Au commencement était le Verbe, et le Verbe était « Brexit ». Mais personne ne savait vraiment ce qu’il signifiait. Et puis l’oracle a dit : « le Brexit signifie le Brexit ». Qu’est-ce que cela nous dit de la sortie du Royaume-Uni de l’UE ?
Apparemment, le mot lui-même – le mot le plus cherché sur Google au Royaume-Uni en 2016 – peut seul éclairer le processus qu’il désigne. Peu importe les différentes réponses qu’il a suscitées, au Royaume-Uni ou sur le continent : « nous ne ferons pas marche arrière », « pas de backtrack », « nous sommes prêts à en payer le prix », contre « c’est votre choix », « c’est fini », « bon débarras », « vous en subirez les conséquences ».
Depuis le référendum de juin 2016, experts comme citoyens ont trouvé d’innombrables manières de réagir à l’omniprésente tautologie. Gloire, désespoir ou remords sur le navire britannique au départ. Blessure, tristesse ou dépit sur les rivages européens abandonnés. L’allégresse ou la colère. Miracle ! Débâcle ! Parfois, l’indifférence feinte.
Mais que s’est-il passé ensuite ? Qu’est-ce que nos émotions ont alors laissé transparaître ? Nous avons rationalisé, nous nous sommes tournés vers le passé, en essayant d’expliquer l’origine du Brexit. Nous nous sommes tournés vers l’avenir, en essayant de prévoir ce qui allait arriver ou de prescrire ce qui devait arriver. Explications et prévisions. Sociologie et politique. Les espoirs et les craintes de chacun ont convergé vers un processus juridique et politique de l’UE appelé article 50. Son déclenchement nous a donné deux ans pour le mettre en œuvre : le Brexit signifie vraiment le Brexit. Nous vous promettons qu’on ne vous demandera pas de changer d’avis.
Et pourtant, nous nous retrouvons avec la question initiale : que signifie réellement le Brexit ? Plus précisément, que signifie « signifie » dans « le Brexit signifie le Brexit » ?
Son sens compte davantage que les détails des négociations. Quoi qu’il arrive, il y aura toujours des gens, des camions, des entreprises, des diplomates, des trains, des maladies, des jurons, des modes ou des chansons qui traverseront la Manche. Quelques-uns de plus ou de moins. Et pourtant, le Brexit est un événement dont nous n’avons pas encore saisi la signification historique.
Son sens compte, car le Brexit a aussi été une bataille de récits dont les narrateurs n’ont pas ménagé leurs efforts. Le choix de l’histoire qui s’imposera dans les méandres du Brexit déterminera en grande partie les relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne et peut-être même l’avenir de l’Union elle-même.
Son sens compte, car il affecte la perception individuelle et collective de notre identité. Le sens crée des sentiments, mais ne les transcende pas. Il implique de donner forme, ensemble, à ce que nous ressentons, grâce à des histoires familières qui traversent nos sociétés. Que nous nous considérions comme religieux, humanistes, athées, mystiques ou simplement humains, nous sommes nourris d’histoires présentes dans la société, d’assemblages étonnants qui forment l’arrière-plan implicite de nos cadres de pensée et de nos attentes communes. Lorsque ces récits remontent à la surface, ils prennent souvent la forme de contes fantastiques. Ils deviennent alors une « mythologie ».
Mythomanie
Permettez-moi de commencer par écarter certaines définitions du terme « mythe ». Dans le langage ordinaire, nous avons tendance à penser qu’un mythe fait référence à des histoires fausses ou fallacieuses qui masquent la réalité – qu’il s’agisse de celle du pouvoir, de l’hypocrisie ou de l’idéologie. Et nous entrons ainsi dans une sorte de guerre des mythes où j’appelle vos croyances des mythes et où vous me répondez, non, ce sont des vérités. Ce n’est pas mon propos.
Les mythes ne sont pas non plus le nom que nous donnons à l’histoire-testostérone, l’Histoire avec un grand H que nous ou d’autres utilisons pour définir qui nous sommes et qui est l’autre. Ces mythes historiques font appel à notre mémoire collective et à la manière dont elle forge notre identité de groupe. Ce sont des histoires que nous nous racontons sur nous-mêmes en tant que peuples – quel que soit le sens de ce mot. Certains prennent les mythes historiques au pied de la lettre, fiers de se les approprier, pour ainsi dire. Ils s’abstiennent de qualifier ces récits de mythes et préfèrent parler de « moments de fierté » ou « précédents historiques ». D’autres leurs renvoient au visage le caractère mythique de ces histoires, ou bien regardent avec moquerie cette propension naïve à déformer le sens de l’histoire pour l’adapter à un présent qui lui est étranger. N’est-ce pas ce que l’on appelle « anachronisme » ?
Il est clair pour tout observateur occasionnel que le débat entre les « Leavers et les Remainers » a été alimenté par différentes mythologies historiques, ou du moins différentes lectures de l’histoire britannique et européenne, qui évoquaient Westminster, « mère de tous les parlements », Henry VIII, premier Brexiter, refusant le pouvoir du Vatican il y a 500 ans, Pitt, Wellington et Trafalgar contre la France révolutionnaire et l’impérialisme continental, et les guerres du XXe siècle bien sûr. Oh et n’oublions pas la reine Boadicée, qui a défié les Romains en détruisant Londinium…
Quels passages retiendrons-nous des « mille ans d’histoire » ? Ceux auxquels l’entrée du Royaume-Uni dans l’UE est censée avoir mis fin par une abdication face au continent ? Ou ceux que le Brexit est censé avoir achevés en rejetant 950 ans de vie commune, depuis la victoire normande à Hastings ? Est-il logique d’invoquer l’histoire pour décider, entre autres, des raisons pour lesquelles nous commerçons ensemble et de laisser ainsi les morts lier les mains des vivants ? N’est-il pas plus dangereux de se souvenir de tout que d’oublier un peu ? Prenez garde. Le sens des événements n’est pas contenu dans la mémoire historique. Si jamais nous ouvrons une querelle entre le passé et le présent, disait Winston Churchill, nous découvrirons que nous avons perdu l’avenir. Or l’avenir est le lieu où nous passerons le reste de notre vie !
Néanmoins, les leçons que nous prétendons tirer de l’histoire sont omniprésentes. Une douzaine de « romans Brexit » publiés à l’approche du vote Brexit ont tous, d’une manière ou d’une autre, prétendu tirer des leçons de l’histoire, soit pour le présent, soit pour un avenir pas trop lointain, où de courageux rebelles britanniques se seraient dressés contre une « Brave New Europe » dont il semble impossible de s’échapper. Ces romans souhaitent détruire le « mythe » d’une UE bienveillante, mais sont à leur tour accusés de colporter le mythe d’une UE omnipotente comme le dernier exemple en date de translatio imperii, pulsion morbide des grands unificateurs qui souhaitent faire du continent leur terrain de jeu. La saga Brexit met donc en scène un choc de mythes politiques fondateurs : le mythe qui donne l’impulsion du nationalisme anglais contre le mythe de l’unité européenne. Chacun doit être repensé.
Il est vrai que nous autres êtres humains avons longtemps construit des mythes politiques pour des raisons plus pragmatiques, sans pour autant le reconnaître. Comme nous le rappelle Yuval Harari, la valeur de notre argent ou l’existence de ce que nous appelons « nation » sont des fictions collectives que l’Homo sapiens a créées pour assurer la survie de l’espèce. Nous sommes tout simplement inconscients de l’illusion d’optique.
Mais nous pouvons changer de perspective. Mythologie peut aussi décrire la déconstruction des modes de pensée et de comportement de nos sociétés contemporaines – activité favorite des post-structuralistes. Roland Barthes a cherché à exposer les nombreuses façons dont les mythes modernes, inspirés par des mythes plus anciens, oppriment ou masquent la véritable réalité du pouvoir politique et du marché, à travers les images et les pratiques bourgeoises des années 1950, les publicités, les modes, etc.. Des théories puissantes, qui ont inspiré le récit captivant de Peter Conrad, Mythomania. Si je partage la conviction que les mythes sont « un langage qui ne veut pas mourir » et que nous devons nous demander cui bono (qui en profite) et d’où viennent les récits, ce livre n’est pas pour autant un traité poststructuraliste.
Nous allons plutôt explorer la face cachée de la Lune…
Mythologie du Brexit
Car au-delà de la mémoire collective ou de la mythologie sociétale, mon objectif est plus métaphorique. Je pense que nous pourrions explorer à nouveau les grands mythes archétypaux – les récits intouchables dont on peut discuter sans que la conversation s’envemine, les récits intemporels qui ont toujours été là pour donner un sens à notre confusion, à notre envie d’être rachetés, à notre désir de trouver en eux les échos de sens qui résonnent à travers le temps et l’espace, les sociétés et les tragi-comédies de l’ existence humaine. Ces récits aux innombrables déclinaisons rappellent la nature viscérale de notre histoire contemporaine, sans pour autant nous demander de prendre parti. Du moins au début.
Explorer la signification du Brexit à travers les mythes ne nous aiderait-il pas à apaiser nos conversations ? Juxtaposer des significations parallèles, des grands archétypes, et considérer le Brexit comme tous ces archétypes, comme un pivot dramatique autour d’un moment, avec un avant et un après (avant et après la séparation de la mer Rouge, avant et après la chute d’Icare, avant et après la connaissance d’Œdipe) ? Ainsi, relier d’une manière ou d’une autre deux questions : l’une concerne l’essence (« être ou ne pas être européen ? ») et l’autre l’action (« rester ou ne pas rester dans l’UE ? »). Une fois ce lien entre passé et avenir rétabli, les mythes acquièrent un sens, peuvent être relu infiniment en toutes circonstances et servir de repères métaphoriques à notre imagination collective.
On a accusé les Brexiters de faire carrière comme créateurs de mythes qui se seraient diffusés partout en Europe. N’est-il pas temps que les mythes prennent leur revanche et que nous réinventions avec eux le Brexit et l’Europe ?
Dans cet état d’esprit, je suggère que la signification du Brexit peut se raconter à l’aide de trois mythes canoniques, dans lesquels les liens entre l’essence et l’action sont chaque fois expliqués de manière différente : les histoires d’Exode, les histoires de Jugement et les histoires de Sacrifice.
- L’Exode fait du Brexit l’histoire de l’exception britannique, l’affirmation que le Royaume-Uni n’a jamais vraiment été européen, qu’il s’agit d’un problème britannique, mais aussi un témoignage de l’incapacité de l’UE à s’adapter à « lui », son renégat.
- Le Jugement ramène le récit sur les rivages de l’UE. Le Brexit permet alors à des sceptiques (de type eurosceptique ou non) de révéler de vérités difficiles à admettre. Des vérités contestées et réfutées, bien sûr.
- Le Sacrifice, le troisième récit, imprègne à la fois le récit du Brexit et celui de l’UE. Le Brexit prend alors le sens d’un « sacrifice héroïque » des Britanniques par leurs voisins continentaux au nom de principes sacrés, ou bien comme moyen de garantir l’unité et la marche en avant de l’UE. Toutefois, ce sacrifice a aussi une dimension ironique, puisque c’est précisément parce que vous êtes libre de partir que vous ne devriez pas le faire.
Comme pour Œdipe face à l’énigme du Sphinx, au cœur de chaque mythe se trouve un drame, des questionnements, l’envie de demander, d’ouvrir des portes fermées, de bâtir autour de questions sans réponses un espace de significations suspendues. En ce sens, les trois archétypes mythologiques explorés dans les pages qui suivent peuvent contribuer à transformer les significations des récits dominants du Brexit qu’ils véhiculent et transcendent à la fois : ceux de l’exceptionnalisme, de l’euroscepticisme et du pluralisme – chacun prétendant fournir des vérités définitives, et chacun adopté par des camps opposés.
Peut-être que ces récits mythiques sont l’expression la plus fidèle possible de la voix du monde, comme le dirait Francis Bacon. Peut-être qu’ils constituent simplement un référent commun. Quoiqu’il en soit, nous avons le sentiment de savoir ce que signifient l’hubris de Prométhée, la boîte de Pandore ou les « douze travaux d’Hercule » .
J’emprunte ici aux traditions grecque, romaine et biblique, sans tâcher de savoir si ces histoires sont universelles, si elles disposent de variantes dans toutes les traditions, religions et langues. En effet, la mythologie « classique » montre que la mythologie grecque et romaine sert de base de données mythologiques au monde occidental. Mais cela ne reflète-t-il pas le caractère eurocentrique de la saga Brexit que « le reste du monde » a regardé avec un mélange de fascination, de perplexité et d’amusement ?
Le fait que le monde soit totalement désenchanté, libéré des mythologies, est en soi un mythe moderne. Ces mythes nous appartiennent à tous, chacun d’entre nous a le droit de se les approprier à sa guise, comme l’a brillamment démontré Stephen Fry, par exemple, dans son magnifique Mythos, récemment publié.
Je ne suis pas croyante, mais je me souviens des histoires qui ont enchanté mon enfance, racontées par un père grec exilé à Paris. Les Grecs aiment se dire que pour eux les mythes classiques sont encore bien vivants. Est-ce qu’ils appartiennent désormais aux guides touristiques ? Peut-être. Mais, si c’est le cas, ils font aussi partie de nombreux mondes explorés par les écoliers bien au-delà de la Grèce : quel enfant ou adolescent (et ses parents) n’a pas lu ou vu des aventures inspirées de la mythologie, comme les histoires de Percy Jackson par Rick Riordan, qui montrent un demi-dieu, figure contemporaine de Persée, dont les quêtes et les combats parmi les Olympiens sont transposés dans le New York d’aujourd’hui ? Qui peut résister à J. R. R. Tolkien, J. K. Rowling ou Philip Pullman lorsqu’ils nous imaginent des mondes mythologiques entièrement nouveaux ? La mythologie est partout, qu’on le veuille ou non, à travers les films, les idées, la politique, la musique, les images. Les mythes nous aident à comprendre qui nous sommes ou prétendons être, et d’où viennent nos obsessions collectives. Chaque génération les réinvente, en fonction de ses objectifs.
Cependant, en invoquant des mythes archétypaux pour parler de politique, je risque d’être accusée d’ignorer 2 000 ans de philosophie politique, qui s’est construite justement contre les mythes, auxquels on préférait les hypothèses qui peuvent être évaluées, critiquées, jugées fausses et remplacées – thème que l’on trouve aussi bien dans l’éloge de la raison de Platon que dans l’appel de Karl Popper au raisonnement systématique comme rempart contre la barbarie des discours. Il est vrai que certains mouvements politiques extrêmes défendent une vision mythologisée de la politique, faite de sang, de héros et de diabolisation des autres. Néanmoins, nous autres pouvons tracer notre propre route, sans faire des mythes l’expression d’une sagesse éternelle, ni les rejeter comme signe d’une naïveté ancestrale.
Si Platon a fait la distinction entre mythos et logos, entre fiction et raison, afin de préconiser un passage du premier au second, il a également utilisé des mythes pour nous aider à faire l’expérience de la réalité, comme le développe encore récemment Tae-Yeoun Keum, et comme nous le verrons avec le mythe d’Er. Il est indéniable que les mythes imprègnent tout champ d’investigation qui cherche à relier les individus et les collectifs, que ce soit en politique, en psychologie, en sociologie ou en anthropologie. Les mythes offrent un rempart contre les absolutismes de toutes sortes, philosophiques ou religieux, disciplinaires ou nationalistes. Plongés dans le désespoir de la Seconde Guerre mondiale, Max Horkheimer et Theodor Adorno écrivaient certes contre le pouvoir destructeur des mythes, mais ont aussi laissé entendre que ces mythes pourraient nous aider à retrouver de nouvelles formes de solidarité humaine et à sauver les promesses des Lumières d’elles-mêmes en dépassant les impitoyables obstacles de la modernité. Même si Ulysse a peut-être été la première incarnation du sujet isolé et aliéné du monde moderne, défini par sa raison instrumentale, il a tout de même cherché à entendre le chant des sirènes. L’analyse de Horkheimer et Adorno reposait essentiellement sur le rejet d’une vision romantique et régressive qui fait du nouveau une simple résurgence de l’ancien. Ils échappaient ainsi à une recherche nostalgique des origines et des sens perdus dans le jargon de l’authenticité qui venait d’alimenter la plus meurtrière des idéologies européennes.
Mais oublions les grands débats philosophiques. Je crois que la plus importante leçon que nous pouvons tirer du mythe est la suivante. Les mythes sont là pour nous rappeler notre situation ontologique fondamentale dans un multivers : ce qui se passe dans la réalité est à la fois irrémédiablement inévitable et tout à fait surprenant. Les grands personnages de la mythologie participent librement à la réalisation de leur destin préétabli ; chacun de leurs actes personnels vise à affirmer leur souveraineté individuelle tout en accomplissant une destinée. La liberté qu’ils nous ont transmise à travers les âges concerne les choix que nous pouvons encore faire, alors même que nous voyons l’inévitable destin prendre forme.
Car les mythes ne naissent pas de l’âme collective de l’humanité pour apporter des réponses toutes faites à notre situation. Ils ne sont pas des clés pour déverrouiller la psyché humaine, mais en sont de simples fragments difformes. Irréductiblement ambigus, ils servent de mirages de vérité, toujours en train de se dissiper pour stimuler notre esprit et renforcer les mystères. C’est ce que fait l’exégèse religieuse et laïque, en explorant des significations cryptées dans les interstices entre le conscient et l’inconscient, la raison et le désir. Encore mieux, les mythes peuvent être utilisés pour offrir la promesse d’un désenchantement critique, si nous embrassons leurs contradictions au lieu de les déchiffrer.
Ainsi donc en est-il du Brexit. De son infinité de variations, nous pouvons extraire les premiers éléments d’une philosophie de la séparation : cet Exode est-il une malédiction ou une bénédiction ? Le résultat d’un destin ou d’un bannissement ? Si le Jugement est le prix à payer pour un acte terrible, de quel acte s’agit-il et quel doit être le châtiment final ? A quoi sert un Armageddon, si personne ne reste dans les parages pour entendre le destin dire « Je te l’avais bien dit » ? Et pourquoi un Sacrifice, si le message se perd dans les fumées du bûcher ? Le bouc émissaire absorbe-t-il les péchés de chacun ou les expose-t-il à la vue de tous ? En fin de compte, quel que soit le Sacrifice, n’est-il pas toujours vain ? !
Il est important pour les mythes et les significations en jeu que ces questions restent sans réponse. Il est certain que les mythes peuvent être manipulés pour remporter des victoires et défendre des visions simplistes du monde. Raison de plus pour s’accrocher aux questions qu’ils soulèvent.
Plus important encore, si les mythes ne peuvent prétendre donner un sens à notre situation, les ambiguïtés infinies contenues dans chaque univers mythique peuvent au moins dégager des espaces de conversation démocratique, permettre d’engager de nouveaux débats. Les mythes peuvent nous offrir un vocabulaire commun (un parmi tant d’autres, bien sûr) pour enrichir cette conversation, un vocabulaire qui reconnaît plutôt qu’il ne méprise les paradoxes récurrents, les significations parasites et les messages ambigus. Ils ne supplantent pas mais complètent le raisonnement rationnel. Leurs intenses pulsations symboliques nous permettront peut-être d’atténuer la violence des battements de nos coeurs quand nous débattons de politique, en acceptant les désaccords. Leur grammaire ne nous permet pas de démystifier nos opposants avec des données, mais ne nous permet pas non plus de nous en tirer avec des slogans simplistes. Leur souplesse autorise chacun d’entre nous à les réinventer et à développer une approche créative et personnelle du politique. Faisons donc de protagonistes mythiques et intemporels les nouveaux personnages de notre sphère publique démocratique.
J’utilise les mythes archétypaux afin de mieux plonger dans les croyances tribales qui s’ancrent à la signification du Brexit, car leurs significations se croisent et se heurtent dans l’obscurité : Les Leavers sortants contre les Remainers, les Leavers contre d’autres Leavers, les jeunes contre les vieux, les cyniques contre les idéalistes, les Européens contre les non-Européens, les souverainistes ou les cosmopolites, chacun à sa façon. Parfois, des catégories entières de personnes (les Français, la classe ouvrière, les xénophobes, les Europhiles) se voient attribuer un sentiment commun qui définit ce qu’ils sont. Mais la plupart d’entre nous donnons une signification aux événements en tant qu’individus ; et certains d’entre nous oscillent entre plusieurs significations à la fois, souvent incompatibles, insaisissables et changeantes, ouvertes à une réinterprétation sans fin.
Nous ne sommes peut-être pas capables d’adopter simultanément le regard que tout le monde porte sur le monde, ce que Kant appelait une perspective élargie, mais nous pouvons au moins essayer d’éprouver une empathie minimale pour les histoires des autres tribus. Notre propre incohérence reflète probablement les contradictions du monde lui-même. (De ce point de vue, je dois avouer que le « nous » de ce livre est ambivalent, car j’oscille entre le « nous » des Britanniques, le « nous » des ressortissants de l’UE vivant en Grande-Bretagne, le « nous » des Européens en général et le « nous » des ‘êtres humains).
En somme, il sera peut-être plus facile de nous mettre d’accord sur notre désaccord (le Brexit est-il une bonne ou une mauvaise chose ? Est-ce le résultat de dysfonctionnements britanniques ou européens ? S’agit-il du destin des perdants, ou de l’arrogance des gagnants ?) si nous pouvons engager la conversation au prisme de la mythologie du Brexit.
Ne vous méprenez pas. Il ne s’agit pas d’un projet habermassien dans lequel on espère que des positions irrévocablement opposées trouveront un point d’accord en débattant autour d’histoires communes (même si la saga Brexit nous rappelle à quel point nous sommes loin de l’idéal de la sphère publique de Jürgen Habermas).
Au contraire, je crois qu’il n’y a que rarement une solution rationnelle aux conflits politiques ; nous le savons grâce à tous les meilleurs mythes. Comme Amos Oz le disait si bien, la tragédie, après tout, est un affrontement entre le juste et le juste. Le Brexit n’est pas seulement une négociation entre des intérêts en partie contradictoires et en partie identiques, comme le voudraient les libéraux. Si vous croyez au pluralisme agonistique – pour lequel les conflits politiques ne peuvent jamais être surmontés, mais seulement canalisés pacifiquement – il ne vous reste qu’à façonner l’arène où vos différences croiseront le fer, sans essayer de les gommer.
Dans ce livre, je plaide pour que les histoires des uns et des autres soient reconnues, avec leurs nombreuses variantes, ambiguïtés et contradictions. Ce faisant, nous pourrions en arriver à comprendre que si le Brexit se déroulait dans un cadre d’acceptation réciproque et de respect mutuels, nous en sortirions tous gagnants. Et dans cet esprit de reconnaissance, j’ai appelé dès le début à un « Brexit sans préjudice », une sorte de serment d’Hippocrate à appliquer aux sociétés en question. J’espère qu’une telle requête influencera les relations futures entre des protagonistes qui demeureront d’intimes rivaux. Brexit 2.0, comme on dit.
Pour cela, revenons aux trois sens du Brexit. Aucune n’est une histoire simple, mais chacune offre des variantes dont la prise en compte laissera notre avenir plus ouvert que ce que nous craignons actuellement. Chacune offre un espace dans lequel on peut se plonger dans des points de vue étranges ou étrangers, et utiliser les récits de façon kaléidoscopique pour s’éclairer mutuellement. Même si nous nous accrochons inévitablement à nos préjugés (ou bien s’agit-il de convictions ?), un Brexit plus intelligent et plus doux devrait être possible à notre époque de ressentiment et de frustration, ne serait-ce que pour le bien de nos enfants.
Bref, ce livre est écrit contre ceux qui voient le monde en noir et blanc. Il est parsemé d’illustrations qui visent à faciliter la correspondance de nos imaginations individuelle et sociale, comme les « animaux imaginaires » de la philosophe Chiara Bottici. Le mythe peut naître d’émotions humaines, mais l’expression d’un sentiment n’est pas le sentiment lui-même – c’est l’émotion transformée en image. Ces images sont le plus souvent libératrices, car elles aident à deviner l’indétermination des histoires, mais peuvent aussi nous oppresser en nous emprisonnant dans des significations dominantes. C’est à nous de décider du regard que l’on portera sur elles.
Une dernière mise en garde. Ce livre est une invitation à participer à une conversation. Ce n’est ni un traité kantien, ni un traité freudien, ni un traité anti-moderniste. Je ne prétends pas non plus proposer un essai nietzschéen, une sorte de prise de position érudite sur la littérature pertinente, qu’il s’agisse de l’exégèse biblique et rabbinique, des écrits théologiques modernes sur la démythologisation des textes sacrés, de l’éthique des mythes grecs à la Bernard Williams, ou des grands débats d’anthropologie socioculturelle et ethnographique autour de figures telles que Claude Levi-Strauss, Edmund Leach, Eric Dodds, Eduard Fraenkel, Ernst Cassirer, Roland Barthes ou René Girard, engagés dans l’analyse structurelle, le post-structuralisme ou la déconstruction. Je ne propose pas non plus d’hypothèse sur l’influence structurelle du judaïsme, du christianisme, de l’islam ou de la Grèce antique sur notre psyché politique moderne. Des bribes de ces traditions se sont peut-être retrouvées dans les pages qui suivent, mais ma fascination et mon respect pour la tradition rabbinique qui considère la Bible comme le dépositaire d’un nombre infini de vérités n’affectent en rien mon athéisme. Avivah Zornberg, l’une de mes sources d’inspiration, décrit la Torah comme un monde de révélation en évolution. Cette expression pourrait s’appliquer, selon moi, à toutes les histoires archétypales que nous rencontrerons ou redécouvrirons ensemble.
Crédits
Kalypso Nicolaïdis est professeure de relations internationales à l'Université d'Oxford depuis 1999, où elle préside le South East European Studies at Oxford (SEESOX), le programme Rethinking Europe in a Non European World, ainsi que le programme Global Trade Ethics. Elle est également membre du Conseil de l'ECFR et un des membres fondateurs du Groupe de Spinelli.