Pain d’amertume
Avec son deuxième roman Pão de açúcar, le jeune, mais déjà reconnu, auteur portugais Afonso Reis Cabral, nous plonge dans les tréfonds de l’âme humaine par l’intermédiaire d’une histoire criminelle terrible – et pourtant vraie.
Il y a des livres artistiquement incontestables, ceux que nous vénérons, avec émerveillement et gratitude, comme des classiques. Leur force littéraire éblouissante ouvre des horizons d’expression habités par un nouveau sens, jamais dit et surtout dicible uniquement avec ces mots, dans la singularité topologique établie par leur concaténation dans un univers textuel. Ce sont des œuvres-monde qui font partie intégrante de notre expérience de la réalité, dans lesquelles nous demeurons longtemps et sur lesquelles nous revenons toujours, comme le voyageur sur les destinations qu’il aime ; contrairement au touriste, il ne se limite pas à visiter les lieux de son errance, mais il y séjourne et y retourne régulièrement, en intégrant le temps comme facteur déterminant de son exploration de l’espace.
A côté des classiques, il y a des bons livres qui ne viennent pas faire partie de notre expérience de la réalité, mais contribuent à la façonner : ce sont des œuvres qui nous accompagnent dans notre présence au monde, nous aidant à trouver des repères, des clés de lecture dans le flou sombre et opaque de l’histoire. Nous ne demandons pas à ces œuvres la splendeur de la beauté, l’épiphanie du sujet, mais un peu de lumière dans les longues nuits d’hiver de notre incompréhension, dans l’obscurité de cette chose à la fois familière et étonnamment indéchiffrable qu’est l’être humain. Parfois, ce qui en émane n’est qu’un faisceau de lumière intermittente (comme celui d’un phare) qui laisse le paysage dans les ténèbres, mais indique une position : c’est ici que nous sommes et c’est à partir de la ponctualité radicale où nous nous trouvons que le chemin se définit, l’immobilité se brise.
Afonso Reis Cabral, écrivain portugais très jeune et très précoce, qui peut déjà se vanter d’une carrière respectée, nous donne avec son deuxième roman, Pão de Açucar (Pain de Sucre), l’un de ces bons livres qui nous aident à marcher, où l’écriture est au service d’une passion du savoir et de la compréhension qui s’impose comme grammaire éthique universelle de la littérature, raison civile et spirituelle de sa vocation humaniste la plus noble, la plus ancienne et la plus authentique.
Roman de fiction consacré à une terrible histoire criminelle, l’œuvre, lauréate du prix José Saramago 2019, actualise la grande tradition du true crime, inaugurée de manière exemplaire par Truman Capote avec le fulminant et glaçant De sang-froid. Comme dans Capote, les faits sont authentiques et portent sur un crime brutal et absurde, mais contrairement à la prétention d’adhérence totale à la vérité historique avancée de façon problématique par l’auteur américain, l’auteur portugais rejette par principe toute ambition de (pseudo)objectivité. La clé pour comprendre la réalité qui peut nous donner une écriture romanesque n’est pas la reconstruction historiographique mais la reconstruction imaginative de l’expérience humaine épaissie dans des faits que l’historien peut décrire, le journaliste rapporter, le psychologue et le sociologue expliquer, le juge examiner et juger, mais que l’écrivain veut tout « simplement » comprendre. À quel type de rationalité faut-il recourir lorsque nous rencontrons des circonstances qui nous semblent totalement insensées, un gouffre de violence excessive, gratuite et contradictoire au point de paraître totalement illogique ? La pathologie psychiatrique ou sociologique est un label-refuge dans de tels cas, ce qui permet d’archiver l’incident dans une taxonomie mais éloigne, plutôt que de la promouvoir, la possibilité de lui donner un sens : l’être humain qui rétrécit comme l’objet de la maladie n’est plus sujet, il est retiré de la charité herméneutique de l’interlocution, fermé dans le désert de l’incommunicabilité. Ce que ce non-plus-sujet fait, n’a pas de voix, c’est un segment pur du réel inscrit dans des langages aliènes. Le crime est enterré dans la maladie mentale en tant que phénomène, exempté de « l’indignité » de l’acte, sortant de l’agora publique de la raison, pour se perdre dans les brumes du délire. Le compartimentage est un outil essentiel de l’ordre social, comme l’a démontré Foucault une fois pour toutes, mais le prix à payer pour le pouvoir de garantir la cohésion du corps social est souvent la violence du renoncement à la fatigue du sens. Et c’est ici que la littérature peut intervenir, acceptant le défi, si difficile qu’il paraît impossible, d’articuler l’horreur en mots, de restituer la dignité de sujet tant au criminel comme à la victime (souvent gommée comme son bourreau par la noirceur de l’inexplicable), de retisser une présence d’humanité dans le vide creusé par l’absurde.
Le Pão de Açúcar du titre est le nom de la carcasse d’un bâtiment inachevé et abandonné qui s’élève, moignon désolé d’un projet naufragé, dans une rue périphérique de la ville de Porto, dans le Nord du Portugal. Il devait héberger un centre commercial, maintenant il ne sert que de garage et d’abri à la végétation sauvage d’une ville trop pauvre et trop occupée à suivre le rythme de la croissance pour pouvoir prendre soin de ceux qui sont laissés pour compte, arrêtés par la maladie, les difficultés sociales, la marginalité. Ce bâtiment-fantôme, monument avorté du consumérisme joyeux, est devenu la patrie de Gisberta, transsexuelle brésilienne sans abri, toxicomane et malade du SIDA, qui vit dans une cabane en plastique et en carton dissimulée dans la cave de l’immeuble. Il est aussi devenu le refuge secret de trois préadolescents, d’environs douze ans, hôtes d’une institution d’aide aux mineurs en difficulté, à la recherche des murs oubliés sur lesquels inscrire le cri silencieux des graffitis. Le moment venu, inévitablement, les chemins se croisent. Les enfants deviennent amis avec cette femme. Ils lui rendent visite régulièrement, lui préparent des repas improvisés, se proclament ses protecteurs, dans un échange désespéré des besoins : ils ont la force de la jeunesse, de la santé et du groupe, elle a l’infinie douceur des mères perdues, présentes seulement dans le rêve. Mais un jour le groupe grandit. Les trois enfants se vantent avec les compagnons du centre d’assistance de garder un secret, d’être les détenteurs de quelque chose d’inhabituel, absolument exceptionnel : ce sont les amis d’un « homme aux seins ». En étant convertie en nouvelle, en atout dans la dure négociation d’identité qui régit la coexistence des adolescents dans le centre, une communauté sans règles ni autorité, qui connaît seulement la contrainte et le pouvoir, la domination de ce qui est plus fort parce qu’il est plus violent, plus cynique et plus cruel, Gisberta perd nom et individualité. Elle devient un monstre de foire, spectacle anormal à sacrifier au voyeurisme de ceux qui sont privés de toute possibilité de contemplation, freak marginal et vulnérable, bon à être sacrifié en tant que bouc émissaire idéal pour la cohésion de la meute — conformément à la théorie girardienne selon laquelle le groupe social, dans sa forme pré-contractuelle, maintient son unité en exerçant une violence collective envers un membre ou une minorité faible. Pendant une semaine, un groupe de jeunes âgés de 12 à 16 ans se rend quotidiennement dans l’enfer de la cave du « Pão de Açúcar » pour battre brutalement Gisberta. En la croyant morte, ils se débarrassent de son corps en le jetant dans un lac souterrain créé par un ruisseau qui coule sous les fondations du palais, un abîme spectrale dans lequel le sol s’effondre. Même les trois protecteurs de Gisberta participent au massacre : leur amitié envers elle s’est transformée en violence meurtrière.
Dix ans après cet événement atroce, Afonso Reis Cabral écrit un livre sur ce qui s’est passé pour tenter de comprendre comment une victime peut se transformer en bourreau, comment une demande d’affection peut se transformer en une pulsion de mort, l’innocence blessée s’échouant sur la pure cruauté destructrice. Et c’est le cœur des sans-cœur que l’auteur rachète de cet abîme dans lequel il a été enterré avec le pauvre corps de la femme, en mettant ainsi en mot le vertige de l’aphasie à laquelle ces pauvres garçons ont été condamnés par la pauvreté, l’abandon, par la solitude bureaucratique dans laquelle la gestion institutionnelle des cas de nécessité peut emmurer vivants les « bénéficiaires » de l’aide d’État. Ne pas juger, ne pas expliquer, simplement essayer de comprendre ne signifie pas absoudre, diminuer la gravité de ce qui est arrivé, mais le traduire en cette grammaire de l’humain qu’est la parole, dans laquelle les non-raisons acquièrent non pas une justification, mais un sens. Donner un sens à l’événement est le seul radeau dans lequel il est possible de sauver de la violence gratuite cette solidarité avec l’humanité du coupable qui est une condition essentielle parce que lui aussi rende à la victime la dignité de la fraternité offensée et déniée, parce qu’il reconnaisse le mal dont il était l’auteur et l’instrument. L’un des enfants impliqués dans le massacre de Gisberta, l’un des amis qui l’ont trahie, en la livrant à la meute puis en participant à son exécution, vole un autobus municipal avant d’être identifié par la police, pour y peindre au spray une meute de chiens déchaînée sur un pauvre corps abattu. Ce n’est qu’en réinscrivant le graffiti de sa propre humanité dans le mur sale d’une violence insensée que le coupable peut survivre et demander pardon en même temps que la justice, s’il est vrai que la culpabilité est un fardeau trop lourd déchargé sur lui par une société qui ne tient pas la foi avec ses propres promesses, ses projets, ses ambitions, dans laquelle les idéaux sont rétrécis à des slogans, la légalité devient une pellicule de protection de l’indifférence et de l’hypocrisie. Des enfants placés dans le centre d’accueil financé par l’État, on a découvert par la suite qu’ils étaient soumis à diverses formes d’intimidation et de sévices (notamment sexuels), totalement à leur merci, gouvernés uniquement par un ensemble de calendriers et de procédures, dissous dans l’anonymat d’un service administratif qui réduit l’enfance à une donnée bureaucratique.
Dans le moignon de béton du « Pão de Açúcar », dans cette eau boueuse et infectée dans laquelle pourrissent les fondements de ce qui a été entrepris mais jamais accompli, les marginaux — la transsexuelle sans abri, les enfants sans famille — se rencontrent et consomment le rite sacrificiel de l’expiation par procuration, nécessaire au maintien du lien social. Gisberta est sacrifié pour garantir l’unité de la meute, la seule forme de socialité accordée aux fils de personne d’une enfance déniée. La société qui expulse ses membres non conformes et donc inutilisables — en tant que force de travail, en tant que force de reproduction, en tant que force de formation — se clone dans une myriade de sociétés parallèles dans lesquelles la seule loi est précisément celle de la force, érigée en critère discriminant d’appartenance, manifestée dans son essence brutalement animale de pulsion de survie, désymbolisée en vecteur de mort.
La littérature doit ralentir la perception, a déclaré le grand critique russe Viktor Chklovski, questionner l’automatisme de nos dispositifs réceptifs, modulés sur la performance maximale, conçue comme plein respect des normes de l’expérience cognitive socialement établies. Dans ce modèle, la clé de l’efficacité réside dans la rapidité de réaction et d’application des règles apprises. La perception — sensorielle, phénoménale et herméneutique — de la réalité devient un dispositif technique, d’autant plus puissant qu’il est rapide, car le but de cette procédure automatisée est de reconnaître et non de découvrir, de confirmer et non de problématiser. Ce n’est qu’en renversant ce modèle, en ralentissant la perception afin de mettre en évidence l’artificialité des schémas de signification qui lui sont culturellement associés, que la capacité d’altérité cognitive intrinsèque à la découverte du non-perçu, de la nouveauté latente dans la diversité neutralisée par la généralisation, est remise en mouvement. Ralentir devient la clé pour comprendre qu’il y a quelque chose de non vu et de non compris dans notre expérience de la réalité, dont le déchiffrement nécessite du temps et de la passivité, les deux composantes essentielles de l’expérience esthétique. Pour cette raison, la littérature est un grand operateur (anti-technique) de ralentissement, un dispositif pour bloquer, ou du moins perturber la vitesse de conversion des données en codes préétablis, en soulignant son inadéquation, en laissant au réel le temps d’imposer son irréductibilité aux connaissances que nous possédons, en stimulant l’effort de compréhension, d’enquêter sur la dissonance.
L’aliénation produite par le ralentissement en tant que clé de la compréhension et de l’innovation cognitive est le grand royaume de la littérature, un discours qui fait de la marginalité et de la fictionnalité de son propre univers le moyen de détecter et de mettre en évidence la partialité et l’artificialité de l’univers culturel du savoir socialement reconnu (de l’acceptabilité des codes épistémiques, éthiques et symboliques). C’est pourquoi la littérature est le grand télescope qui nous aide à récupérer la portion de réel caché par la routine du socialement et scientifiquement correct, qui nous éveille à l’effort de compréhension — engagement qui ne peut être réduit à aucun savoir —, et au plus profond de la complexité humaine. La vraie littérature n’explique pas, ne juge pas, ne définit pas. Elle nous invite à nous arrêter et à regarder, à trouver le sens là où nous ne le trouvons pas. Elle nous oblige à sonder les eaux polluées cachées sous les promesses naufragées de notre société pour en racheter un pauvre corps torturé et l’innocence qui s’est noyée avec lui. Ni à l’un ni à l’autre la littérature ne redonnera la vie, mais en les déposant aux pieds de notre piété et de notre responsabilité, elle leur restitue la dignité de l’humain, qui leur a été déniée par la violence d’une société construite sur la force qui expulse les petits, les faibles, les malades, les étrangers comme des rebuts inutiles.