La mort du général Soleimani, aboutissement de tensions croissantes
Le général Qâssem Soleimani, chef de la branche Al-Qods des Gardiens de la Révolution iranienne, a été tué dans la nuit du 02 au 03 janvier dans l’aéroport de Bagdad par une frappe de drone américain. La revendication triomphante de cette mort par l’administration américaine et les réactions logiquement belliqueuses des officiels et militaires iraniens laissent présager un nouveau risque d’escalade de la violence au Moyen-Orient.
L’attaque est l’aboutissement d’une montée des tensions à la fin du mois de décembre 2019. En effet, une milice soutenue par l’Iran aurait lancé des tirs de roquette sur une base américaine le vendredi 27 décembre, entraînant la mort d’un civil américain. En réponse à cela, des frappes aériennes américaines ont visé Kata’ib Hizbollah, une milice irakienne pro iranienne, le 30 décembre, entraînant la mort de 25 soldats 1. Cette attaque a entraîné des protestations de plusieurs milliers de personnes autour de l’ambassade américaine à Bagdad le 31 décembre. Le début de l’escalade pourrait également être l’attaque du champ pétrolier saoudien en Septembre.
Qui était le général Soleimani ?
Le général Soleimani est un des rares, voire le seul, haut gradés de l’armée iranienne qui est relativement bien connu à l’international des personnes qui s’intéressent à la politique du Moyen-Orient. Comment en est-il venu à acquérir ce statut ? Quelle est la réalité de sa popularité auprès de la population iranienne ? A quel point sa mort est-elle importante pour l’appareil militaire iranien ?
Tout d’abord, le parcours du Soleimani illustre à la perfection le récit mythique de la révolution iranienne. D’un milieu très pauvre, travaillant sur des chantiers dès ses treize ans, il rejoint les Gardiens au début de la guerre contre l’Irak. A la fin de la guerre, il en prend la direction à Kermân (sa province natale, dans le Sud-Est de l’Iran), puis à la frontière afghane, avant d’être nommé à la fin des années 1990 à la tête de la branche Al-Qods (“Jérusalem” en arabe), chargée des opérations extérieures. C’est dans ce cadre que, d’après Louis Imbert, le général Soleimani aurait été un des interlocuteurs des diplomates et militaires américains lors de la formation du gouvernement intérimaire en Irak à partir de 2004 après la chute de Saddam Hussein.
Cependant, la principale raison pour laquelle Soleimani est célèbre est parce qu’il est mis en avant et utilisé comme symbole à partir de 2014 dans la lutte contre l’Etat islamique en Irak et Syrie. Tandis que la plupart des généraux des Gardiens de la révolution sont peu célèbres (qui connaît le visage de Mohammed Ali Jafari, qui a pourtant dirigé l’ensemble des Pasdarans entre 2007 et 2019 ?), Soleimani est rapidement devenu une sorte de superstar militaire : il ouvre un compte Instagram à succès, ses photos sont diffusées en Irak et en Syrie 2, il apparaît souvent aux côtés du Guide et ses faits d’armes sont narrés dans des récits hagiographiques.
Ainsi, sa mort porte un terrible coup psychologique aux milices pro-iraniennes en Irak, d’autant plus que Abu Mahdi al-Muhandis, un important militaire de Hacht-el Chaabi, a également été tué dans l’attaque 3.
Un général remplaçable
Cependant, d’un point de vue de l’organisation militaire, Soleimani n’avait rien d’exceptionnel. Souvent présenté comme le “n°1 des Gardiens”, il n’en était en fait qu’un des principaux généraux et jouait surtout un rôle essentiel comme symbole et incarnation. Ainsi, il a pu être rapidement remplacé dans la journée par le général Esmail Qa’ani, dont le parcours est assez proche de celui de Soleimani et qui était son numéro 2 à la tête de la force Al Qods depuis 1997 4.
La plupart des analystes s’accordent pour dire que la mort du général n’aura pas de conséquence stratégique déterminante, à l’instar de Jason Rezaian qui fait remarquer que la fonction d’incarnation de Soleimani continuera à servir au régime iranien : il ne sera plus brandi comme image du général invincible, mais comme martyr dont la fin témoigne de l’impérialisme américain 5. Narges Bajoghli, spécialiste du corps des Gardiens de la Révolution, explique de même que le corps des Gardiens ne fonctionne pas de manière centralisée, mais était plutôt composé de nombreux groupes semi-autonomes capables de prendre des décisions ad hoc dans des situations de guérillas et souvent d’infériorité militaire. Si, selon elle, la figure de Soleimani était particulièrement médiatique, sa mort n’efface en rien les liens profonds que les Gardiens ont tissés avec des militaires dans toute la région au cours des quarante dernières années 6.
Y-a-t-il une stratégie américaine ?
S’il est difficile de retenir des analyses pragmatiques de la stratégie américaine, tant la question de la politique iranienne est polarisée politiquement entre ceux qui approuvent la politique de Donald Trump et ceux qui la dénoncent, on peut néanmoins observer une certaine continuité dans l’utilisation de la supériorité technologique (et notamment des drones) des Etats-Unis pour retirer des troupes tout en conservant la capacité de frapper des cibles sans risque de perte humaine.
Par ailleurs, les candidats démocrates ont logiquement critiqué avec virulence la décision de Donald Trump, présenté comme un acte imprudent qui pourrait jeter les Etats-Unis dans une nouvelle guerre : Joe Biden a dit que Donald Trump avait jeté “un bâton de dynamite dans une boîte d’allumettes” 7, Bernie Sanders a rappelé son opposition, à l’époque fort rare, à l’intervention en Irak de 2003 8
Quoi qu’il en soit, la stratégie de Donald Trump est assez simple : retirer des troupes tout en réussisant des coups d’éclat de temps à autre qui lui permettent de se présenter en shérif intraitable. Après Al Baghdadi, la mort de Soleimani lui servira probablement de leitmotiv pendant la campagne. Enfin, comme l’explique Ryam Montaz, la mort de Soleimani n’est si importante en elle-même que par ce qu’elle révèle du niveau de pénétration des services secrets américains en Irak, et des capacités technologiques dont l’armée américaine dispose pour atteindre ses objectifs 9.
Un risque d’escalade
La plupart des analystes s’accordent pour dire que le risque d’escalade est important (Aaron David Miller par exemple). Pour David Gardner, analyste du Financial Times, une guerre totale est même envisageable 10. En effet, un certain nombre d’officiels iraniens ont adopté un discours logiquement belliciste après la mort du général. Ainsi, le Guide a déclaré que le pays était “sur le chemin d’une vengeance implacable”. De même, le général en chef de l’ensemble de l’armée iranienne, Mohammad Hossein Bagheri, a promis “vengeance” pour la mort du général.
Néanmoins, une marge de manœuvre très limitée de Téhéran
La première conséquence de l’attaque et la réaction la plus attendue des officiels iraniens est la poursuite des violations progressives du JCPOA, actuellement à sa cinquième étape. Selon Ali Vaez, il est désormais impossible que les négociations reprennent sur le JCPOA, ou que les officiels iraniens soient convaincus de respecter à nouveau les différentes limites posées par l’accord 11.
Nous suivons pour ce paragraphe l’analyse de Thomas Juneau 12. Il est peu probable que l’Iran frappe directement des troupes américaines, puisque qu’on a vu récemment que l’escalade était toujours défavorable à l’Iran (un citoyen américain tué a eu pour conséquence 5 frappes qui ont fait 25 morts, une simple attaque d’ambassade a déclenché la mort d’un des principaux généraux iraniens).
Cependant, si des militaires iraniens s’en prenaient à des bases militaires américaines, le plus probable serait, d’après l’analyste Becca Wasser, qu’ils les visent :
- en Arabie saoudite, notamment à Prince Sultan Air Base
- au Qatar, à la base d’Al Udeid des forces aériennes
- au Koweït, au Camp Arifjan de l’armée de terre
- au Bahreïn, en attaquant la cinquième flotte de la Marine 13.
Ils pourraient également cibler des soldats américains stationnés en Irak (5000 soldats), l’ambassade américaine à Bagdad, ou le Consulat américain à Erbil. D’après Clément Therme, il est également envisageable que des Américains soient pris en otage dans les pays où l’Iran dispose de relais (en Irak ou en Afghanistan) 14. Cependant, toutes ses mesures impliqueraient de faire face à une nouvelle riposte américaine. Par conséquent, la seule attaque directe contre des intérêts américains consisterait en des cyberattaques diffuses, domaine dans lequel l’Iran s’est doté d’importantes capacités dans les années précédentes.
Il serait également difficile d’imaginer une attaque sur Israël, puisque Netanyahou, en difficulté politiquement, n’hésiterait pas à répliquer énergiquement. Quant aux Emirats arabes unis, les officiels iraniens savent qu’ils pourraient servir d’intermédiaires utiles pour apaiser la situation.
En revanche, il serait assez judicieux de s’attaquer aux intérêts saoudiens de manière à la fois indirecte et très handicapante. Ainsi, Olivier Da Lage suggère que les usines de dessalement d’eau de mer des pays du Golfe pourraient être visées, par exemple.
La solution de la martyrologie
Cependant, le plus rationnel pour le régime iranien serait d’utiliser la mort du général Soleimani pour en faire un martyr et réalimenter le récit du régime. En effet, comme l’explique Farhad Khosrokhavar dans Les nouveaux martyrs d’Allah (nous en avons fait un compte-rendu ici) l’identité du régime révolutionnaire iranien s’était construite par la martyrologie au cours de la guerre contre l’Irak, qui consiste à valoriser la mort, la souffrance et le martyre. En effet, la martyrologie chiite avait été, jusqu’au dix-neuvième siècle, de nature quiétiste, puisqu’il était impossible d’imiter le martyre divin de Hossein (fils d’Ali massacré à Karbala, figure essentielle du chiisme et troisième Imam duodécimain). Par la suite, certains théologiens ont tenté d’humaniser la figure d’Hossein pour le rendre imitable et utiliser son exemple pour valoriser le sacrifice de soi dans la lutte contre l’oppresseur (qui s’identifient aux puissances occidentales). La révolution iranienne puis la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein s’est en partie inspirée de cette conception humaine et active (et non divine et quiétiste) du martyre, qui permettait de justifier les pertes humaines et de renforcer la nouvelle identité que le régime islamique était en train de construire.
C’est pourquoi on pourrait penser que le régime iranien, plutôt que de répliquer militairement et directement à la mort du général, va dans un premier temps l’utiliser pour en faire un martyr, un Hossein contemporain, tombé au champ d’honneur sous les coups injustes de l’oppresseur étranger sur les terres sacrées d’Irak.
En effet, l’agence de presse Tasmim News a annoncé que le corps serait transporté à Najaf et à Kerbala, plus importants lieux de culte chiites, avant de le ramener en Iran 15. De même le Guide Suprême a déclaré trois jours de deuil national pour commémorer la mort du général. Enfin, on voit des processions dans les rues de Kerman, ville natale de Soleimani, qui célèbrent la mort du général sur le modèle des commémorations de deuil chiite 16.
C’est pourquoi selon Ervand Abrahimian, important historien de l’Iran, les autorités iraniennes ne vont pas réagir brutalement mais utiliser la mort de Soleimani comme un élément clef de leur propagande pour les prochaines élections et pour renforcer à long terme le camp des plus conservateurs 17.
Conséquences sur la politique intérieure iranienne
Si la crise a suscité l’intérêt des analystes du monde entier en raison de ses implications régionales, ses conséquences porteront d’abord sur la population iranienne et la vie politique du pays.
sToute la presse iranienne de ce matin 04 janvier est uniquement consacrée à la mort du général Soleimani, dont la figure occupe toute la place des Unes. On peut lire “La vengeance est en préparation” (citation du Guide par le journal ultraconservateur Keyhân, mais aussi dans Âftâb-é Yazd), “L’Iran en deuil du commandant” (journal Sharg, imprimé tout en noir au lieu du rouge habituel, mais aussi Irân, journal proche du gouvernement), “la splendeur du commandant” (Hamshahri, journal de Téhéran), “ma vie pour l’Iran” (Vatan-é Emrooz, ultraconservateur), “l’assassinat du super-héros” (Ebtekâr).
De même, comme le fait remarquer l’analyste Negar Mortazavi, Mohammad Khatami, ancien président réformiste interdit de parole sur les médias nationaux par les conservateurs, a loué Soleimani comme “martyr” tué par “des criminels”. Yousef Saanei et Asadollah Bayat-Zanjani, deux grands Ayatollahs qui s’étaient opposés au régime et surtout au Vélayat-é Faqih, ont également loué le combat de Soleimani contre le “fondamentalisme religieux de l’Etat islamique » 18. Ardeshir Amir Arjomand, conseiller de Mousavi (leader du Mouvement vert qui avait été réprimé en 2009), a également loué l’action de Soleimani. Ainsi, tous les réformistes, même ceux qui incarnent l’opposition à la ligne qu’incarnait Soleimani, se rallient publiquement à sa cause en raison de sa mort.
Cependant, certains hommes politiques pourraient aussi se réjouir de la mort d’un leader charismatique des conservateurs ; Ainsi, comme le fait remarquer l’analyste Huss Banai, Mohammad Javad Zarif, ministre des affaires étrangères, a en effet exprimé ses condolérances, mais plutôt que de parler de “martyr”, le ministre se contente de dire “le guerrier le plus efficace contre ISIS”, ce qui est une manière de réduire quelque peu la stature de Soleimani à un excellent militaire (mais pas à un homme politique) et peut-être de se venger ainsi de l’épisode de la rencontre entre Bachar el Assad, le général Soleimani et le Guide à Téhéran en février 2019, auquel Mohammed Javad Zarif n’avait pas été invité, et n’avait pas même été prévenu.
De plus, le 21 février 2020 auront lieu les élections législatives iraniennes, qui renouvelleront les 290 députés du Majles, la chambre basse du Parlement iranien. Il s’agira des premières élections nationales depuis la réection de Rouhani en mai 2017 et surtout depuis la sortie américaine du JCPOA en mai 2018.
Enfin, comme le remarque également le sociologue iranien Amin Bozorgian, il est possible que le régime iranien, dans l’incapacité de répondre militairement aux responsables de la mort du général, prenne d’autres cibles, plus faciles et plus proches, et en profite pour réduire encore plus à zéro les contestations internes. Comme il le fait remarquer au journal The Independent, “dans les dernières années de la guerre Iran-Irak, l’Iran a compensé sa faiblesse et ses pertes par des exécutions massives de prisonniers politiques à l’été 1988”. Il se pourrait donc qu’au ralliement officiel et spontané des hommes politiques s’ajoute une repression accrue de toute personne qui manquerait d’enthousiasme dans le deuil du général ou le soutien au régime.
Sources
- Déclaration du Pentagone, 03 janvier 2020.
- Mina Al-Oraibi, Twitter, 03 janvier 2020.
- “Iran’s top military leader Qassem Soleimani killed in US air strike”, Financial Times, 03 janvier 2020.
- Déclaration de l’ayatollah Khamenei, Twitter, 03 janvier 2020.
- “All Iranians can agree on one thing : No one wants war”, Washington Post, 03 janvier 2020
- “Suleimani’s Death Changes Nothing for Iran”, New York Times, 03 janvier 2020
- “Trump’s Iran attack becomes 2020 campaign issue”, Financial Times, 03 janvier 2020.
- Bernie Sanders, Twitter, 03 janvier 2020.
- Ryan Montaz, Twitter, 03 janvier 2020.
- “Soleimani assassination risks all-out war between US and Iran” Financial Times, 03 janvier 2020
- Ali Vaez, Crisis Groupe, 03 janvier 2020.
- Thomas Juneau, Twitter, 03 janvier 2020.
- Becca Wasser, Twitter, 03 janvier 2020.
- “Iran’s options for retaliation against the U.S. and Americans span the globe”, NBC News,, 03 janvier 2020.
- سفارت ایران در بغداد اعلام کرد : برگزاری مراسم تشییع سردار حاج قاسم سلیمانی و یاران شهیدش در عراق, Tasmim News, 03 janvier 2020.
- Reza Akhbari, Twitter
- Ervand Ebrahamian.
- “Even Iran reformists and moderates criticise Trump attack that killed top general”, The Independent, 03 janvier 2020.