou de paiement de sa dette.


Rappelons tout d’abord une évidence : une dette de somme d’argent est un contrat synallagmatique aux termes duquel le prêteur met à disposition une certaines sommes d’argent contre rémunération, et l’emprunteur s’engage à rembourser le capital et les intérêts selon les modalités déterminées au contrat. Autrement dit, une dette engage son débiteur à rembourser. Et engage le prêteur à respecter les termes du contrat.

La dette souveraine prend généralement soit la forme d’une dette négociable, sous forme d’émissions obligataires (en monnaie locale ou en devises) émise sur les marchés financiers internationaux, soit celle de contrats de financement (avec des institutions financières internationales ou des créanciers privés). Si dans les deux cas, il s’agit bien de contrat de dette, la forme obligataire ou contrat de prêt conduit à des différences dans le régime juridique de chacun de ces contrats, notamment dans les conditions de modification des termes du contrat originel.

Parmi les différentes techniques juridiques passées en revue pour alléger le poids de la dette, on peut classer celles-ci en trois catégories : (i) celles où le débiteur refuse d’honorer son engagement ; (ii) celle où le créancier consent par un acte oblatif un abandon de créance, (iii) et enfin, les différentes situations où la dette est négociée, de la suspension ou moratoire en passant par la remise de dette ou la renégociation des conditions de la dette.

La dette reniée ou la répudiation de dette

Pour certains, la dette avilit et se compare à un esclavage4. Dès lors, toutes les conditions pour s’en libérer sont non seulement possibles mais justifiées pour sortir de ce carcan. Ici, le débiteur, s’affranchit de son engagement contractuel et refuse de rembourser sa dette au nom de la justice humaine.

La répudiation de la dette est le refus volontaire de reconnaitre les conséquences d’une dette par le débiteur qui décide unilatéralement de ne plus respecter le contrat et ne rembourse plus le capital et ni les intérêts. L’existence de la dette n’est pas remise en cause, mais ce sont ses effets pour le futur qui sont remis en cause. On est ici dans la situation de la révolte où le débiteur décide de rompre son engagement. Non pas pour cause d’endettement immoral ou de dette injuste5, mais tout simplement parce que les conditions économiques ne permettent plus le respect de l’engagement originel. Le budget est plus fort que la loi et la justice sociale prime sur le contrat. L’exemple le plus fameux est celui tiré du discours sur la dette prononcé par Thomas Sankara, le président du Burkina-Fasso, à Addis-Abeba, le 29 juillet 1987, deux mois avant d’être assassiné.6

Certaines ONG avancent des arguments juridiques comme la force majeure, le changement de circonstances ou l’état de nécessité pour justifier le refus de rembourser une dette souveraine7. Ces notions juridiques se prêtent toutefois mal à la situation d’une dette souveraine.

Ces situations de refus d’honorer la dette contractée sont rares, dans la mesure où les Etats qui répudient leurs dettes se mettent d’eux-mêmes au banc des institutions internationales et de la communauté des Etats.

La dette oubliée ou l’abandon de créance

Encore appelé « effacement de dette » dans le langage courant, l’abandon de créance est la renonciation par un créancier à exercer les droits que lui confère l’existence d’une créance. L’abandon de créance est une renonciation unilatérale à un droit, ce que l’on appelle un acte abdicatif. Dans la rhétorique de certaines ONG, on parle aussi d’« annulation » de dettes.

L’effacement des dettes s’analyse en mode d’extinction de l’obligation liée au contrat de dette sans satisfaction du créancier. Dans certains droits nationaux, l’effacement de dette n’est pas consenti par le créancier, mais doit être imposée par un tribunal, ce qui n’est guère possible en matière de dette souveraine. Avec un effacement, la dette effacée n’a plus à être payée ; le créancier ne peut plus contraindre à l’avenir le débiteur à le rembourser.

L’illustration la plus significative de cet effacement est celle connue comme l’initiative Jubilée 2000. Celle-ci est née de différentes ONG d’inspiration chrétienne qui, à l’occasion du millénaire, demandèrent à ce que les pays les plus pauvres puissent « repartir de zéro » en termes de dette, par une décision des créanciers d’ « effacer » leurs dettes. Compte-tenu de l’ampleur prise par ce mouvement (lors du sommet du G8 qui a eu lieu en juin 1999 à Cologne en Allemagne, 24 millions de signatures d’une pétition demandant l’annulation de la dette des pays les plus pauvres sont remises à Gerhard Schröder, le chancelier allemand), les organisations financières internationales comme le FMI et le club de Paris se sont jointes à cette initiative, dans le sillage de certains gouvernements occidentaux. C’est suite à cette initiative, que le G8 a annoncé en 2005 l’ « annulation » totale de la dette des pays les plus pauvres de la planète. Promesse non entièrement tenue : le principal de la dette n’a pas été totalement annulé.

La dette négociée dans ses différentes formes

La remise de dette est une expression juridique principalement utilisée en droit des contrats qui permet à un créancier de ne pas réclamer la totalité de sa créance auprès de son débiteur. En pratiquant une remise de dette, le créancier libère son débiteur de son obligation de remboursement8. Il s’agit aussi d’un mode d’extinction de l’obligation sans satisfaction du créancier. La remise de dette peut porter sur l’ensemble de la dette restant due ou sur une partie simplement. La remise de dette ne doit pas être confondue avec la renonciation. En effet, la remise de dette implique l’accord des deux parties alors que la renonciation implique simplement la volonté du créancier.

On parle aussi souvent de moratoire de la dette. Ainsi, le G20 a annoncé en avril 2020 un moratoire9 sur la dette des pays les plus pauvres du monde10. Etymologiquement, un moratoire est une décision unilatérale des créanciers de suspension de leurs droits. Un moratoire n’est pas une annulation. Il peut concerner le principal et les intérêts, ou seulement le service de la dette.

La plupart des discussions autour des dettes souveraines ont lieu au sein de deux institutions informelles que sont le Club de Paris (créanciers publics), et le Club de Londres (créanciers privés). Dans les deux cas, il s’agit d’une enceinte où débiteur et créanciers se retrouvent pour renégocier la dette souveraine. La renégociation de la dette souveraine est soumise à la conditionnalité d’un accord du FMI.

Ces discussions peuvent donner lieu à des rééchelonnements (il s’agit de repousser dans le futur les échéances d’un prêt), des suspensions de paiement (moratoire11), voire même des annulations partielles ou totales.

Conclusion

Le sort de la dette publique lorsque celle-ci atteint un niveau tel que son remboursement pose difficulté se caractérise par l’utilisation de différentes techniques ou instruments juridiques. Inspirés du droit des contrats, ces instruments doivent toutefois être adaptés à la situation particulière du débiteur, Etat souverain. C’est d’ailleurs bien là le paradoxe de l’expression « dette souveraine », laquelle laisse entendre une sorte d’oxymore12 entre la nécessité d’un contrat régissant les relations et l’impératif de la souveraineté qui caractérise les Etats. Ces expressions juridiques utilisées dans le cas des dettes souveraines peuvent dès lors recevoir une acception légèrement différente qu’en droit des contrats. Mais les principes demeurent. A savoir, soit la dette n’est pas négociée, mais le débiteur ou les créanciers prennent une décision unilatérale de ne pas rembourser (répudiation) ou de renoncer à leurs créances (effacement) ; soit cette dette est négociée entre les parties au contrat, le cas échéant avec un tiers (le Club de Paris et le Club de Londres) aux fins d’en modifier les termes d’origines. Dans tous les cas, il faut aller précisément vérifier derrière les mots le contenu de ces déclarations.

Sources
  1. L. Scialom et B. Bridonneau, «  Des annulations de dette publique par la BCE : lançons le débat  », Terra Nova, 17 avril 2020
  2. M. Draghi, “We face a war against coronavirus and must mobilise accordingly”, Financial Times, 25 Mars 2020
  3. F. Villeroy de Galhau, interview dans le JDD, 18 avril 2020
  4. J.-C. Martin, Asservir par la dette, MaxMilo éditions, 2016  ; M. Lazzarato, Gouverner par la dette, éd. Les Prairies ordinaires, 2014.
  5. H. de Vauplane, «  Dette souveraine, la question des dettes odieuses  », Revue Banque, n° 735, Avril 2011.
  6. Discours sur la Dette : Discours d’Addis-Abeba, de Th. Sankara présenté par J. Ziegler (Quoi de neuf ?), Elytis, 2016  : «  la dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en surs. Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en surs également  (…)  Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n’avons pas de quoi payer. Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous ne sommes pas responsables de la dette. Nous ne pouvons pas payer la dette parce qu’au contraire les autres nous doivent ce que les plus grandes richesses ne pourront jamais payer, c’est-à-dire la dette de sang. C’est notre sang qui a été versé. »
  7. E. Toussaint, «  Quelques fondements juridiques de l’annulation de dette  », CADTM, 10 décembre 2010 ; cf. aussi , E. Toussaint, « Quand un Etat invoque l’état de nécessité pour suspendre le paiement de la dette, le caractère légitime ou non de celle-ci n’a aucune importance », Le Monde, 8 avril 2020.
  8. Art. 1350 du Code civil  : «  La remise de dette est le contrat par lequel le créancier libère le débiteur de son obligation  ».
  9. G20 communiqué
  10. A. England, “G20 agrees debt relief for low income nations”, Financial Times, 15 avril 2020
  11. En droit américain, un moratorium peut avoir un sens plus large puisqu’il peut couvrir une décision unilatérale du débiteur de suspendre le paiement de sa dette.
  12. Cf. Ch. Rault, Le cadre juridique de la gestion des dettes souveraines, thèse, Paris 1, 2015.