Paris/Bamako. C’était vendredi, suite à une audioconférence concernant l’épidémie de coronavirus, qu’onze ministres de défense et représentants des pays européens et leur homologues nigérien et malien ont adopté une déclaration politique représentant un tournant majeur de la stratégie de lutte antiterroriste au Mali et dans la région du Sahel : réagissant à  la dégradation de la situation sécuritaire à cause de la menace terroriste, qui vient de se manifester de nouveau tout récemment par des attaques de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS)/Daesh dans la région des trois frontières, les gouvernements ont annoncé la création de la Task Force Takuba. Nommée d’après un sabre africain, la mission de cette unité consiste en « stopper l’influence des groupes armés organisés menant des activités terroristes sur le terrain afin de soutenir efficacement les efforts des partenaires sahéliens » par une « approche intégrée robuste »1, ce qui comprend à la fois le conseil, l’assistance et l’accompagnement des forces armées maliennes ainsi que la coopération avec les missions internationales, c’est-à-dire la MINUSMA et l’EUTM. Composée par des forces spéciales européennes, la task force Takuba sera intégrée dans les structures de l’opération Barkhane de l’armée française et ainsi sous commandement français. Jusqu’aujourd’hui, outre la France, cinq pays – la Belgique, le Danemark, l’Estonie, les Pays-Bas et le Portugal – ont annoncé leur soutien militaire pour cette mission. La contribution suédoise fait actuellement l’objet du processus de validation parlementaire, tandis que le soutien des autres pays signataires – l’Allemagne, la Norvège, la République Tchèque et le Royaume-Uni – n’est que de nature politique.

Le renforcement de l’engagement militaire, une approche très critiquée 

Le renforcement de l’engagement des pays européens au Mali et dans la région du Sahel – tout particulièrement en termes d’engagement militaire – répond à une demande longtemps réitérée  par la France à l’égard des partenaires européens. Première force européenne à intervenir lors de l’émergence de la menace terroriste, la France soutient, depuis le 13 janvier 2013, les forces armées maliennes dans leur lutte contre le terrorisme. Son opération Barkhane, qui a, en 2014,  succédé la mission initiale Serval, représente d’ores et déjà le plus important déploiement français en extérieur, le nombre des soldats déployés ayant passé le seuil de 5 000 en février2. Or, malgré les efforts français et l’engagement extensif international, y compris la Force conjointe de G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad), la MINUSMA et l’EUTM, la situation de sécurité ne s’est guère améliorée au cours des années. Au contraire, le colonel Nicolas Meunier, chef d’un groupement tactique désert au sein de l’opération Barkhane, avoue un « résultat un peu modeste » face à la montée des attaques et raids par des groupes armées terroristes dans la région ; le New York Times, classifiant l’engagement français de « guerre éternelle de la France » dans l’article échéant, compare la situation de la France au Mali à celle des Etats-Unis en Afghanistan et en Iraq, « passant des années et [investissant] des millards de dollars à combattre des groupes islamistes très mobiles sur un terrain difficile et inconnu, avec aucune fin en vue »3. Bien que la nécessité de la lutte antiterroriste dans la région du Sahel et de l’engagement international dans ce domaine ne soient pas mis en question, Dr. Youssouf Coulibaly, expert en sécurité malien et professeur en droit international à Bamako, rapproche au lancement de la nouvelle unité Takuba que celle-ci soit perçu comme « une force spéciale uniquement entraînée pour faire la guerre » : selon lui, la lutte antiterroriste dans la région nécessiterait une approche plus vaste englobant également de composantes civiles et administratives4. En outre, l’engagement international fait face à de multiples défis en route vers un processus de paix durable : les forces étrangères sont confrontées à une méfiance croissante à leur égard au sein de la population civile5. Face à l’impasse de la lutte antiterroriste par des moyens militaires, les voix demandant un dialogue de paix entre l’Etat malien et les forces djihadistes se multiplient6 ; or, ces dernières ne sont que prêts à entamer des telles négociations sous condition que les forces étrangères quittent le pays7.

Vue l’influence croissante de Daesh au Sahel et le danger pour les populations locales résultant de ceci, le renforcement de l’engagement militaire dans la lutte antiterroriste apparait, malgré tout, indispensable et ne pas avoir une alternative, considérant qu’un dialogue de paix avec Daesh semble illusoire et que ni le G5, ni les forces internationales ont d’ores et déjà réussi à faire reculer la menace terroriste. Néanmoins, cet engagement militaire ne doit qu’être une solution temporaire et nécessite l’intégration dans une approche globale, c’est-à-dire l’appui aux forces locales et la promotion d’un processus politique qui puisse aboutir à un accord de paix durable.

Crises régionales au Sahel, Niger

Un fenêtre d’opportunité pour l’engagement européen

Au-delà de son impact direct sur la situation au Sahel, la création de la task force Takuba porte des implications importantes pour la sécurité européenne. La volonté de plusieurs pays européens de participer aux efforts militaires français au Sahel montre que la demande française d’un renforcement de l’engagement européen et d’une meilleure coordination dans la lutte contre le terrorisme a enfin été entendu par les autres capitales. Quoique de nombreux pays européens s’engagent au sein de la mission de stabilisation des Nations Unies (MINUSMA) ou de la mission technique visant à la réforme du secteur de sécurité conduite par l’UE (EUTM), la France était d’ores et déjà le seul pays ayant déployé une mission avec un mandat plus concrètement destiné à la lutte antiterroriste au Mali. En général, l’engagement français a souvent été valorisé en tant que contribution essentielle à la défense des intérêts de sécurité européenne au Sahel – mais, à l’exception du soutien logistique, les autres Etats membres européens n’ont pas directement participé aux actions de combat sur le terrain8. On a beau interpréter ce changement des paradigmes et l’engagement des pays européens dans Takuba en tant que succès du lobbying français au sein de l’Union en faveur de l’engagement militaire, mais les implications du lancement de la task force sont plus vastes : d’abord, la déclaration montre que les gouvernements européens ont compris que la défense des intérêts sécuritaires de l’Europe au Sahel nécessite également un effort européen, et que ceci implique, le cas échéant, aussi la volonté d’emploi de force militaire.

De plus, l’engagement d’autres Etats européens au sein de la task force intégrée dans la mission française Barkhane constitue en quelque sorte un viatique pour la coopération sécuritaire au sein de l’Union sous forme d’une « coalition des bonnes volontés » : au lieu d’entamer des longues processus de négociation avant d’aboutir à une décision formelle, cette coopération permet aux Etats membres d’accroitre leurs efforts communs dans le domaine de la Politique de Sécurité et Défense Commune (PSDC) sans être confrontés au risque du frein institutionnel de l’unanimité, obligée dans ce domaine. Pour l’avenir de la PSDC et la capacité de l’Union d’agir dans les crises sécuritaires, lui permettant à la fois de à la sécurité sur le terrain et de défendre ses intérêts de sécurité, cette coopération est donc très prometteuse dans la mesure où elle démontre que les formats autres que les missions européennes représentent une alternative possible – s’il y a de la volonté politique pour les lancer.