Le parti Ennahda, présenté comme grand gagnant des législatives du 6 octobre 2019 – avec 52 sièges (109 sont nécessaires pour avoir la majorité) représente moins de 5 % du corps électoral réel et a perdu près des deux tiers de ses voix depuis les premières élections libres d’octobre 2011. Son ancien concurrent Nidaa Tunes s’est effondré et la gauche est en miettes. L’Assemblée des représentants du peuple est plus fragmentée que jamais. Le second tour des élections présidentielles avait ensuite donné la victoire à Kaïs Saïed, un assistant de droit constitutionnel à la retraite de 62 ans qui n’avait jusqu’à présent exercé aucune fonction politique. Sans parti ni député mais avec intégrité il a réussi l’exploit de réunir les voix de plus de 90 % des jeunes, et de 72 % des électeurs qui ont mis un bulletin dans l’urne. Son opposant, Nabil Karoui, qui a pâti de passer la plus grande partie de la campagne en prison, à la suite de présomptions de blanchiment d’argent, dispose au sein du Parlement d’un parti, Qalb Tunes qui se classe derrière Ennahda avec 38 sièges.

Les élections législatives sont à listes et à un seul tour. Les sièges des circonscriptions (souvent entre 5 et 10) sont répartis au prorata des voix entre les gros scores, puis le reste des sièges (souvent plus de la moitié), est attribué aux petits scores, soit l’exact opposé d’un scrutin majoritaire. La constitution élaborée en 2014 était sans doute vouée à l’échec et le simple fait que de nombreux électeurs de Kaïs Saïed aient déserté le second tour des législatives suggère un premier malentendu, que le président peut tout changer depuis le palais de Carthage. Cependant, en dehors de la diplomatie et de la défense, le chef de l’État n’a aucune responsabilité ni pouvoir en matière économique et politique. Toutefois, il va bien falloir constituer un gouvernement. Si celui-ci est le fruit d’un accord entre le patron islamiste, Rachid Ghannouchi, et Qalb Tunes, on s’achemine vers les mêmes compromis boiteux sinon sordides qui ont caractérisé le mariage de raison entre Nidaa Tunes et Ennahda pendant les quatre ans et demi de présidence de feu Beji Caid Essebsi. Le soutien apporté `par les députés de Qalb Tunes à l’élection de Mr Ghannouchi a la présidence de la chambre des représentants contredit l’engagement mille fois répété de Mr Karoui de ne pas collaborer avec son ennemi juré. Mr Ghannouchi a rapidement mis en avant le nom de Mr Habib Jomri, un « indépendant » mais qui a longtemps été encarté à Ennahda, comme futur premier ministre. Mr Jomri ressemble un peu à un lapin qu’on tire du chapeau. Personnage « incolore, inodore et sans saveur politique » selon un observateur avisé de la scène politique tunisienne qui a d’ailleurs accorder sa première interview télévisée à la chaine qatarie Al Jazeera, basée au Qatar sans que cela n’ait véritablement surpris les tunisiens.

Ennahda estime avoir remporté les élections législatives et semble tenté de contrôler l’appareil gouvernemental tout en distribuant des prébendes à ses partisans pour faire taire les dissidents. C’est un système bien rodé pour ses bénéficiaires mais qui risque d’encourager une démobilisation accélérée de la fonction publique dont le moral est déjà au plus bas. Nidaa Tunis a abusé de ce type de démagogie sous la férule du fils du président défunt, Hafedh Caid Essebsi qui est en fuite en France, tant il craint de se retrouver dans les mailles de la justice. L’heure n’est pas, semble-t-il, à des mesures économiques hardies.

Les partis, grands et petits, se partagent un gâteau économique qui croît très faiblement depuis 2011, ils ont été incapables de présenter un plan de redressement économique, ce qui explique la boutade de l’économiste tunisien Hachemi Alaya qui intitule son bulletin Ecoweekdu 4 novembre « La Tunisie n’en a pas fini avec la politique du chien crevé au fil de l’eau ». Le risque, pourtant, est que le chien se noie. De nombreux Tunisiens voient leur niveau de vie baisser : 40 % survivent avec un revenu mensuel de 500 dinars, 35 % avec 500-1000 dinars, 10 % avec 1000-1500 dinars, 5 % avec 1500-2500 dinars et 3 % avec plus de 2500 dinars. Or vivre en Tunisie aujourd’hui avec 15 ou 25 dinars par jour comme y est contrainte une majorité de la population est tout simplement impossible. Ces chiffres viennent de la Banque Mondiale mais il importe de noter que Gilbert Achcar a apporté la preuve que celle-ci sous-estime depuis des décennies le taux de pauvreté dans les pays arabes1.

Quel que soit le gouvernement que se donnera la Tunisie dans les semaines à venir, qu’il soit technocratique ou politique, il se heurtera à quelques faits économiques, financiers, sociaux et régionaux tenaces. Ni l’incantatoire religieux, ni les promesses mirobolantes auxquelles l’homme de la rue ne croit plus depuis longtemps, ni la distribution de pâtes aux pauvres, ni un endettement croissant qui garantit des augmentations de salaires aux fonctionnaires mais n’est jamais orienté vers l’investissement public qui s’effondre, ni des conférences pour faire miroiter les avantages, pour les étrangers, d’investir en Tunisie, ni le jeu du chat et de la souris avec le FMI, ni même un président qui formule une forme d’utopisme de la démocratie directe, mais qui est très loin d’un quelconque néo-khadafisme softcomme se plaisent à le proclamer ses adversaires, ne pourront longtemps cacher une réalité bien simple : financièrement, le roi est nu.

Perspectives

  • Il est normal que le peuple tunisien accorde un préjugé favorable à Kaïs Saïed mais celui-ci est inexpérimenté et, s’il a pu faire rêver ses électeurs, la vérité oblige à dire que la politique économique et sociale lui échappe. Si Ennahda réussit à se rendre indispensable au bon fonctionnement du système dans lequel il trouve son avantage, le « système » pourra gagner du temps, mais pour combien de mois ? Il y a des limites à la redistribution quand il n’y a plus de richesses supplémentaires à redistribuer.
Sources
  1. Gilbert Achcar,Le Peuple Veut, Editions Sindbad, Actes Sud 2013