Nous sommes le 22 avril et personne n’a été frappé par la foudre sur le chemin de Damas. Non, le Covid-19 ne changera pas le monde en éclairant soudain les néolibéraux sur leurs erreurs. Il n’y aura pas de monde d’après, il n’y a qu’un monde d’avec. Avec le Covid-19 qui ne disparaîtra pas d’un coup de baguette magique mais contre lequel il faudra continuer de se prémunir par des outils de santé publique efficient. Avec la récession économique due à l’interruption presque totale de nos économies. Et avec les souffrances intimes qui découlent de cette tragédie humaine.
En appeler au « monde d’après » ne peut avoir un effet mobilisateur que si chacun perçoit la nécessité d’en faire un objectif, d’y lire une dynamique, et non pas un état de fait qui nous projettera d’un coup et sans effort dans une utopie, eu-topos : le bon lieu, le beau lieu, le lieu du bonheur, mais pas le lieu de la conquête. Or, c’est de cela dont il est question : de conquête ou de reconquête. Car la pandémie nous montre comme jamais à quel point nous avons besoin d’une puissance publique qui prévienne, anticipe, régule, prévoie, et en un mot, qui définisse ce qui est bon pour la société et comment faire pour y parvenir.
Depuis trop longtemps, environ quatre décennies, l’offensive menée par les néolibéraux au pouvoir – avec Thatcher et Reagan comme figures de proue – a systématiquement organisé le dépeçage et le discrédit de l’État-Providence sous toutes ses formes. État-nation, État fédéral, collectivités locales, société civile, ont été sommés de passer sous les fourches caudines des intégristes du libre-échangisme et de la toute puissance des marchés.
On le sait, le pluriel rend concret : le marché c’était l’univers théorique des néolibéraux. Les marchés ce sont les forces bien réelles et agissantes qui écrasent et soumettent à leur diktat toutes les souverainetés politiques.
Et c’est là qu’il faut agir.
En identifiant ce qui nous a rendus si fragiles et si peu souverains c’est-à-dire si peu maîtres de notre destin.
La France à cet égard doit opérer un sérieux retour en arrière. Il y a 20 ans, en 2000, l’OMS établissait un classement des meilleurs systèmes de santé au monde. France et Italie étaient en tête. Que s’est-il passé depuis pour que nous en soyons réduits à confiner un pays entier faute de masques, de tests, de gel hydroalcoolique, et même de surblouses dans nos hôpitaux – autant dire de choses éminemment faciles à produire et si évidemment nécessaires pour parer à tout épisode sanitaire difficile ?
Notre fragilité est le symptôme d’un désastre. Un désastre de politique publique ici révélé au grand jour dans le domaine de la santé, mais ayant déjà produit ses effets tout aussi catastrophiques dans les domaines de la recherche, de l’éducation, de l’organisation territoriale, de la culture, de l’agriculture, de l’énergie, et j’en passe.
Ce désastre, nous le devons à une nouvelle trahison des clercs. Où sont passés les grands commis de l’État ayant la notion de service public chevillée au corps et l’intérêt général comme seule boussole ? Ils sont désormais si nombreux à pantoufler dans le privé après 3 ou 4 ans dans l’administration à la sortie de l’ENA que l’on a été obligé de créer des commissions de déontologie pour tenter de retenir ces émigrés de Coblence. Les grandes écoles d’ingénieurs forment désormais des managers polymorphes ou des officiers de la finance. Pis, l’État lui-même s’est vu imposer les règles d’organisation et de « gouvernance » jusque là réservé aux entreprises. Comme si le but d’une société était de créer du profit. En en transformant les objectifs ultimes, on a ainsi systématiquement vidé la notion d’État social de sa pertinence. En effet, évaluées à l’aune de la rentabilité ou de l’attractivité pour les capitaux globalisés, les politiques publiques sont forcément coûteuses (puisque le moyen et long terme n’existe pas dans le monde de la profitabilité en année-dividende) et peu séduisantes puisque leur objectif est précisément de satisfaire des besoins vitaux et non pas de dégager un profit de court terme. Depuis 20 ans, les idéologues en chef du néolibéralisme – dont malheureusement certains membres de feu le parti socialiste ont été complices, ont ainsi voulu s’attaquer à tous les pans de l’État social et, plus généralement, de la puissance d’intervention publique, pour en faire des expériences monétisables. La tarification à l’activité à l’Hôpital Public en est le symbole le plus effarant. La réduction érigée en dogme du nombre de fonctionnaires (on se souvient de la campagne d’un candidat à la présidentielle avec comme slogan : 500 000 fonctionnaires de moins !).
Partout où il y avait du collectif, il a fallu introduire de l’individualisme. Partout où il y avait des industries performantes et localisées sur le territoire, il a fallu pousser à des privatisations, puis à des dérégulations, enfin à des délocalisations. Là où il y avait des solidarités collectives, on a individualisé le temps de travail, le contrat de travail, et jusqu’au droit du travail, avec la désormais fameuse loi travail qui visait à inverser la hiérarchie des normes.
La Commission européenne, d’outil au service d’un formidable idéal de droits et de progrès communs, garantissant la paix et la prospérité, est devenue une machinerie déshumanisée et ne tournant que sur elle-même, aveuglée par un libre-échangisme compulsif nocif pour l’intérêt général européen, et honnie des citoyens européens. Pourtant elle-même avait su montrer, par exemple en matière d’écologie, que la régulation n’était pas l’ennemie du progrès. Ce faisant elle s’est coupée profondément de ces peuples et s’est privée d’une large part de sa légitimité, sans pour autant se remettre en cause.
En effet, pour tous ceux qui ont sapé la confiance du « demos » dans la capacité de la démocratie à organiser un ordre du monde plus juste, l’argument est tout trouvé : si le peuple se défie d’eux c’est que le peuple a tort. C’est que le démon du populisme l’a gagné.
Mais qui était populiste dans les années qui viennent de s’écouler, les années « d’avant », en ressassant les antiennes du « trop d’impôts », en assénant comme seul et unique objectif et comme seul programme « Payer moins d’impôts ! » ? N’était-ce pas du vrai populisme que d’opposer les caissières aux cheminots, les salariés aux fonctionnaires, la dette aux aspirations à la justice ? C’est de ce populisme-là qu’est né l’appauvrissement massif des services publics, massacrés un à un et ne résistant aujourd’hui face à la tragédie qu’au prix du dévouement sans limites de leurs fonctionnaires hospitaliers, infirmières et personnels, mais aussi de ces classes populaires invisibles et ignorées, disparues des discours politiques ne valorisant que les vainqueurs et soumises de plein fouet à la dérégulation du monde du travail et à la globalisation.
Pourtant c’était de l’Europe elle-même, dans sa tragédie surmontée, qu’était née et que s’était fortifiée l’idée de l’État social.
« Il n’y aura pas de paix durable sans justice sociale », c’est la Déclaration de Philadelphie de toutes les nations rassemblées au sortir de la Guerre – et c’est la grande leçon que ces aïeux héroïques nous ont léguée, comme le rappelle fréquemment Alain Supiot.
Pourquoi avoir renoncé à défendre cet idéal ? et au nom de quoi ? contre quel plat de lentilles l’avons-nous ainsi laissé brader ?
Depuis 20 ans, les résultats de la politique de discrédit sont patents. Le Covid-19 en est le révélateur, mais au fond, il nous suffisait de regarder autour de nous pour en constater les ravages.
Et de la même manière qu’après la crise financière de 2008 – alors que les États avaient été sommés de s’endetter durablement pour sauver le système bancaire et financier – ce sont demain les États et les politiques publiques qui vont supporter le poids des dettes à venir. Le monde d’après risque donc d’être pire que celui d’avant et encore plus destructeur. Aussi nous devons agir pour empêcher, pour interdire, que le poids de l’incurie du néolibéralisme appliqué à l’hôpital public et à la santé soit payé une fois encore sans contreparties par la société tout entière.
Or la contre-offensive est en marche.
Les thuriféraires de l’ultra-libéralisme ne lâcheront pas.
Ils se moquent d’être sans cesse contredits par les faits. Ils agitent des chiffres falsifiés et des théories irréelles, mais ils ont la force avec eux. Et la justice sans la force n’est rien. Le néolibéralisme illustre Pascal : « La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
D’un côté la raison de l’analyse économique la plus rigoureuse, qui montre l’échec patent et surtout l’irresponsabilité du mantra néolibéral de toujours faire mieux avec moins.
De l’autre la force de l’argent, et de ceux qui imposent leur force parce qu’ils sont les plus puissants. Ils ont imposé à l’Hôpital, comme à l’ensemble des services publics, qu’ils tiennent dans la haine la plus brutale, des cures d’austérité sans précédent, mais ils nous disent aujourd’hui que cela n’explique en rien le désastre de notre réponse face au Covid-19. Tarification à l’acte, non conservation des stocks, destruction de nombre de lits d’hôpitaux, appauvrissement de la recherche par les charges administratives, pilotage de la santé selon le catéchisme stupide de la New Public Governance, personnes âgées et leurs familles livrées en pâture à la rapacité financière des EHPAD privés, investissement juteux pour les fonds de pension mais tragédie sanitaire… Que faudrait-il de plus pour qu’ils soient normalement tenus de demander pardon ? Combien de milliers de morts supplémentaires ?
Pourtant rien ne les fait dévier. La comparaison avec l’Allemagne, qui devrait inciter à réfléchir à la question des moyens, est ainsi retournée en défaveur de l’investissement public – chiffres erronés à l’appui – avec un seul argument : si nous en sommes là, ce n’est pas faute d’investissement publics puisque nous avons plus de dépenses publiques qu’ailleurs. D’où sort cette idée ? d’un chiffre, brandi comme un étendard, celui de 56 % du PIB consacré à la dépense publique. Or cette comparaison sans fondement est l’une de ces pensées-zombies dont Paul Krugman dévoile sans relâche les méfaits. La part du PIB généré par le secteur de la santé est stable, autour de 18,2 % depuis 30 ans et va pour une partie importante au secteur privé de la santé. Cette comparaison entre les dépenses de santé globales et le PIB n’a aucun sens : d’ailleurs on ne compare pas les autres dépenses, celles des ménages et des entreprises non financières par exemple, qui dépasseraient elles 120 % du PIB. Le coût de ses dépenses est déjà intégré dans les 18 % du PIB généré par le secteur public. Mais c’est ce chiffre absurde de 56 % qui est agité comme une muleta et qui provoque les désastres évitables.
De même du point de vue institutionnel : le fameux système centralisé, présidentiel et bicéphale français est censé donner efficacité et rapidité à la prise de décision. En fait il génère une concentration excessive de la décision et la paralysie de toute initiative. Il enkyste le travail de toute une administration car tout doit toujours « remonter ». Sans parler du rôle de figuration démocratique accordé au Parlement, dont pourtant les expertises (rapport sénatorial de 2009 et de 2015) étaient justes et pertinentes sur la gestion des pandémies.
Rien ne sert d’argumenter avec les intégristes. Ils ne reconnaissent pas la méthode scientifique là où elle s’applique puisqu’ils ont la force avec eux. Ainsi l’épreuve des faits, qui peut être considérée comme une preuve par les faits de l’inanité de leurs prétendues théories politiques, suscite en eux un scepticisme que l’on pourrait comparer, si l’on voulait leur faire cet honneur, à celui de David Hume : là où nous voyons tous une causalité très nette entre l’état des systèmes de santé et la létalité de la pandémie, eux ne voient qu’une coïncidence. Ils refusent de faire le lien entre la réduction dramatique du nombre de lits d’hôpitaux en France et dans de nombreux pays (sauf la Corée du Sud, le Japon, l’Allemagne…) et la difficulté de nos soignants à affronter dans de bonnes conditions cette tragédie.
Parler de guerre revient à couper la possibilité du débat démocratique sur les moyens à mettre en oeuvre. Mais ce n’est pas une situation de guerre que nous vivons. Le virus n’est pas un ennemi mais un organisme contre lequel nous pouvons agir par les moyens de la science et par de bonnes politiques publiques. Si nous en sommes aujourd’hui réduits pour survivre à nous priver de toute la dimension sociale de notre existence, c’est en dernier recours parce que nous manquons de matériel et de moyens, que nous avons perdu la souveraineté industrielle qui nous aurait permis de les fabriquer nous-mêmes. Ce faisant, par le confinement, nous sommes amenés à nous nier en tant que société, parce que nous sommes incapables de nous protéger nous-mêmes. Et au lieu de lancer une économie de guerre, nous la mettons à l’arrêt. Totalement nus, dépossédés de nous-mêmes, vulnérables parce que surexposés à la globalisation économique : voici le monde dont nous héritons. Il n’y aura pas de retour en arrière. C’est de cette faiblesse que nous devons tirer notre détermination : « plus jamais ça ». Au sortir de la Guerre, ceux qui ont dit plus jamais ça s’en sont donnés les moyens en posant la seule question qui vaille : quelle société nous est chère ? Quels principes et quels objectifs le bon gouvernement doit-il faire prévaloir ? Qu’est-ce qu’un monde juste, …et que ce ne soit pas le monde d’après.