Ajaccio. Le 22 mars, le porte-hélicoptère Tonnerre de la Marine nationale accostait au port d’Ajaccio. À son bord, le Professeur d’origine bastiaise Laurent Papazian, éminent spécialiste de réanimation respiratoire, allait accueillir douze malades pour alléger la pression sur l’Hôpital d’Ajaccio. Dans le même temps, aucun patient grave n’était recensé à l’hôpital de Bastia. Le Centre Hospitalier a réalisé durant le week-end des travaux de réaménagement du service de réanimation pour accueillir les patients infectés par le COVID-19, avec une capacité d’accueil de vingt-deux lits. Ce que les données régionales généralement présentées ne capturent pas, c’est précisément cette divergence en termes de cas “graves” par départements. Au niveau de l’île, Ajaccio d’une part, et le Centre Hospitalier d’Ajaccio d’autre part sont devenus des clusters, avec une propagation du virus qui touche à présent les soignants ; la Haute-Corse reste pour l’instant peu touchée. On peut émettre des craintes de ce côté-ci avec le premier tour des élections, qui a produit son lot de rupture des gestes barrières (embrassades, serrages de main etc.). D’autres phénomènes comme la pression psychologique et la fatigue physique dont souffrent aujourd’hui les personnels soignants ne sont malheureusement pas quantifiables, mais les échanges que nous avons pu avoir sur place illustrent la crainte de contracter le COVID-19, avec le risque de contaminer ses proches.

Une brève chronologie de l’épidémie 

Pour mieux comprendre la gestion de l’épidémie à coronavirus Covid-19 en Corse, il est important de visualiser son évolution dans le temps et de mettre en perspective les réponses apportées par les pouvoirs publics.

Nous avons choisi de faire apparaître sur cette infographie l’évolution de l’épidémie et des mesures prises à l’échelon national français naturellement, mais aussi en Grand-Est, premier cluster et région la plus touchée de France, ainsi qu’en Italie, pays européen le plus touché par l’épidémie mais aussi avec lequel la Corse entretient de nombreuses relations commerciales, économiques et touristiques.

Coronavirus dans le temps en France, Italie et Corse covid-19 pandémie Europe

En Corse, le 24 février, la Collectivité de Corse, la Préfecture et l’ARS se réunissent pour faire un premier point suite à des rumeurs à propos d’un cas supposé de coronavirus sur l’île.1 Cette information est démentie par la Préfecture qui met toutefois en place dès ce jour une cellule quotidienne de veille et de coordination dédiée au Covid-19. 

Le 26 février, le Président du Conseil exécutif Gilles Simeoni et le Préfet de Corse Franck Robine réunissent l’ensemble des opérateurs aériens et maritimes de l’île.2 Cette réunion, motivée par l’évolution de la situation en Italie, a pour but de s’assurer de la bonne mise en œuvre des mesures d’information à destination des  personnes revenant de zones à risque et de renforcer et sécuriser l’ensemble des dispositifs. Il est également acté qu’une procédure d’information renforcée sera mise en oeuvre à destination des voyageurs.  

La Corse-du-Sud, et plus précisément le bassin Ajaccien, sont désignés comme cluster de l’épidémie dès le 8 mars, motivant un arrêté préfectoral portant sur la fermeture des crèches, écoles, collèges et lycées d’Ajaccio. Il sera suivi le 11 mars d’un arrêté portant sur la généralisation de cette fermeture à l’ensemble de l’agglomération Ajaccienne. Dans ces circonstances, l’Université de Corse décide également, de suspendre ses cours à compter du lundi 9 mars. À l’annonce de la fermeture des établissements scolaires par le Président de la République le jeudi 12 mars, ceux-ci sont donc déjà fermés à Ajaccio depuis 4 jours. 

Le 12 mars dans la journée, le Conseil exécutif de Corse, le gouvernement et le Préfet de Corse s’entretiennent longuement lors d’une visioconférence. Les Présidents du Conseil exécutif de Corse et de l’Assemblée de Corse demandent une suspension des liaisons avec l’Italie ainsi qu’un contrôle renforcé dans les ports et aéroports des voyageurs arrivant de France continentale. Le même jour, le préfet de Corse prend un arrêté portant sur l’interdiction des rassemblements de plus de 50 personnes dans l’ensemble de la région.

Compte tenu de la situation épidémique dans l’île, le Président du conseil exécutif de Corse Gilles Simeoni interpelle le gouvernement et demande le 14 mars un report du 1er tour des élections municipales dans la journée. Le soir même, le Premier Ministre Edouard Philippe annonce la fermeture des commerces non-essentiels : bars, cafés, magasins, restaurants.

Contraintes et faiblesses de la Corse

Au-delà d’un simple « zoom » sur une région française, le cas de la Corse est pertinent en ce qu’il révèle des faiblesses structurelles du système de santé, dans le cadre d’un « cas limite » en termes de contraintes naturelles. On y trouve des caractéristiques socio-économiques spécifiques mais aussi un tableau comparable à certains égards au cas italien.

Au 24 mars 2020, on a sur la Corse du Sud (pour 158 000 habitants) 175 cas dont 38 hospitalisés et 7 en réanimation, et 43 cas dont 7 hospitalisés et aucun en réanimation pour la Haute-Corse (pour 178 000 habitants). On compte 12 décès. À titre d’illustration, cela représenterait environ 40 000 cas et 2100 décès au niveau national, soit des chiffres bien supérieurs aux données réelles. Des constantes viennent noircir le tableaux pour l’île : c’est la seule région de métropole qui ne dispose pas de CHU, les contraintes montagnarde et insulaire pèsent sur le transport interne des malades, sur l’évacuation de ceux-ci vers des centres hospitaliers mieux dotés, sur la venue éventuelle de renforts médicaux ou paramédicaux comme cela se fait3 dans d’autres régions très touchées.

Depuis le passage au stade 3 le dépistage est limité aux cas symptomatiques soupçonnés. De fait, le nombre de cas n’est pas représentatif puisqu’il ne prend pas en compte les cas bénins non déclarés et encore moins les cas asymptomatiques. En l’absence de politique massive de dépistage, telle qu’adoptée en Corée du Sud4, le nombre de cas correspond au nombre de cas dépistés, ou du moins des cas pour lesquels il est pertinent d’opérer un dépistage (les personnes en contact avec des malades, les soignants…). L’Agence Régionale de Santé (ARS) de Corse donne donc depuis lundi 23 mars deux statistiques supplémentaires correspondant mieux à cette politique de dépistage : le nombre de personnes hospitalisées et parmi ceux-ci, les malades hospitalisés en réanimation. Ce sont les « cas graves », qui nécessitent un suivi médical plus strict du fait d’une dégradation potentiellement plus rapide et importante. Ci-dessous la table des cas hospitalisés et parmi ceux-ci les malades hospitalisés en réanimation pour les deux départements ; une lecture rapide nous permet de constater que la tendance suit celle des cas dépistés depuis le début de l’épidémie, avec un écart important entre les deux départements. 

En termes sociodémographiques, on note que le vieillissement est une caractéristique prégnante de la population insulaire. Les 60 ans ou plus représentent 31,1 % de la population de Corse-du-Sud et 30,4 % en Haute-Corse contre 26,9 % en France métropolitaine ; les plus de 75 ans représentent 11,5 % en Corse contre 9,5 % en France métropolitaine.5. On a donc un bassin de population « à risque » relativement plus important, sur un territoire pauvre. Les villages, soit les zones les plus isolées, faiblement peuplées et moins bien fournies en offre de soin, sont celles où les personnes âgées sont les plus nombreuses en proportion de la population. Cette tendance au vieillissement de la population est bien installée et accrue par l’installation de retraités et par la faible fécondité (89 pour 100 femmes en 2019)6. Sociologiquement, la Corse est une région où la « famille élargie » a un sens proche de celui qu’on trouve en Italie, avec des interactions sociales importantes. Ce type de « variable culturelle » pourrait malgré tout être un facteur supplémentaire de développement de chaînes de transmission7.

Revenons un instant sur l’absence de CHU sur l’île. En termes de moyens humains, cela signifie qu’après la première année de médecine à l’Université de Corse, les étudiants admis en deuxième année partent faire leur externat puis leur internat sur le continent. Sans se préoccuper des effets socio-économiques de cette dégradation du capital humain insulaire, le manque d’étudiants en médecine peut constituer un nœud de tension supplémentaire en cas de crise sanitaire comme c’est le cas ici. Il existe en effet des accords avec des Universités du continent qui permettent de recevoir des internes dans les CHR de l’île, mais contrairement aux autres régions, la Corse ne dispose pas d’un bassin de futurs médecins immédiatement mobilisables. En cas de manque critique de personnel, il faut faire venir des renforts du Continent.

Après ce rapide panorama sanitaire et socio-démographique au niveau départemental qui nous permet d’affiner l’analyse, nous allons discuter des effets économiques de l’épidémie sur la Corse, avec une analyse sectorielle principalement centrée sur l’économie touristique.

Avis de tempête économique

31 %. C’est le poids du tourisme dans l’économie insulaire en termes de PIB en 2015. Avec la crise sanitaire que nous vivons, c’est bien l’économie corse qui est menacée dans ses fondements. La fréquentation touristique dans l’île, qui est plutôt stable dans le temps, s’élève à 35 millions de nuitées par an pour environ 3 millions de touristes dont les trois-quarts arrivent entre mai et septembre.8 

On note que l’économie de l’île est bien plus orientée vers le tourisme que toutes les autres régions françaises. Le tourisme, c’est aussi un secteur pourvoyeur d’emploi pour la main d’oeuvre corse9 : au pic de la saison, il peut représenter jusqu’à 17 % de l’emploi dans l’île. En plus, selon l’observatoire Corsica pro dirigé par l’Agence du Tourisme de la Corse, 72 % des emplois dans la restauration et l’hôtellerie sont directement liés au tourisme. La répartition des touristes venant en Corse par nationalité soulève aussi la question de la quantification de la baisse des arrivées de touristes. Les français du continent représentent 73 % des arrivées par an, dont les deux-tiers viennent du Sud-Est et de l’Île-de-France. La clientèle étrangère est plus fragmentée : 32 % sont allemands, 27 % italiens, ensuite 17 % de Suisse et 17 % de citoyens des pays du Benelux. 

Force est de constater qu’il s’agit de pays qui sont très durement touchés par le COVID-19, et donc ce sont les pays où les conséquences économiques seront les plus sévères, réduisant ainsi la probabilité que leurs citoyens décident de partir en vacances cet été. Et ce, sans même prendre en compte le potentiel prolongement d’un confinement ou d’un contrôle strict des frontières qui s’étalerait pendant partie de la période estivale.

En cas de contraction soudaine des arrivées sur l’île, c’est bien plusieurs milliers d’emplois qui pourraient disparaître, et c’est sans compter tous les emplois informels. La Corse a une forte préférence pour l’argent liquide, renforçant son usage dans l’économie touristique10, les activités économiques gravitant autour du tourisme ont souvent recours aux emplois informels, qui ne sont bien évidemment pas couverts par le droit du travail. 

Exit alors la prise en charge par l’État du salaire en cas de mise en chômage partiel et autres mécanismes de compensation. Côté producteur, le recours à l’emploi informel et l’utilisation massive de l’argent liquide comme moyen de paiement peuvent favoriser les comportements de sous-déclaration fiscale11, ce qui risque de se retourner contre ceux qui en abusent. En effet, le plan annoncé par le ministre de l’économie Bruno le Maire le 17 mars prévoyait pour les entreprises subissant la crise sanitaire un mécanisme de compensation pour les entrepreneurs en fonction de leur chiffre d’affaires. Une compensation qui risque d’être bien maigre pour certains entrepreneurs corses, très majoritairement des micro-entreprises et des PME, ce qui posera à termes des problèmes quant à la viabilité de ces entreprises. Une aide insuffisante, conséquence des sous-déclarations fiscales, ne permettra pas à ces entreprises de résoudre leurs problèmes de trésorerie, les poussant probablement vers la faillite. C’en serait moins tragique si cela ne concernait que ces entrepreneurs tricheurs, mais force est de constater que cela aura des conséquences durables sur l’emploi de la main d’oeuvre saisonnière, en partie composée d’étudiants corses, et pour qui l’emploi saisonnier est source de revenu de complément. L’été 2020 sera pour la Corse un moment marquant qui pourrait remettre totalement en cause le modèle de développement économique basé sur le tourisme. 

Cependant, les alternatives au tourisme sont souvent confuses et difficilement applicables. On oppose souvent le tout-tourisme à la mise en avant de l’agriculture. Difficile pourtant d’entrevoir dans un futur proche un « retour au village ». La majorité territoriale actuelle n’a pas forcément cherché à révolutionner le modèle de développement qui est en place depuis les années 70 : elle a essayé dans un premier temps de le réguler, puis finalement s’est contentée de l’accompagner. Il n’est pas évident de révolutionner l’économie d’un territoire lorsqu’on hérite d’une situation où le tourisme est dans une position hégémonique.12 Là où nous pouvons nous avancer, c’est sur le fait que la région touchée plus fortement par le COVID-19 est le Sud de l’île, où sont concentrées la plupart des activités touristiques : ainsi, elle risque d’être aussi celle qui sera le plus fortement frappée par la crise touristique.  

Eléments de conclusion

Cette analyse n’entend pas dresser un panorama socio-démographique complet. Plus modestement, elle vise à proposer quelques faits au niveau « micro » du développement du coronavirus. On a vu que les données par département font ressortir un écart significatif entre la Corse-du-Sud et la Haute-Corse : l’apport extérieur de malades s’est concentré sur la région d’Ajaccio, et les mesures de confinement ont freiné sa propagation vers le Nord. Il ne faut pas se réjouir trop vite cependant. Après des élections marquées par des effusions de joies physiques, on peut craindre que des personnes soient encore en période d’incubation. Les mesures prises dans les CHR (évacuation d’une partie des malades d’Ajaccio, travaux sur le service de réanimation de Bastia et Ajaccio) seront des facteurs déterminants dans l’absorption d’un nombre potentiellement élevés de nouveaux cas. Le service de réanimation de Bastia est pour l’instant vierge de cas graves de COVID-19. La réanimation d’Ajaccio prévoit actuellement 23 lits compte tenu des aménagements d’urgence réalisés. Le pic de l’épidémie est attendu pour la fin de semaine ou le début de semaine prochaine selon M. Defour, directeur de l’Hôpital de Bastia.

Les réactions des pouvoirs publics et des autorités en Corse ont été particulièrement rapides dès lors que l’épidémie s’est déclarée. Les alertes lancées par les autorités insulaires et la prise de nombreuses mesures de distanciation sociale par arrêtés préfectoraux semblent témoigner d’une collaboration efficace. Ces décisions suivent de près les mesures prises par le gouvernement italien.

Sur le plan économique, si le reste du secteur touristique français se prépare à une tempête, la Corse court le risque de subir un véritable ouragan qui la mettra à genoux. Les effets de contagion du secteur touristique sur les autres secteurs de l’économie varieront en fonction de leur degré de dépendance. Le manque de données statistiques sur l’économie insulaire est criant et ne permet pas de quantifier l’ampleur des dégâts. Cela est regrettable. En temps de crise, les décideurs politiques ont besoin plus que jamais d’information sur l’état réel de l’économie qu’ils administrent. 

Sources
  1. Communiqué de presse du Conseil exécutif de Corse, 24 février 2020
  2. Compte rendu de la réunion, Coronavirus : mesures d’information pour les voyageurs à destination de la Corse, 26 février 2020
  3. En France continentale, la SNCF rend ses TGV et Intercités gratuits pour les personnels médicaux et paramédicaux qui ont répondu aux appels de renforts.
  4. SABATINI Fabio, La stratégie sud-coréenne contre le coronavirus, un modèle pour l’Europe  ?, Le Grand Continent, 13 mars 2020
  5. INSEE, Estimations de population par sexe et âge au 1er janvier 2020
  6. INSEE, Indicateur conjoncturel de fécondité en 2019
  7. SIMON Matt, Why the Coronavirus Hit Italy So Hard, Wired, 17 mars 2020
  8. Tous les chiffres clés sur le tourisme en corse sur Corsica Pro
  9. INSEE, Atlas social de la Corse : qualification, 11 octobre 2010
  10. QUILICI-ORLANDI Julie, Les Corses choisissent le cash, Corse Matin, 23 janvier 2019
  11. Comment les Corses évitent l’impôt. L’Inspection des finances a recensé les « pratiques » locales pour frauder, Libération, 28 aout 1997. Si l’article est ancien, la réalité n’en est pas pour autant fondamentalement modifiée
  12. FABIANI Jean-Louis, Sociologie de la Corse, La Découverte, 2018