Téhéran. Le 3 janvier 2020 au matin, l’Europe apprenait la mort de Qassem Soleimani 1, général de l’armée iranienne et chef de la force d’élite al-Qods (“Jérusalem”) des Gardiens de la Révolution depuis la fin des années 1990. Homme discret et élégant, il était reconnu, y compris par ses ennemis, comme un stratège militaire hors pair doté d’un redoutable sens politique. A la tête d’al-Qods, Soleimani s’était imposé comme le chef d’orchestre d’un réseau de proxys patiemment tissé par Téhéran au Moyen-Orient, au fil des déboires américains en Irak, de la révolution avortée en Syrie et de la lutte contre Daech. Soleimani assurait également la liaison entre le régime iranien et les affiliés historiques du régime, qu’il s’agisse du Hezbollah au Liban ou du Djihad islamique à Gaza. Par lui, l’Iran avait consolidé la colonne vertébrale d’un véritable “axe chiite”, capable de peser sur le destin politique de la plupart des Etats de la région. Cet avantage géopolitique décisif obtenu pour l’Iran avait progressivement renforcé la confiance du général : il ne se dissimulait plus, ces derniers mois, pour rencontrer directement les chefs de milices chiites affiliées à Téhéran en Irak et en Syrie.
Au sein-même de l’Iran, cette figure populaire, incarnant la “résistance héroïque” à l’influence de l’Occident, était largement médiatisée depuis le début de l’engagement iranien contre Daech. L’apparence d’invincibilité de Soleimani, renforcée par un culte de la personnalité bien huilé, alimentait ces derniers mois des rumeurs quant aux éventuelles ambitions politiques du général. Le “cher Qassem” faisait désormais figure, pour certains analystes, de sérieux outsider conservateur aux élections présidentielles de 2021. Alors qu’on disait les Etats-Unis sur le retrait, nul ne pensait, à Téhéran, que l’armée américaine oserait abattre cet homme considéré intouchable, une nuit de janvier à la sortie de l’aéroport de Bagdad.
Ni les raisons stratégiques, ni la légalité de cet acte ne seront justifiés par le pouvoir américain dans l’immédiat. Après cinq jours d’attente angoissée, la “revanche” promise par le régime iranien, à grand renfort de propagande, sera finalement limitée, si ce n’est simplement symbolique. Avec le tir de missiles balistiques sur la base militaire d’Aïn al-Asad, l’Iran aura tout au plus démontré sa capacité à viser directement et ouvertement les personnels américains dans la région. Malgré au moins une soixantaine de blessés légers, aucun mort ne sera à déplorer côté américain car le gouvernement irakien, et donc Washington, avaient apparemment été prévenus des frappes à venir.
La Troisième Guerre mondiale n’aura pas lieu
Au lendemain de l’élimination de Soleimani, l’idée d’un nouvel affrontement global, opposant Téhéran et Washington, a pris une ampleur démesurée dans le débat public, notamment aux Etats-Unis où le hashtag #WWIII est rapidement devenu viral. L’hypothèse d’un tel conflit, qui s’appuie sur le parallèle historique entre l’assassinat de Franz Ferdinand d’Autriche et celui de Soleimani, paraît pourtant dénuée de tout fondement sérieux. Elle est moins révélatrice d’une réalité géostratégique que de la tendance performatrice des réseaux sociaux à amplifier les crises par le truchement des opinions publiques.
Contrairement à l’avant Première guerre mondiale, l’escalade au Moyen-Orient entre l’Iran et les Etats-Unis ne s’articule pas sur des systèmes d’alliance aussi étendus que ceux des années 1910, et l’ ”axe chiite” de Soleimani n’est pas la “grande politique” de Théophile Delcassé. L’asymétrie militaire des forces en présence est en outre manifeste, que ce soit sur le plan technologique, humain ou financier. Le régime iranien en est bien conscient, et a adopté ces dernières années une stratégie visant au développement d’armes asymétriques, visant précisément à composer avec ce déséquilibre et éviter tout affrontement direct. En développant un impressionnant programme de missiles balistiques, en avançant dans la maîtrise des technologies nucléaires à finalités ambigües, en renforçant un réseau de proxys ayant recours au terrorisme, en développant des capacités offensives dans le domaine cyber, l’Iran a pris acte, et s’est intelligemment adapté, au rapport du faible-au-fort qui caractérise sa relation avec les Etats-Unis. Si cette stratégie peut fonctionner en établissant une forme de dissuasion (dont l’Etat d’Israël est une cible collatérale), elle ne permettrait pas à l’Iran d’assumer un conflit direct avec la première puissance mondiale.
Un succès tactique, une défaite stratégique
C’est dans le contexte de ce singulier équilibre de pouvoirs qu’il convient d’interpréter la séquence d’escalade initiée, le mois dernier, par Washington. En éliminant Soleimani, les Etats-Unis ont pointé, sur le plan tactique, l’incapacité de l’Iran à s’engager dans une escalade militaire d’ampleur, dont Téhéran sait qu’il ne sortirait pas vainqueur. Le Pentagone a ainsi placé la République islamique devant un choix simple : soit une vengeance sous-proportionnée, au mieux symbolique (il n’y a pas d’équivalent américain de Soleimani à abattre au Moyen-Orient). Soit une réponse militaire sur-proportionnée, dont Téhéran n’aurait ni les moyens financiers et militaires, ni le capital politique à l’intérieur et diplomatique à l’extérieur d’assumer les conséquences en cas de nouvelle escalade.
En supprimant Soleimani, les Etats-Unis ont en outre réaffirmé leur capacité tactique à agir au Moyen-Orient. Ce rappel était nécessaire, tant l’absence de réponse américaine aux frappes dévastatrices, attribuées indirectement à l’Iran, contre des infrastructures du géant pétrolier saoudien ARAMCO en septembre 2019 avait été interprétée par beaucoup comme la preuve d’une impotence tactique des Etats-Unis dans la région. M. Trump a en outre donné, par cette action, une meilleure crédibilité à la ligne rouge que constitue pour lui l’atteinte à la vie d’Américains au Moyen-Orient. Cette ligne rouge, franchie par les Talibans lors d’un attentat ayant coûté la vie d’un soldat américain, avait déjà mené en décembre 2019 à l’abandon (temporaire) par Washington des négociations sur la transition politique afghane. C’est à ce même titre que M. Trump a justifié l’élimination de Soleimani, intervenue quelques jours après qu’un traducteur américain avait péri dans une attaque de roquettes contre une base américaine au nord de l’Irak menée par des proxys iraniens, les Kataeb Hezbollah.
Peut-on dès lors considérer que la séquence qui se termine était un “bon coup” pour Washington ? Quatre éléments nous fondent à répondre négativement à cette question.
L’illusion de la “dissuasion réinstaurée”
Premièrement, si le pari américain d’une réponse iranienne moins que proportionnelle à la mort de Soleimani pouvait paraître rationnel, il n’en constituait pas moins une action dont les conséquences étaient, et demeurent, incertaines. Un missile iranien aurait pu dévier de sa cible et faire de nombreux morts sur la base d’Aïn al-Asad. En grimpant soudainement de plusieurs niveaux dans l’escalade, les Etats-Unis ont en outre ouvert une nouvelle période dans laquelle les erreurs d’évaluation (et leurs conséquences désastreuses) deviennent plus probables. Le moindre incident pourrait être interprété par l’un ou l’autre des protagonistes comme une nouvelle provocation, susceptible de représailles. Ce risque est d’autant plus grand que c’est en Irak, un pays lui-même affaibli par une contestation populaire majeure à l’encontre de l’Etat, que se joue en premier lieu l’opposition irano-américaine.
Se pose de surcroît la question de l’exploitation de ce climat explosif par les cellules djihadistes irakiennes, murées dans la clandestinité depuis la défaite territoriale de Daech, mais qui demeurent organisées et attendent de nouvelles opportunités. C’était déjà dans un climat de guerre civile anti-américaine que l’Etat islamique au Levant d’al-Zarkaoui avait, à partir de 2006, initié une stratégie de confessionnalisation de l’Irak par des attentats ciblés contre les populations chiites. La capacité de l’islamisme djihadiste irakien à exploiter le chaos étant historiquement prouvée, peut-on s’attendre à la résurgence d’une organisation terroriste comparable à Daech ?
Ce scénario n’est pas impossible, à l’aune des évolutions récentes de la situation irakienne. A l’instar des années 2005-2010, on observe en premier lieu une reconfessionnalisation du paysage politique irakien au lendemain de la mort de Soleimani. Ce phénomène s’est manifesté par le vote d’une demande de retrait des troupes américaines d’Irak au Parlement, que les députés sunnites et kurdes ont boycotté (ils n’étaient pas suffisamment nombreux à eux seuls pour l’empêcher). Les Kurdes étant particulièrement attachés à la présence américaine en Irak, il serait tentant pour Washington de s’appuyer sur eux pour conserver des troupes dans le nord irakien, au détriment de la fragile unité retrouvée entre Erbil et Bagdad après les déboires du référendum d’indépendance de 2017. Plus révélatrice encore, la nouvelle proximité entre Téhéran et Muqtada al-Sadr, clerc chiite à la tête de la coalition majoritaire au Parlement, qui avait fait campagne en 2018 sur l’opposition aux ingérences iraniennes à Bagdad, marque le risque d’un éclatement du fragile nationalisme supra-confessionnel irakien qu’il incarnait jusqu’ici. Enfin, sur le plan opérationnel, la suspension des activités de la coalition internationale contre Daech, qui visaient à renforcer l’armée irakienne (ré-intégration sous le giron de l’Etat des milices autonomes, formation à la lutte anti-terroriste), laisse le fragile État seul face à l’éventuelle résurgence de groupes djihadistes.
Une politique étrangère américaine de plus en plus illisible au Moyen-Orient
En deuxième lieu, la situation stratégique dans laquelle les Etats-Unis se trouvent en Irak, au lendemain de la mort de Soleimani, semble désormais intenable. D’une part, la popularité américaine à Bagdad est à son plus bas depuis la fin de l’occupation. Au-delà des réclamations de départ des troupes américaines, Bagdad a déposé une plainte officielle devant la Cour internationale de justice pour la violation de sa souveraineté par les Etats-Unis. L’isolationnisme demeurant de surcroît un pilier du programme électoral de M. Trump, on voit mal comment les Etats-Unis pourraient conserver leur présence militaire en Irak, sauf à violer ouvertement la souveraineté d’un pays allié et la promesse faite par M. Trump à ses électeurs ( “no more wars in the Middle East”). Effet premier (et sans doute recherché) de l’assassinat de Soleimani, la dissuasion américaine tactiquement ré-instaurée se trouve ainsi paradoxalement décrédibilisée par son effet secondaire, à savoir une injonction politique au retrait.
La présence américaine en Arabie saoudite, au Koweït et aux Emirats arabes unis serait-elle suffisante, dans ce contexte, pour conserver “à distance” l’avantage de la dissuasion ré-instaurée ? C’est toute la question, et l’enjeu diplomatique qui s’ouvre aujourd’hui. Celui a été bien anticipé par l’Iran, qui a très rapidement capitalisé sur la mort de Soleimani pour encourager le départ américain non seulement d’Irak, mais de toute la région. La main de Téhéran reste ainsi tendue à Ryadh pour la formation d’une architecture régionale de sécurité (projet HOPE), tandis que les chaînes de propagande iranienne ont fait courir un temps des fausses rumeurs sur le retrait des troupes américaines au Koweït.
Un affaiblissement limité des capacités opérationnelles de l’Iran au Moyen-Orient
En troisième lieu, les implications concrètes de l’élimination de Soleimani quant à la capacité pratique de l’Iran à influencer l’Irak et la Syrie paraissent relativement limitées. Le successeur de Soleimani, Esmael Ghaani, qui a combattu à ses côtés pendant la guerre Iran-Irak, était le numéro 2 de Soleimani depuis que ce dernier dirigeait al-Qods et dispose à ce titre de compétences opérationnelles comparables. Il devrait pouvoir s’appuyer sur les réseaux des Gardiens pour poursuivre les travaux de son prédécesseur. La difficulté sera sans doute pour lui de tisser des liens interpersonnels renouvelés avec les chefs de milice en Syrie et en Irak, puisques Ghaani travaillait principalement à la frontière orientale de l’Iran (Pakistan, Afghanistan), et moins au Moyen-Orient. 2
Un cadeau inespéré au régime iranien ?
La séquence qui se termine dote enfin le régime iranien d’un nouveau levier de mobilisation de l’opinion publique. C’est là le deuxième paradoxe de l’intervention américaine contre Soleimani ; le climat économique insoutenable que Washington a créé par ses sanctions extra-territoriales, parce qu’il a suscité une désaffection supplémentaire d’une partie des Iraniens au régime, rend d’autant plus intéressante pour ce dernier l’instrumentalisation du “martyr de Soleimani” à des fins d’ “union sacrée” du peuple derrière le régime 3. A cet égard, la menace proférée par M. Trump à l’encontre de sites culturels iraniens était une formidable erreur de communication, tant elle a fait vibrer les cordes profondes du patriotisme iranien.
L’ “Etat profond” iranien n’a pourtant pas pu utiliser cet avantage bien longtemps. L’union momentanée du pays autour du régime et des Gardiens de la révolution a volé en éclats lorsque ceux-ci ont admis avoir descendu par erreur, la nuit-même des frappes iraniennes contre la base d’Aïn al-Asad (08 janvier 2020), un avion civil de la compagnie Ukrainian Airlines, dont les passagers étaient en très grande majorité des Iraniens de la diaspora vivant au Canada.
Les compétences des Gardiens sont en premier lieu frappées de discrédit par cette catastrophe. Leur légitimité reposait en premier lieu sur le souvenir de la Guerre Iran-Irak, lors de laquelle les Gardiens, malgré leur faible popularité auprès des Iraniens en tant que “police des moeurs”, avaient tout de même été érigés en “rempart contre Saddam”. Ils avaient acquis, à cette occasion, une certaine réputation d’invincibilité. Au lendemain de la catastrophe du vol de l’Ukrainian airlines, c’est le fondement même de cette réputation, et derrière elle le restant de légitimité des Gardiens aux yeux des Iraniens, qui vacille. L’épisode, s’il n’était pas si dramatique, ne manquerait pas d’une certaine ironie : alors que les Gardiens ont, durant 30 ans, rappelé la catastrophe du vol 655 d’Iran Air (abattu par erreur en juin 1988 par un croiseur américain au dessus du Golfe persique) pour alimenter la propagande anti-américaine du régime, c’est désormais par une erreur similaire, dont ils portent cette fois la responsabilité, que les Gardiens voient leur légitimité remise en question par le peuple.
Il est probablement encore plus grave, pour un certain nombre d’Iraniens, que le régime ait tenté d’étouffer l’affaire en niant toute responsabilité dans le crash de l’avion. Ce fiasco communicationnel a logiquement fracturé le front des conservateurs à Téhéran. Des personnalités de la télévision nationale, considérée comme monolithiquement conservatrices, ont par exemple annoncé leur démission publiquement. Gelare Jabbari, présentatrice d’IRNA, a même posté un message, par la suite supprimé, où elle s’excuse auprès de la population pour avoir “menti pendant 13 ans d’activité à la télévision nationale”. A l’appui de ces réactions, certains analystes sont allés jusqu’à comparer la chute de l’avion à la catastrophe de Tchernobyl, dont la découverte en dépit des efforts des autorités soviétiques pour le cacher est considéré comme une des causes du délitement ultérieur de l’Union soviétique. Sous pression extérieure et intérieure, le régime iranien apparaît finalement aux abois, sans autre plan que d’opprimer ses opposants internes pour garantir sa survie.
Ainsi, sans cet épisode dramatique, l’assassinat de Soleimani aurait eu pour principale conséquence le renforcement de l’unité nationale iranienne autour des Gardiens de la révolution, sans affaiblir leur position dans la région, sans renforcer la capacité de dissuasion américaine et sans faciliter le retrait des troupes occidentales de la région promis par Donald Trump.
En somme, c’est un accident, complètement inattendu, qui “sauve” pour ainsi dire le bilan stratégique de la décision du président américain. Il est bien entendu possible de considérer que l’escalade américaine avait pour but de révéler le bluff iranien, de montrer leur désorganisation et de les pousser à la faute, qu’il s’agissait d’une subtile stratégie de Donald Trump dont l’imprévisibilité cacherait une appréciation instinctivement juste de la situation. Mais ces analyses ne font que rationaliser une réaction spontanée qui ne dissimule pas une stratégie à long terme et la “chance” que Donald Trump a eu de voir les Gardiens détruire d’eux-mêmes l’avantage qu’il leur avait donné. En revanche, cet épisode montre à nouveau que les actions irréfléchies du président américain, en raison de la surpuissance opérationnelle des Etats-Unis et de l’absence d’intérêts vitaux au Moyen-Orient, n’ont que rarement des conséquences négatives pour lui, tandis qu’elles en ont presque toujours pour l’équilibre de la région et, partant, pour les populations qui s’y trouvent.
Sources
- RAMOND Pierre, 10 points sur la mort de Soleimani, Le Grand Continent, 4 janvier 2020
- ALFONEH Ali, Iran Unveiled : How the Revolutionary Guards Is Transforming Iran from Theocracy into Military Dictatorship, AEI Press, 2013
- La figure de Soleimani pourrait devenir encore plus fédératrice morte que vivante, grâce aux ressorts traditionnels de la martyrologie iranienne. Des posters du Général étaient vendus avec comme titres “Antisioniste” “Antiterroriste” “Le général persan” “I will stand against you” (réponse du général au poster que Donald Trump avait réalisé, “sanctions are coming”, en empruntant le graphisme de la série populaire Game of Thrones). Des pins, des porte-clefs, des t-shirt étaient vendus à son effigie, son compte instagram était extrêmement populaire et bien alimenté par son équipe de communication. Ainsi, il complétait la figure symbolique de l’humble ayatollah (Khamenei) par celle du militaire inflexible à la beauté ténébreuse.