L’Union européenne révèle et amplifie notre désenchantement démocratique. À l’évidence, la crise de la démocratie n’existe pas spécifiquement en Europe : la fin de l’âge d’or des souverainetés territoriales coïncide avec le triomphe des flux de capitaux, qu’il semble difficile d’arraisonner. Or tout en prétendant servir de « rempart » à une mondialisation débridée, l’Union accentue les effets de la concurrence et du libre-échange, exposant des populations vulnérables à des conditions de travail et d’existence dégradées ; elle ne parvient pas toujours à nous convaincre que la démocratie est désormais mieux garantie qu’au sein des États-nations. Il pourrait pourtant en être autrement : à condition de ne pas se contenter de construire le marché régi par la « concurrence pure et parfaite », l’Union européenne peut contribuer à l’expansion des droits – en particulier dans les pays d’Europe centrale et orientale menacés d’autoritarisme et de rupture avec le principe de séparation des pouvoirs. Si la démocratie se définit non seulement comme une forme de régime politique où la puissance souveraine émane du peuple, qui confère sa légitimité à ceux qui gouvernent, elle comprend également, depuis un siècle au moins, une acception sociale : la démocratie est aussi un régime où la redistribution s’opère en faveur des plus mal lotis ; elle est une forme de société qui met en place des mécanismes de solidarité. Seule une Europe conforme à cet idéal, en ce sens, permettrait d’envisager la résolution de certaines difficultés profondes qui obèrent notre vie politique : car la nation ne peut être considérée aujourd’hui comme seule source de légitimité. Si elle est loin d’être morte sur notre continent, sa vie n’est plus autonome ; comme après la seconde guerre mondiale, elle dépend désormais d’un nouveau souffle européen.

À condition de ne pas se contenter de construire le marché régi par la « concurrence pure et parfaite », l’Union européenne peut contribuer à l’expansion des droits.

Céline Spector

Telle est la raison pour laquelle il importe au plus haut point de répondre à la critique selon laquelle l’Europe n’est que le cheval de Troie du néolibéralisme, et le sera toujours. Pour toute une série de raisons qui ne tiennent pas seulement à l’hégémonie allemande depuis la Chute du Mur de Berlin1, l’Europe a « bifurqué », depuis les années 1980-1990 sous l’impulsion de facteurs convergents (la victoire de l’agenda idéologique de Reagan et Thatcher à l’échelle mondiale, le naufrage du modèle communiste, la constitution d’un pôle d’ex-démocraties populaires désireuses de jouir des bienfaits du marché). La dénonciation générique du « néolibéralisme » est en ce sens réductrice et trompeuse : non seulement la construction du marché unique et de la monnaie unique n’a pas répondu aux seules ambitions des « néolibéraux » ou reflété les seules dynamiques économiques2, mais la situation actuelle ne préjuge pas de ce qui est possible – comme si tout était gravé, une fois pour toutes, dans le marbre des Traités.

La levée du dogme de l’orthodoxie budgétaire lors de la suspension du Pacte de Stabilité et de Croissance adopté en 2012 afin de lutter contre les effets de la crise sanitaire majeure du coronavirus au printemps 2020 en est le signe : tout comme la Banque Centrale européenne, la Commission peut être moins dogmatique que ne l’affirment ses détracteurs. Face au risque de dislocation de l’Europe, il n’est pas anodin que l’Eurogroupe du 9 avril 2020 ait surenchéri : la réponse européenne à la pandémie est le plan d’action le plus important de son histoire. Si les débats sur la création de « coronabonds » permettant de mutualiser la dette restent houleux (au regard de l’insistance italienne et française et de la résistance néerlandaise), il faut reconnaître ici un changement de stratégie. C’est pourquoi, malgré les blocages néerlandais et allemand, malgré l’esprit de rigueur défendu par la nouvelle Ligue Hanséatique, il faut promouvoir une vision sociale de l’avenir de l’Union, allant beaucoup plus loin que les « politiques de cohésion » actives depuis la Chute du Mur de Berlin.

Il faut promouvoir une vision sociale de l’avenir de l’Union, allant beaucoup plus loin que les « politiques de cohésion » actives depuis la Chute du Mur de Berlin.

CÉLINE SPECTOR

C’est ici que la philosophie normative peut jouer son rôle : l’Union européenne, dans sa forme actuelle, constitue un contexte propice pour fonder des obligations de solidarité excédant les limites de l’État-nation. Il est possible d’associer les États européens par des règles distributives plus exigeantes que le simple devoir d’assistance, destiné à préserver la souveraineté étatique. L’existence reconnue d’un décalage entre l’intégration économique et monétaire d’une part, et l’intégration sociale et politique de l’Union européenne de l’autre, conduit à vouloir fonder les exigences de justice distributive en son sein. Le marché intérieur crée une situation d’injustice pour certaines victimes de l’ouverture des marchés – ne serait-ce que ceux dont l’emploi est menacé par une concurrence salariale déloyale. Certains arrêts de la Cour de justice ont conduit à affirmer le primat des normes du marché intérieur sur le droit de grève ou les conventions collectives, au moment où le pacte budgétaire de 2012 était sanctuarisé et où la crise de l’euro donnait lieu à des mesures draconiennes d’austérité, atteignant en particulier l’Europe du Sud. De ce fait, la question classique des « circonstances de la justice », c’est-à-dire de l’étendue du domaine au sein duquel il convient d’organiser la redistribution des ressources rares, ne se pose plus seulement au niveau national : elle prend sens désormais au niveau européen3. Il faut donc faire de l’Europe sociale et environnementale le bien « commun » susceptible de constituer, après la paix et la prospérité, le nouveau telos de l’Union européenne.

L’Union européenne, dans sa forme actuelle, constitue un contexte propice pour fonder des obligations de solidarité excédant les limites de l’État-nation.

CÉLINE SPECTOR

Le vrai visage de l’Union européenne

Pourtant, ce choix semble exclu par la majorité des intellectuels en France, qu’ils soient partisans de la souveraineté nationale ou des « communs » mondiaux. Dans leur excellent article paru dans le Club de Mediapart le 19 mars 2020, Pierre Dardot et Christian Laval proposent une analyse des réponses à la pandémie du Covid-19 en termes de souveraineté étatique : pour l’essentiel, la lutte contre le virus a pris la double forme de la discipline sociale et du protectionnisme national. Redécouvrant contre toute attente les vertus de l’interventionnisme keynésien jadis conspué, les États auraient également redécouvert les mérites d’une forme de nationalisme, voire de xénophobie, contre le virus importé « de l’étranger » ou portés par les migrants passant subrepticement les frontières. Les auteurs dénoncent du même mouvement l’absence de solidarité européenne à l’égard de l’Italie et le « chacun pour soi » des États souverains, qui associent domination interne (autoritaire) et indépendance externe (égoïste). Fragilisée depuis l’ère Trump, la coopération internationale est manifestement exsangue ; les consignes de l’OMS préconisant le dépistage et le traçage méthodique des populations n’ont pas été suivies. Quant à la coopération européenne, elle n’existe tout simplement pas : les politiques de concurrence menée depuis l’origine de la construction européenne l’auraient étouffée dans l’œuf.

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© James Turrell

Cette réflexion est remarquable à plus d’un titre : elle insiste sur la mise en scène, en France notamment, d’une souveraineté retrouvée. Dans l’allocution présidentielle d’Emmanuel Macron le 12 mars dernier, les auteurs décèlent la volonté d’exclure une forme débridée de la mondialisation. Si « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres » est une « folie », il paraît évident qu’il faut « en reprendre le contrôle ». Or Pierre Dardot et Christian Laval soulignent judicieusement l’impasse d’un tel souverainisme : soutenir les services publics hospitaliers n’a rien à voir avec la volonté de défendre la puissance souveraine de l’État. Évoquant Léon Duguit qui considérait les services publics comme des services dus au public faisant de l’État le serviteur des citoyens et non leur contrôleur, les auteurs concluent leur article sur la nécessité de sortir de l’illusion de la souveraineté en édifiant – par la révolution au besoin – des « institutions du commun » capables de mettre en œuvre à l’échelle mondiale la solidarité vitale entre humains4.

Le souverainisme existe bel et bien en Europe : mais il n’est certes pas défendu de la même façon par tous les États-membres.

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Mais aussi juste soit-elle dans sa critique du souverainisme, cette analyse manque de lucidité concernant le diagnostic et le remède à la crise sanitaire et sociale actuelle. Concernant le diagnostic d’abord, les auteurs se méprennent sur la stratégie de certains États européens, en particulier la France. Car il est faux qu’Emmanuel Macron ait voulu faire jouer les vieux réflexes nationalistes – comme s’il pouvait s’aligner en cela sur Viktor Orban, pris ici comme symptôme du « vrai visage » de l’Union européenne. Ses déclarations récentes vont précisément en sens contraire : dans une interview donnée aux journaux Corriere de la Serra, La Stampa et La Repubblica, le chef de l’État français soutient que « Nous ne surmonterons pas cette crise sans une solidarité européenne forte, au niveau sanitaire et budgétaire », défendant la mise en place des « coronabonds » conformément à la proposition italienne de Giuseppe Conte. Le souverainisme existe bel et bien en Europe : mais il n’est certes pas défendu de la même façon par tous les États-membres. Quant à la volonté de donner de l’ampleur au budget européen ou à de nouveaux leviers de solidarité économique et sociale, il faut plutôt distinguer ici entre le « Sud » au sens large, soit les États latins (Italie, Espagne, Portugal, France) et le « Nord » (Allemagne et Pays Bas notamment) qui, après avoir accepté la rupture avec l’orthodoxie budgétaire, s’opposent à la mise en place d’une mutualisation des dettes. Pierre Dardot et Laval ne pouvaient encore soupçonner, le 19 mars, que la Commission suspendrait le Pacte de stabilité et de croissance adopté en 2012. Disons simplement qu’après avoir défendu à corps et à cris l’impossibilité structurelle pour l’Union européenne de rompre avec ses politiques d’austérité, la simple idée qu’elle puisse abandonner le « tabou » de la limitation drastique des déficits publics leur paraissait extraordinaire – comme si Margaret Thatcher avait soudain brandi un exemplaire du Capital en déclarant en avoir fait son livre de chevet. C’est pourtant ce qui arriva le lendemain même de la publication de leur article : le vendredi 20 mars 2020, Ursula Von der Leyen annonçait que tout serait fait à l’échelon européen pour atténuer les effets économiques et sociaux de la crise, quel qu’en soit le prix. Consciente que l’Europe ne se relèverait pas de l’exacerbation des égoïsmes nationaux dans un état de guerre de tous contre tous attisé par la rivalité sur les biens rares (matériel médical, masques, tests), la Commission décidait de rompre avec la fameuse « règle d’or » qui conduisait Pierre Dardot et Christian Laval à conspuer l’Union européenne, levier de l’oligarchie dominante. De son côté, L’Eurogroupe prenait une décision inédite dans son histoire : l’Union allouera jusqu’à 240 milliards d’euros de prêts du Mécanisme européen de stabilité (MES, le fonds de secours de la zone euro), un fonds de garantie de 200 milliards d’euros pour les entreprises et jusqu’à 100 milliards pour soutenir le chômage partiel qui grève la plupart des pays Européens.

Pourquoi accepter de manière incantatoire l’invocation de « communs mondiaux » et inviter à l’insurrection pour les imposer au grand capital, sans examiner un seul instant si la solidarité ne peut prendre sens au niveau européen, en réformant les institutions existantes ?

CÉLINE SPECTOR

L’Union européenne comme Cheval de Troie du néolibéralisme

Mais les auteurs se leurrent également sur le remède : pourquoi accepter de manière incantatoire l’invocation de « communs mondiaux » et inviter à l’insurrection pour les imposer au grand capital, sans examiner un seul instant si la solidarité ne peut prendre sens au niveau européen, en réformant les institutions existantes ?

La réponse est simple : les auteurs n’y ont jamais cru. L’Union est à leurs yeux le « Cheval de Troie » du néolibéralisme. Dans les leçons du 7 et du 14 février 1979 au Collège de France, Foucault avait abordé le néolibéralisme en distinguant néolibéralisme américain et l’ordo-libéralisme allemand. Il montrait alors ce qui les distingue du libéralisme classique : désormais, il n’est plus possible de faire confiance à la nature pour garantir la « main invisible » ou l’harmonie spontanée des intérêts. L’essentiel du marché n’est plus dans l’échange mais dans la concurrence, qui n’est pas une donnée de nature ; aussi les ordolibéraux entendent-ils produire et organiser de manière volontariste le marché. Un nouvel art de gouverner est né, que Foucault, dans des pages dont l’incidence sera colossale, nomme un art de gouverner néo-libéral5.

Autant dire que la gauche sociale-démocrate ou ce qu’il en reste s’illusionne : pour des raisons à la fois sociologiques et politiques, l’Europe sociale n’aura pas lieu.

CÉLINE SPECTOR

Dans le sillage de Foucault, Christian Laval et Pierre Dardot ont récemment souligné à quel point les principes de l’ordolibéralisme théorisé dans les années 1930 à 1950 s’étaient trouvés sanctuarisés dans une « Constitution économique » de l’Europe. Cette nouvelle raison du monde portée par la démocratie chrétienne néolibérale aurait inspiré toutes les politiques européennes depuis le Traité de Rome, de manière parfois inavouée6. Bénéficiant d’un pouvoir exorbitant, les instances « apolitiques » imposant les règles du jeu comme la Commission et la BCE ont permis une conversion de l’Europe au néolibéralisme, alors même que les alternatives gaulliennes ou sociales-démocrates s’épuisaient sans retour. Transports, télécommunications, énergie ont dû se plier aux diktats de la Commission qui, tout en prétendant n’être qu’une instance « technique », a su imposer une véritable rationalité politique. Alors que l’État national restait soumis aux luttes sociales et aux affrontements politiques, le gouvernement des techniciens, des experts et des juges siégeant à Bruxelles ou à Luxembourg pouvait se trouver de fait éloigné des arènes démocratiques7. Dans un contexte de fusion des élites économiques, financières, juridiques et administratives, ces instances « apolitiques » ont ainsi pu imposer après la crise de 2008 le Traité sur la stabilité, la croissance et la gouvernance de 2012. La victoire idéologique de l’École de Fribourg serait donc complète : depuis sept décennies, les légistes de l’Europe se sont employés à réorganiser les sociétés européennes à partir d’un fondement dogmatique unique, grâce à une administration exclusivement dédiée à ce projet (instaurer la concurrence libre et non faussée). Autant dire que la gauche sociale-démocrate ou ce qu’il en reste s’illusionne : pour des raisons à la fois sociologiques et politiques, l’Europe sociale n’aura pas lieu8.

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James Turrell, Plain Sky, Amanzoe Hotel (Grèce)

Or sous couvert de démystifier le récit héroïque des Pères fondateurs9, cette critique acerbe de l’Union néolibérale risque d’élaborer une fable concurrente. Il est indubitable que l’ordolibéralisme a triomphé des autres idéologies qui ont été à la source de la construction européenne (planisme français et fédéralisme italien) ; l’Allemagne a réussi à imposer son « agenda » au point que nous vivons, pour un temps du moins, une Europe à l’heure allemande. Pourtant, il serait peu subtil d’y voir un destin inéluctable. Sans entrer ici dans la controverse sur la généalogie elle-même (les théoriciens de l’ordolibéralisme n’ont pas préparé le projet d’intégration supranationale qu’on retrouverait formulé in extenso dans les traités CECA et CEE10, les ordolibéraux se sont d’emblée inquiétés du « collectivisme supranational »11 qu’ils décelaient derrière le projet d’intégration négocié par Jean Monnet), il importe de souligner que le tournant des années 1980 ne relevait pas d’une nécessité inscrite dans « l’esprit des institutions » européennes : il s’agit d’une déviation plus ou moins contingente liée aux rapports de force entre grands États européens, au moment du triomphe mondial des politiques de Reagan et Thatcher. Rien ne sert d’y voir la mise en œuvre d’un « dogme » intangible ou d’une ligne politique associée de manière constitutionnelle à la « règle d’or » budgétaire, tout en se plaignant constamment de la non-prise en compte de la logique agonistique au sein des institutions européennes : c’est précisément cette logique – conflictuelle – qu’il convient de restituer, sans faire l’hypothèse que la « cage de fer » européenne n’est que l’expression constante des « intérêts oligarchiques » qui ont toujours gouverné l’Europe. Tourner en dérision l’univers habermassien de l’éthique de la discussion rationnelle ou les tentatives de Piketty pour concevoir un fédéralisme fiscal ne peut conduire nulle part, sinon au désespoir ou à une vision parfaitement illusoire de la politique unanimiste des « citoyens européens » – comme si tous ou même la plupart désiraient l’extension des mesures de justice sociale.

Il importe de souligner que le tournant des années 1980 ne relevait pas d’une nécessité inscrite dans « l’esprit des institutions » européennes : il s’agit d’une déviation plus ou moins contingente liée aux rapports de force entre grands États européens, au moment du triomphe mondial des politiques de Reagan et Thatcher.

CÉLINE SPECTOR

Il est donc abusif de réduire l’histoire de la construction européenne à une « ruse de la raison » néolibérale : l’Europe n’est pas seulement le produit de « market-makers  » mettant au point une machine à fabriquer des normes qui fonctionne de manière autonome à coups de directives, de règlements et d’arrêtés, et répond aux seuls besoins d’un « bloc oligarchique néolibéral »12. S’il faut mesurer le triomphe d’une idéologie privilégiant la concurrence économique, la flexibilisation des marchés et parfois la dérégulation financière, il serait très réducteur d’en faire le seul moteur du projet européen – comme en témoigne la perspective du Brexit, dont les effets « néolibéraux » seront bien plus redoutables. Le mouvement de l’histoire conjugue intentions des acteurs et effets non intentionnels, interférences institutionnelles et adaptation aux reconfigurations des rapports entre grandes puissances.

Il faut donc refuser les généalogies mythiques qui projettent la fin dans l’origine, soit pour justifier l’état de fait, soit pour le dénoncer en proposant une forme raffinée de la théorie du complot. Car si les « néo-foucaldiens » comme Pierre Dardot et Christian Laval refusent la logique naïve des complotistes, ils n’en présentent qu’une version légèrement atténuée : à leurs yeux, la « caste » dirigeante prend appui sur toutes les ressources de la culture et de l’ordre symbolique (politique, droit, art, sport, médias) pour mieux soutenir une politique qui favorise leurs intérêts économiques. Si l’Europe démocratique est une « ultime illusion » au point que les propositions du Manifeste de démocratisation de l’Europe de Varoufakis elles-mêmes ne trouvent aucune grâce à leurs yeux, c’est au fond que la corruption gangrène tous les niveaux de la politique européenne (comme de la politique nationale) soumise au corporate power et au jeu des lobbys, « corruption systémique » qui s’accompagne d’une omerta médiatique couvrant les malversations de l’élite13. À ce compte, on comprend mieux que le chantage féroce fait aux Grecs entre 2012 et 2015 ne soit que le révélateur du vrai visage néolibéral de l’Union européenne, soumise à la logique du capital financiarisé et de ses hedge funds douteux.

Il faut refuser les généalogies mythiques qui projettent la fin dans l’origine, soit pour justifier l’état de fait, soit pour le dénoncer en proposant une forme raffinée de la théorie du complot.

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Or cette diabolisation est pernicieuse. En forgeant le mythe d’un « système » monolithique doté d’intentions assignables face auquel seule la politique « anti-système » pourrait changer la donne, elle conduit à une simplification néfaste des clivages partisans. Elle est d’autant plus dangereuse que ce qui risque de triompher, si cette vision caricaturale l’emporte dans l’opinion publique, est le populisme et non le renforcement de la démocratie ou des « communs ». Aussi faut-il restituer une vision plus nuancée des idéologies et des forces sociales et politiques à l’œuvre dans la construction européenne. Comme le souligne Antoine Vauchez, le modèle politique européen a pu servir de point de ralliement à une grande diversité de projets et d’idéologies : « Bien qu’opposées sur plusieurs points, ces diverses doctrines (ordo-libéralisme, haute fonction publique modernisatrice à la française, new public management, monétarisme, etc.) ont, au fil du temps, offert de nouvelles raisons d’être à un puissant mouvement de centralisation des pouvoirs (judiciaires, administratifs et monétaires) entre les mains de la Cour, de la Commission et de la BCE »14.

À ce titre, il manque aux analyses néofoucaldiennes une réflexion sur les forces contraires qui se sont constituées dans l’histoire européenne pour défendre la social-démocratie au moment où la conjoncture était plus favorable. À force d’invoquer une « coagulation idéologique » soutenant la collusion des élites ou de mettre en exergue la négation néolibérale de la démocratie devenue un théâtre d’ombres, Pierre Dardot et Christian Laval ont accrédité avec d’autres l’idée que seule la sortie des Traités permettrait de « refonder » ou de « sauver » l’Europe politique à laquelle ils n’entendent finalement pas renoncer15. Outre l’illusion qu’elle véhicule sur la démocratie comme « forme de vie » délestée de ses institutions représentatives, cette approche a le défaut de minorer les mouvements qui se sont opposés aux courants puissants du lobbying patronal ou néolibéral. Elle manque ainsi ce qui s’est progressivement mis en place dans le droit européen avec l’émergence d’une « citoyenneté sociale ».

Il manque aux analyses néofoucaldiennes une réflexion sur les forces contraires qui se sont constituées dans l’histoire européenne pour défendre la social-démocratie au moment où la conjoncture était plus favorable.

CÉLINE SPECTOR
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© James Turrell

Grandeur et décadence de la citoyenneté sociale européenne

Afin d’évaluer les « politiques sociales » de l’Union alors même que celles-ci ne font pas partie de ses compétences officielles, il faut en effet se pencher plus précisément sur l’évolution de la « citoyenneté sociale » européenne. Il revient à la Cour de Justice de l’Union Européenne, très active depuis 1963-1964, d’avoir en partie tranché des questions décisives en s’appuyant sur le principe de non-discrimination en faveur des nationaux. L’espace social européen n’a pas été initialement créé de manière directe avec de nouveaux droits et de nouvelles ressources dédiées, mais de manière « parasitaire », en forçant les solidarités nationales à accepter d’étendre le bénéfice de l’aide sociale aux citoyens européens non nationaux. Partant de la liberté fondamentale de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États-membres, la Cour a progressivement abandonné les conditions d’ordre économique d’abord attachées à la liberté de circulation16. Il est vrai qu’après les arrêts Viking et Laval remettant en cause les conventions collectives et même le droit de grève, les arrêts récents de la CJUE ont arrêté net l’expansion de la citoyenneté sociale européenne. Depuis l’arrêt Dano de novembre 2014, les citoyens de l’Union économiquement inactifs qui se rendent dans un autre État-membre « dans le seul but de bénéficier de l’aide sociale » peuvent être exclus de certaines prestations. L’égalité de traitement avec les ressortissants de l’État-membre d’accueil ne peut être appliquée qu’à certaines conditions : lorsque la durée du séjour est supérieure à trois mois mais inférieure à cinq ans, la directive conditionne le droit de séjour au fait que les personnes économiquement inactives disposent de ressources suffisantes. On voit qu’il s’agit bien d’un tournant qui met un terme à l’extension des droits sociaux qui avait jusqu’ici prévalue. Du moins s’agit-il de mesurer le « fardeau » pour les finances publiques du pays d’accueil – ce qui peut servir à sécuriser les États-Providence.

La crise sanitaire est la preuve que, malgré un reflux de la solidarité lié à la crainte du « tourisme social », la politique des « fonds » vouée à renforcer la cohésion territoriale ou à lutter contre la pauvreté et l’exclusion s’amplifie.

CÉLINE SPECTOR

Mais malgré ce reflux de la solidarité lié à la crainte du « tourisme social », la politique des « fonds » vouée à renforcer la cohésion territoriale ou à lutter contre la pauvreté et l’exclusion s’amplifie.

Dans cette veine, la réponse à la crise sanitaire du coronavirus est loin d’être négligeable : l’Union a décidé d’allouer 37 milliards d’euros à l’initiative d’investissement en réaction au coronavirus afin de soutenir les systèmes de santé, les petites et moyennes entreprises et les marchés du travail ; elle a décidé de financer jusqu’à 28 milliards de fonds structurels afin de porter secours aux pays les plus durement touchés grâce à une extension du champ d’application du fonds aux crises de santé publique ; enfin, elle a prévu d’investir jusqu’à 40 milliards d’euros pour répondre aux besoins de financement à court terme des PME par l’intermédiaire de la Banque européenne d’investissement. Pour sa part, la Banque centrale européenne a lancé un programme massif d’achat de titres de 750 milliards d’euros, encore supérieur à celui de la Réserve fédérale américaine, et s’est donnée la possibilité d’acheter sans limite des obligations d’État. Plus encore, le fameux dogme de l’austérité budgétaire assorti à la règle d’or » de stabilité monétaire s’est vu assoupli. L’application des règles de l’Union concernant les mesures d’aide d’État visant à soutenir les entreprises et les travailleurs ou les politiques budgétaires destinées à faire face aux dépenses exceptionnelles sont pour l’heure suspendues. Enfin, les décisions de l’Eurogroupe ont prévu un sauvetage des économies affectées par une crise sans précédent. S’il faut donc dénoncer la réaction tardive des dirigeants européens, il faut aussi savoir rendre hommage à leur mea culpa. Avec la crise, le fameux « tabou » de l’orthodoxie budgétaire qui incitait une bonne partie de la gauche européenne à ne voir d’autre issue que dans une sortie des traités a été brisé.

Avec la crise, le fameux « tabou » de l’orthodoxie budgétaire qui incitait une bonne partie de la gauche européenne à ne voir d’autre issue que dans une sortie des traités a été brisé.

CÉLINE SPECTOR

Formulons donc un désir, qui n’est peut-être pas un rêve : que la crise sanitaire et sociale inédite qui accompagne la pandémie de coronavirus ne soit pas seulement le symptôme d’un système défaillant ; qu’elle ne provoque pas d’issue fatale pour l’Union européenne, comme le fait craindre le jugement avisé de Jacques Delors le 28 mars 2020 après l’échec du Conseil européen sur les eurobonds tenu deux jours plus tôt. Que cette période qui devrait nous inviter sans délai à revoir à notre modèle de croissance au regard de l’urgence écologique soit aussi l’occasion d’une réflexion renouvelée sur les possibilités d’une véritable solidarité européenne. Si l’Union européenne offre des « circonstances de la justice » nouvelles, il convient d’en déduire de nouveaux principes qui orienteront notre pratique future : redistribuer mieux au sein de l’Union, en compensant les effets pervers de l’européanisation ; défendre les services publics à cette échelle. C’est au niveau européen qu’il convient d’agir pour lutter contre la mondialisation sauvage, en mutualisant une part non négligeable des ressources provenant de l’impôt et en les mettant au service des infrastructures et de la transition énergétique, afin de financer des « biens publics » européens17. Faire de la solidarité le nouveau telos de l’Union européenne, c’est donc nourrir l’espoir que, si les circonstances devenaient favorables, un modèle plus exigeant d’application des droits sociaux pourrait se diffuser en Europe. Plus qu’une restauration abstraite de la souveraineté populaire, c’est ce New Deal européen que nous appelons de nos vœux.

Sources
  1. Nicholas Mulder, « Aux origines du néolibéralisme », Le Grand Continent, 5 juin 2019, https://legrandcontinent.eu/fr/2019/06/05/aux-origines-du-neoliberalisme/
  2. Nicolas Jabko, « Une Europe politique par le marché et par la monnaie », Critique internationale, vol. no 13/4, 2001, p. 81-101.
  3. Ce sera l’objet de notre ouvrage à venir : L’Eclipse de la souveraineté. La démocratie à l’épreuve de l’Europe, à paraître au Seuil, « L’ordre philosophique ».
  4. Voir Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
  5. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 138. Sur ce colloque, voir Serge Audier, Le Colloque Lippman. Aux origines du néolibéralisme, rééd. Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 2012 ; Serge Audier, Néo-libéralisme(s) : une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012 ; Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Paris, Gallimard, 2019.
  6. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde, Paris, La Découverte, 2009, p. 328-352. Les auteurs s’inspirent notamment de Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2014.
  7. Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas, Paris, La Découverte, 2016, p. 134.
  8. François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’agir, 2009.
  9. Voir Antonin Cohen, « Le ‘père de l’Europe’. La construction sociale d’un récit des origines », Actes de la recherche en sciences sociales, 2007/1, n° 166-167, p. 14-29.
  10. Hugo Canihac, « (Néo-)libéralisme contre (néo-)libéralisme ? », Trajectoires [En ligne], 10, 2016.
  11. Wilhelm Röpke, International Order and Economic Integration, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1959, p. 260.
  12. Voir P. Dardot et C. Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas, op. cit., p. 120, 177.
  13. Ibid., p. 189.
  14. Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, 2014, p. 50. Voir aussi Céline Spector, « Pourquoi l’Europe a-t-elle besoin d’une généalogie ? », Noésis, S. Abdelmajid éd., n°30-31, 2018, p. 357-373.
  15. P. Dardot et C. Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas, op. cit., p. 241.
  16. Voir Sandrine Maillard, L’Emergence de la citoyenneté sociale européenne, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2008 ; et Siofra O’Leary, « Solidarity and Citizenship Rights in the Charter of Fundamental Rights of the European Union », in EU Law and the Welfare State : In Search of Solidarity, G. De Bùrca éd., Oxford, Oxford University Press, 2005.
  17. Etienne Balibar, Europe, crise et fin ?, Paris, Le Bord de l’Eau, 2016, p. 290. L’auteur dialogue ici avec Michel Aglietta. Voir aussi Changer l’Europe, c’est possible !, Paris, Editions Points, 2019.