Washington. La menace était brandie depuis longtemps, elle a finalement été mise à exécution. Le 12 décembre, la Chambre des représentants des États-Unis a voté des sanctions économiques à l’encontre des entreprises qui ont participé à la construction du gazoduc Nord Stream II. Le 17 décembre, le Sénat a approuvé à une très large majorité (86 voix pour, 8 voix contre) ces sanctions. Le président Donald Trump les a finalement confirmées le 20 décembre.

Avant même la confirmation du Sénat et de la Maison Blanche, la décision de la Chambre des représentants a suscité de vives réactions en Europe. Le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas, s’est fendu d’un commentaire acerbe à l’encontre des États-Unis : « La politique énergétique européenne est décidée en Europe et non aux États-Unis. Nous rejetons les interventions et sanctions extérieures ». La chambre de commerce et d’industrie germano-russe a appelé quant à elle à prendre des « contre-sanctions ». La Russie a assuré que la construction du gazoduc se terminerait quoiqu’il arrive.

La consternation en Europe est grande, en pleine période de tensions politiques et commerciales entre les principales capitales européennes et Washington. Les entreprises visées par les sanctions américaines préfèreront-elles coopérer avec les États-Unis, et donc abandonner leurs investissements dans Nord Stream II, construit à plus de 80 % et qui doit être mis en service l’année prochaine ? Allseas, une entreprise helvético-néerlandaise particulièrement impliquée dans le projet a décidé de se retirer. L’avenir proche du gazoduc semble incertain.

Nord Stream II, un gazoduc très controversé

Qu’est ce que Nord Stream II ? Tout comme son prédécesseur, Nord Stream I, mis en service dès 2011 pour acheminer du gaz russe depuis le port de Vyborg directement en Allemagne à Greifswald, dans le Nord-Est de l’Allemagne. Nord Stream II doit répondre à la demande croissante allemande en gaz naturel. Cette énergie est en effet une alternative aux autres énergies fossiles plus polluantes comme le pétrole et le gaz et joue donc un rôle dans la transition vers un système énergétique bas-carbone.

Le tracé des deux gazoducs Nord Stream est sujet à critiques car il passe par la mer Baltique en contournant l’Ukraine, privée de substantiels droits de transit. Pourtant, la construction de Nord Stream I avait été plutôt bien accueillie par les institutions européennes. Celles-ci voyaient un exemple concret de rapprochement entre l’Union et la Russie. Le contexte politique a totalement changé pour Nord Stream II  : depuis l’annexion de la Crimée en 2014, Moscou est perçu comme un acteur hostile. L’Europe centrale, les pays baltes et l’Ukraine en particulier dénoncent les manœuvres de la Russie pour contrôler une partie de la sécurité énergétique européenne (en 2016, 40 % de la consommation européenne de gaz naturel provenait de la Russie) .

Malgré ces mises en garde, le projet est fermement soutenu par Berlin et a obtenu l’ensemble des autorisations des pays dont les zones économiques exclusives ou les eaux territoriales sont traversées par le gazoduc. Le dernier pays à donner son feu vert a été le Danemark fin octobre.1 Son inauguration est toujours prévue pour les prochains mois.

Les intérêts américains sur le marché européen du gaz

Les Etats-Unis s’opposent depuis des années au projet Nord Stream II et l’élection de Donald Trump à la présidence américaine n’a fait qu’accentuer la situation. En juillet 2018, le président américain avait affirmé lors du sommet de l’OTAN que l’Allemagne était « totalement prisonnière de la Russie » par rapport à son approvisionnement énergétique2. Début janvier, l’ambassadeur américain à Berlin, Richard Grenell, avait déjà évoqué des sanctions dans un courrier officiel, quelques semaines après le vote au Congrès d’une résolution bi-partisane, mais non-contraignante en ce sens3. En novembre, c’était au tour du secrétaire d’État Mike Pompeo d’alerter sur l’influence grandissante du président russe Vladimir Poutine sur la sécurité énergétique européenne4.

Pourtant, ces manœuvres américaines cacheraient d’autres considérations, plus commerciales. Les États-Unis exploitent sur leur propre sol de nombreux puits de gaz de schiste et devraient devenir le troisième exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), derrière l’Australie et le Qatar. L’UE représente un marché plus que prometteur puisque le volume d’exportation américain a augmenté de 272 % entre juillet 2018 et mai 2019 pour atteindre 1,4 milliard de mètres cube5. Donald Trump avait déjà vanté les mérites du GNL « made in USA » en juillet 2017 lors d’un sommet à Varsovie6.

Un défi pour la souveraineté énergétique européenne

Le comportement américain tout comme les desseins russes posent une question plus vaste : comment l’Union européenne peut-elle assurer sa propre souveraineté énergétique ? L’Union est dépendante à plus de 50 % d’importations d’énergies, ce qui représente une facture annuelle d’environ 400 milliards d’euros par an. Concernant le gaz, le taux de dépendance s’élevait en 2015 à 70 %7.

La divergence des intérêts énergétiques nationaux est un autre facteur permettant de comprendre l’absence de véritable souveraineté énergétique européenne. Comment en effet concilier la méfiance de la Pologne à l’égard du gaz russe avec la volonté de l’Allemagne ou même de la Hongrie de consommer de plus en plus de ce gaz ?

Depuis le traité de Lisbonne, la politique énergétique européenne est une compétence partagée entre l’Union et les Etats, même si ces derniers conservent l’essentiel des pouvoirs, notamment dans leurs choix de consommation ou dans la fiscalité énergétique. Or, cette politique énergétique hybride entrave l’intégration énergétique européenne.

Avec un modèle énergétique si fragile et peu cohérent, l’Union européenne ne peut pas peser face à la stratégie énergétique russe. Sa diplomatie énergétique est encore balbutiante et largement théorique, cantonnée à des communications du Conseil européen ou de la Commission. Cette dernière a pourtant commencé à réagir en renforçant son contrôle sur les accords énergétiques entre les pays de l’Union et les Etats tiers (dont la Russie)8. Une politique énergétique intégrée à l’échelle européenne n’est pourtant pas pour tout de suite.