Capital et idéologie
Notre recension du dernier ouvrage de Thomas Piketty.
L’immense succès du Capital au XXIe siècle, son précédent livre de recherche (Seuil, 2013), a permis à Thomas Piketty de rassembler autour de lui une équipe de chercheurs qui ont appliqué ses méthodes à de nouvelles zones, la Chine, l’Inde, le Moyen Orient, l’Afrique du Sud, la Russie. Le Capital au XXIe siècle traçait quelques courbes qui ont fait le tour du monde, comme la part du centile supérieur dans le revenu national aux Etats-Unis, en France et au Royaume-Uni. L’auteur et ses associés sont maintenant en mesure de tracer les mêmes courbes pour un ensemble de pays et d’époques bien plus large, ouvrant l’horizon d’une encyclopédie universelle de la distribution, permettant de rendre commensurables les situations historiques par l’emploi des mêmes indicateurs.
Une nouvelle histoire raisonnée
Son nouvel ouvrage, Capital et idéologie, peut être abordé comme la compilation de ces nouvelles découvertes, dans un langage clair et accessible. Sa lecture sera alors un vaste voyage dans les contrées de l’histoire économique et sociale, passant aussi bien par des points incontournables, de la Révolution française à la chute de l’Union soviétique, que par des épisodes négligés, comme l’abolition de l’esclavage au Brésil ou les réformes agraires au Kerala. Le lecteur le plus curieux pourra également être happé par les références qui le renvoient à la fine fleur des sciences humaines modernes, ici encore dans leur versant classique (Saïd, Polanyi, Arendt) comme plus érudit, des hypothèses originales sur la fin du servage aux archives exhumées sur le sort des colporteurs moscovites sous la Révolution. Le spécialiste de chaque période ou de chaque problème y trouvera peut-être à redire mais il aura sans doute aussi grand plaisir à se laisser surprendre dans les parties qui lui sont moins familières.
Tout cela est dans le livre et fait sa richesse. Mais il est plus qu’une anthologie. Le modèle n’est pas celui de la simple accumulation de faits, mais « l’histoire raisonnée », dans la lignée de Smith, Marx, Weber ou Hayek. Elle consiste à regrouper l’infinie diversité des situations sociales en quelques grandes formes relativement stables ou récurrentes, qui combinent les données économiques, sociales et politiques, puis à montrer leur déploiement, leur succession et les raisons du passage de l’une à l’autre. Le livre appartient par là une série de travaux monumentaux de cette nature écrits ces dernières années par d’éminents chercheurs en sciences sociales, qui en tirent des conclusions politiques différentes. Citons la Dette de David Graeber, point de vue anarchiste fondé sur l’étude de la monnaie et du crédit, ou bien Prospérité, puissance et pauvreté d’Acemoglu et Robinson, point de vue libéral fondé sur le droit et les institutions 1. Thomas Piketty vient se placer entre les deux : politiquement social-démocrate, conceptuellement fondé sur les inégalités.
L’auteur appelle ces formes qui se succèdent des « régimes inégalitaires » et il en dénombre cinq. Le premier est le régime ternaire, où la population est séparée entre les travailleurs et deux classes dominantes, clergé et guerriers. Le second est le régime propriétaire, c’est-à-dire le règne de la propriété privée et du libre contrat, le pouvoir collectif étant restreint au domaine régalien. Celui-ci a tendance à exercer son pouvoir sur les autres sociétés, sous des formes spécifiques : le régime esclavagiste des plantations, et le régime colonial imposé à une bonne partie du monde. L’éventail des possibilités est complété par les sociétés communistes du XXe siècle, et surtout par le régime social-démocrate, société marchande mais capable de domestiquer la propriété. L’auteur ne cache pas que c’est la société qu’il appelle de ses vœux, tout en reconnaissant des limites à ses occurrences passées.
La succession des régimes inégalitaires
Étant donné cette typologie, comment se présente alors l’histoire occidentale selon Thomas Piketty 2 ? Le régime ternaire est relativement stable grâce au partage du pouvoir entre les seigneurs et l’Église, institution non dynastique qui permet d’empêcher la clientélisation complète de la puissance. Mais il trouve sa fin avec l’instauration de la propriété privée à la fin du XVIIIe siècle, que celle-ci soit le résultat d’une stratégie d’adaptation des anciennes élites comme au Royaume-Uni ou en Suède, ou d’une Révolution violente comme en France. S’ouvre alors la période des régimes propriétaires, dont l’acte inaugural consiste donc à traduire dans le nouveau langage du droit privé les anciens privilèges nobiliaires : l’égalité proclamée est une égalité de droits, qui implique de considérer chacun comme un sujet abstrait, mais non de rééquilibrer les rapports de puissance effectifs. Ce régime est caractérisé par une extrême concentration des patrimoines et par un refus net d’y porter atteinte, y compris par l’impôt progressif.
Si le nouveau droit n’a souvent été que la formalisation de rapports de force existants dans les pays où il est apparu, ses aspects les plus violents se manifestent pourtant ailleurs, dans la relation de l’Occident à d’autres populations ou d’autres pays. Ainsi, l’esclavage est formellement compatible avec un tel régime : tant que les critères de distinction sont nets entre l’homme libre et les esclaves, le droit peut considérer ceux-ci comme de simples marchandises. Dès lors, il est logique, lors des abolitions successives, dans les colonies britanniques et françaises, d’indemniser les propriétaires d’esclaves, pour que la transformation sociale laisse leur richesse intacte. L’abolition est ainsi équivalente à un rachat des esclaves par l’État, ce qui lui donne le droit de les affranchir. De même, la valeur des titres de dette souveraine étrangère doit être garantie, même si cela implique des entreprises impérialistes comme en Chine, en Égypte ou envers l’Empire ottoman.
A partir de la Première guerre mondiale, dans les pays riches, ce régime est à son tour progressivement remplacé par le régime social-démocrate, où la propriété privée est tempérée par une combinaison de mesures – impôt progressif, expropriation sans compensation, redistribution, inflation – ce qui permet une baisse inédite de la concentration du patrimoine, ainsi que le développement de services publics de masse, notamment éducatifs. Depuis les années 1980 néanmoins, on observe une remise en cause de ce régime, et les pays riches semblent engagés, à des degrés divers, dans une transition progressive vers un nouveau régime propriétaire : la part des services publics dans la production nationale reste élevée par rapport aux moyennes historiques, mais l’encadrement fiscal et juridique du patrimoine s’est affaibli, permettant le retour à une concentration plus élevée. C’est aussi l’occasion d’observer comment le régime propriétaire fait face à des enjeux nouveaux, par exemple avec la taxe carbone, qui applique aux émissions de CO2 l’idée d’impôt uniforme (flat tax), corrélat nécessaire de l’égalité simplement formelle des sujets de droit – chaque unité de valeur est alors taxée également, indépendamment de l’individu qui la détient, alors même que les émissions de CO2 sont très inégalement réparties entre les individus à l’échelle de la planète et dans chaque pays.
Le choix des inégalités comme indicateur clef pour scander les étapes de cette histoire sociale de longue durée est bien sûr discutable. Les inégalités sont une construction statistique et ne sont pas éprouvées comme telles par les personnes concernées. De plus, les inégalités de revenu et de patrimoine projettent sur un même plan, monétaire, un ensemble de rapports sociaux conditionnant l’accès à certaines positions dans la société – autant le concept est pertinent dans une société marchande et monétaire, autant il paraît insuffisant, comme l’auteur le reconnaît lui-même, pour saisir des rapports sociaux comme les privilèges aristocratiques, l’esclavage moderne, la ségrégation coloniale ou encore la bureaucratie socialiste. En somme, la simple comparaison de quantités individuelles (revenu, patrimoine et taux d’imposition) gommerait les rapports qu’entretiennent entre eux ces individus, rapports qui ne peuvent eux-mêmes se comprendre que par référence à des entités collectives, ordres, classes ou statuts 3.
Pourtant, au moins si l’on se restreint à l’Occident depuis le XIXe siècle, la mesure de la concentration du patrimoine nous paraît un indicateur particulièrement convaincant de l’évolution des rapports sociaux, permettant de faire de l’ordre à l’aide d’une variable homogène dans la multiplicité des expériences et des contextes. Elle permet de montrer l’importance quantitative des grandes césures proposées par Piketty entre régime propriétaire, sociale-démocratie et nouveau régime propriétaire, et leur synchronisation internationale. Les mêmes césures marquent en effet l’histoire du droit du travail – l’ère sociale-démocrate est aussi celle de la puissance du syndicalisme et de la limitation du temps de travail 4 – ou encore de la régulation financière – Glass Steagall Act adopté en 1933, affaibli à partir des années 1970 et abrogé en 1999. Il est alors pertinent pour l’historien, nous semble-t-il, de recourir aux inégalités de patrimoine non comme réalité ultime de la société, mais comme opérateur d’unification et d’homogénéisation de la multiplicité des sociétés marchandes.
Théorie de la révolution
Maintenant que les grands actes ont été exposés, tâchons de comprendre ce qui est à la racine de cette succession. Après le problème de la périodisation, visant à dégager de la multitude des données de grands faits stylisés, celui de l’explication, visant à désigner les causes du changement social. Le passage d’un régime inégalitaire à un autre implique des changements sociaux d’une telle profondeur qu’il peut être légitime de parler ici d’une théorie des révolutions.
Thomas Piketty n’esquive pas cette question, il y revient au contraire à de multiples reprises. Pourtant, je voudrais montrer qu’il n’y apporte pas une réponse univoque, mais plutôt un couple de réponses qui s’opposent l’une à l’autre 5. Si l’on s’en tient aux réponses explicites à la question, le rôle déterminant est attribué à l’idéologie. Ainsi l’introduction déclare-t-elle :
« [Les objets économiques] sont des constructions sociales et historiques qui dépendent entièrement du système légal, fiscal, éducatif et politique que l’on choisit de mettre en place et des catégories que l’on se donne. Ces choix renvoient avant tout aux représentations que chaque société se fait de la justice sociale et de l’économie juste, et des rapports de force politico-idéologiques entre les différents groupes et discours en présence. Le point important est que ces rapports de force ne sont pas seulement matériels : ils sont aussi et surtout intellectuels et idéologiques. » (p. 20)
En somme, les rapports de force entre des groupes aux intérêts différents existent, mais jouent un rôle second derrière celui des représentations de la société prise comme tout, d’un « on » qui « choisit » un régime inégalitaire plutôt qu’un autre. Plus précisément, l’auteur considère que ce choix collectif débouchant sur un changement social a lieu de manière privilégiée lorsqu’une forme sociale traverse une crise qui menace ses fondements. C’est ce qu’il appelle « la rencontre d’évolutions intellectuelles et de logiques événementielles » (p. 48, mais des formules analogues traversent tout l’ouvrage).
Qu’est-ce qui détermine ces idéologies nouvelles, qui croissent dans l’ombre de l’ancien régime en attendant la crise qui leur donnera l’occasion de mettre en œuvre leur programme ? Piketty semble se prononcer en faveur d’une approche expérimentale. La société pourrait alors être considérée comme un individu expérimentant des institutions, et les révisant, à chaque crise, selon qu’elles ont ou non tenu leurs promesses. D’où l’importance accordée à la transparence des données sur la distribution : c’est en consultant de telles données que la société peut savoir si les institutions en place remplissent ou non leur fonction 6. Cela implique notamment qu’à chaque crise, ce n’est pas le cours passé de l’histoire sociale qui détermine le destin de la société étudiée, mais bien sa propre décision, orientée par son sens de la justice. L’auteur insiste ainsi sans cesse sur la possibilité de « bifurcations » de grande ampleur 7. La révolution est donc pour lui faite de trois étapes : expérimentation, crise et choix, bifurcation.
Mais les faits mêmes qu’il expose semblent parfois tenir un autre discours, à savoir l’importance décisive, dans les tous les changements significatifs du régime inégalitaire, du rapport de force entre les groupes sociaux en présence. Reprenons chacune des grandes césures que nous avons évoquées. La révolution de la propriété privée est le fait d’intenses luttes révolutionnaires en France, opposées à la résistance de la noblesse et du clergé. En Angleterre et en Suède, la transition est pilotée par les classes possédantes, dans leur propre intérêt (chapitre 5) – et il est possible que cette voie pacifique n’ait été rendue possible que du fait de l’expropriation préalable, par la force, de l’Église catholique lors de la Réforme (p. 196). Il en va de même de l’abolition de l’esclavage : l’ouvrage rappelle le rôle décisif des révoltes d’esclaves en Jamaïque (p. 259), à Saint-Domingue (p. 262), et au Brésil (p. 296), ainsi que le cas de l’« abolition par la guerre » aux Etats-Unis (p. 275 sq).
On peut tirer les mêmes conclusions de la mise en place des premières mesures sociales-démocrates. L’ouvrage insiste sur l’importance de la crise constitutionnelle britannique de 1911 autour de l’effort des libéraux pour mettre en place un impôt progressif sur le revenu, les successions et le foncier (p. 219 sq). Mais cette crise elle-même ne peut se comprendre que dans le contexte du Great labour unrest, puissante vague ouvrière radicale se manifestant par de nombreuses grèves violemment réprimées. Dans le cas suédois, l’auteur donne lui-même le premier rôle à l’« exceptionnelle mobilisation populaire » du mouvement ouvrier, et dans le cas français, à la « peur de la révolution » communiste de la part des élites, au lendemain de la Première comme de la Seconde guerre mondiale, alors que la révolution bolchévique est dans tous les esprits (p. 545-546).
Dans ces derniers cas, on voit bien que l’importance des luttes ne doit pas masquer celle des idéologies. En effet, l’émergence du socialisme, dans toute sa diversité, comme horizon, méthode d’analyse et comme vision du monde a été un facteur décisif dans la mobilisation des classes populaires en Occident au début du XXe siècle. Les faits que nous avons cités n’impliquent donc pas qu’une théorie des révolutions doive se passer des idéologies, mais que lors des crises, ce sont plusieurs idéologies qui s’affrontent, façonnées par les intérêts de plusieurs groupes en lutte pour le pouvoir et les richesses, leur interaction étant irréductible à la délibération d’un « on ». Piketty le montre d’ailleurs brillamment dans son analyse de l’Union européenne : l’Ouest et l’Est, le Nord et le Sud connaissent tous les faits sur les flux monétaires (profits, transferts, intérêts) dans l’Union, mais ils les interprètent différemment 8.
La multiplicité des idéologies en lutte doit alors changer notre appréciation de la dynamique de leur développement. Le modèle de l’expérimentation trouve ses limites dans la pluralité des catégories employées pour en interpréter les résultats. L’histoire même que raconte ce livre regorge de face-à-faces opaques et persistants entre de telles grilles de lecture antagonistes portées par des groupes sociaux différents. Il ne s’agit pas de prétendre que de tels conflits sont, de droit, insolubles ; mais l’histoire montre qu’ils l’ont souvent été en pratique pour la masse des individus concernés.
Altercations et bifurcations
L’issue d’une crise dépend alors autant du contenu de chacune des idéologies en présence, éventuellement précisé au fil de nombreux débats, que du rapport entre les forces sociales des différents groupes qui portent ces idéologies. C’est une des raisons qui sème le doute sur la possibilité inlassablement évoquée de bifurcations historiques. La première occasion qu’évoque l’auteur est celle de la Révolution française, après avoir montré qu’elle a instauré un régime propriétaire : « on peut bien sûr penser qu’il aurait pu en aller autrement » (p. 139), « il aurait sans doute pu en aller différemment » (p. 142), « il n’est pas difficile d’imaginer des trajectoires événementielles qui auraient conduit à ce que l’abolition des ‘privilèges’ prenne un tour nettement plus égalitaire » (p. 146). A l’appui de cette considération, il cite la proposition d’impôt progressif sur le revenu de Pierre-Louis-Joseph Graslin, receveur des impôts et urbaniste nantais, publiée plus de vingt ans avant la Révolution 9. Cela prouve que « les idées étaient prêtes », mais « elles n’eurent pas le temps d’être expérimentées concrètement », car « les événements dictèrent leur loi aux législateurs révolutionnaires et aux nouveaux pouvoirs » (p. 143).
L’argument est surprenant. Pourquoi se pencher sur une brochure peu connue, plutôt que sur les forces sociales mobilisées au cours de la Révolution pour l’égalité réelle, et notamment les Enragés menés par Marie Joseph Chalier et Jacques Roux, prêts à l’insurrection et à l’émeute ? Ce sont bien ces forces qui ont pu conquérir certaines entorses à l’ordre propriétaire en 1793, comme l’abolition des lods sans compensation (p. 138) ou le contrôle des prix du grain (loi du maximum), dans un contexte entièrement déterminé par « la loi des événements », à savoir la nécessité de faire des concessions aux classes populaires qui défendaient la Révolution dans une double guerre, civile et extérieure. En somme, les écarts à l’ordre propriétaire ont été le fait de la guerre, et se sont terminés avec elle, et il faudrait au moins apporter d’autres éléments historiques au dossier pour prouver qu’une possibilité objective alternative était ouverte. La même leçon pourrait d’ailleurs être appliquée à la guerre de Sécession : l’alliance entre les Nordistes et les esclaves du Sud était de circonstance, et il paraît audacieux d’affirmer qu’« il n’est pas difficile d’imaginer une série d’enchaînements événementiels et d’actions individuelles » qui auraient permis la déségrégation dès la fin de la guerre.
Les faits que présente le livre permettent d’opposer une seconde critique au modèle expérimentation-crise-bifurcation. Nous l’avons vu, les tendances les plus profondes de la répartition du patrimoine, celles que Piketty a retenues pour construire sa périodisation, sont les mêmes dans tous les pays occidentaux. C’est d’ailleurs une des choses les plus frappantes dans l’histoire qu’il nous raconte : la similarité et la synchronicité de la succession des régimes inégalitaires malgré l’idiosyncrasie radicale des histoires politiques. Ainsi l’émergence du régime propriétaire présente une remarquable uniformité économique en Occident, malgré la forme politique si particulière et spectaculaire qu’elle prend en France, et il en va de même, bien qu’à un moindre degré, du tournant néolibéral des années 1980. Dès lors, il est intéressant d’apprendre que l’ascension politique de Ronald Reagan a commencé par sa lutte contre un impôt foncier californien mal conçu ; et il est concevable qu’un programme doté d’une alternative fiscale à la fois progressive et cohérente aurait permis à son adversaire démocrate de gagner l’État, ce qui aurait constitué un « point de bifurcation » (p. 965). Mais on peut douter que cette contingence locale aurait changé à long terme le cours de l’histoire américaine, quand on voit que la crise de la sociale-démocratie et le renforcement du capital (en valeur et en pouvoir), se sont produits de nombreuses manières différentes, mais selon une tendance de fond sensiblement identique, dans tous les pays riches, et se poursuivant sur plusieurs décennies.
Cette ambiguïté dans l’histoire longue pourrait faire craindre un certain utopisme quand on approche du présent. Par exemple il était difficile de ne pas apercevoir, derrière Chaslin, Lacoste et Condorcet, ces administrateurs qui défendaient des réformes fiscales restées lettres mortes, la figure de l’auteur lui-même, dont les propositions chiffrées sont présentées dans le même format que celles de ses prédécesseurs.
De fait, l’intervention la plus construite de Thomas Piketty dans le débat politique contemporain a pris la forme de sa contribution à un programme constitutionnel dont la société européenne pourrait se saisir lors de sa prochaine crise 10. L’auteur refuse la perspective stratégique, qui consisterait à penser comment un groupe social déterminé pourrait lui-même faire advenir la crise selon les modalités les plus avantageuses 11.
Construire le clivage
Mais la quatrième partie, qui s’attaque aux questions politiques de notre époque, avance en réalité un ensemble de concepts nouveaux qui peuvent précisément nous éclairer sur le rapport entre idéologie et rapport de forces, entre déterminisme historique et possibilité de bifurcation.
En effet, l’auteur y accepte d’emblée que dans une démocratie électorale, les institutions mises en place sont le produit d’une lutte (électorale) entre différents groupes. La question centrale qui le préoccupe est alors celle des coalitions. La pensée stratégique qui manquait aux premières parties se manifeste alors : une idéologie ne vise pas au consensus, mais à imposer un certain clivage contre d’autres (propriétaires contre non propriétaires, riches contre pauvres, autochtones contre immigrés). Il s’agit bien de réunir, non pas toute la communauté dans une délibération pacifique, mais un ensemble de fractions de classe dans une lutte commune. Non seulement élaborer par une délibération transparente une théorie consensuelle de la justice, mais proposer un programme d’union des forces populaires : par exemple, inclure les indépendants modestes dans un programme progressiste, si cela permet d’étendre sa base sociale au-delà des seuls salariés (p. 891 sq).
De même que, pour dresser un tableau homogène et cohérent des formations sociales, l’auteur les rabat sur une seule dimension, l’inégalité monétaire, de même pour unifier son propos sur les coalitions sociales, il recourt aux données disponibles, à savoir les enquêtes électorales, qui permettent de dresser un tableau précis de l’électorat de tel ou tel parti par revenu, patrimoine, diplôme ou opinions politiques. Ce choix peut être considéré comme réducteur, de même que le précédent : les rapports politiques entre groupes sociaux ne se réduisent pas aux élections nationales périodiques, mais aussi à de nombreuses autres formes de mobilisation, par les lobbies ou les syndicats patronaux du côté des plus riches, par les grèves, les manifestations voire les émeutes du côté des plus démunis. De nouveau, nous semble-t-il, il faut avoir la bonne interprétation de ces données : elles permettent de saisir en un indicateur unique le symptôme des tendances d’ensemble de ces mobilisations, indicateur toujours discutable, mais convaincant lorsqu’il exhibe des tendances lourdes et transnationales, comme c’est le cas ici. En somme, de même que la concentration du patrimoine peut être prise pour un point de repère utile et le plus souvent fiable pour les rapports de classe dans leur sens plus complet, de même le vote et les regroupements partisans peuvent être pris pour symptôme de la construction d’une classe comme alliance de groupes sociaux.
Si l’on entend en ce sens large les coalitions sociales dont il est question, on peut alors projeter ces catégories dans le passé pour éclairer les révolutions que nous avons évoquées, d’un jour nouveau et peut-être plus convaincant que le modèle expérimentation-crise-bifurcation. En 1789, la révolution est le fait de l’alliance des bourgeois aspirant au développement de leurs affaires et des paysans opprimés par la corvée et la dîme ; lors de la guerre de Sécession, de l’alliance des industriels du Nord et des esclaves du Sud ; lors de la Révolution russe en 1917, de l’alliance des travailleurs urbains et des paysans, grâce à la réforme agraire.
Mais l’auteur préfère appliquer ce concept à l’histoire politique récente de l’Occident (ainsi que de l’Inde et du Brésil). On voit alors que la structure politique sous-jacente au régime social-démocrate était un clivage partisan suivant des lignes de classes. Mais les coalitions populaires ont été démembrées lorsque les partis sociaux-démocrates ont renoncé à poursuivre des politiques égalitaires. En Europe, cet abandon de l’horizon égalitaire est intimement lié à la construction communautaire : la libre circulation des capitaux favorise la mise en concurrence des Etats, alors que la règle de l’unanimité en matière fiscale empêche toute coordination sérieuse de l’impôt et donne toute latitude aux paradis fiscaux que sont l’Irlande et le Luxembourg (p. 925 sq, p. 987 sq, p. 1016). Cette construction a été soutenue par les sociaux-démocrates, alors même que les données à notre disposition montrent l’hostilité des classes populaires à son égard, au moins en France et au Royaume-Uni.
Cet abandon des classes populaires a eu pour conséquence leur retrait partiel du processus électoral, mais aussi, pour leur partie blanche et chrétienne, le report vers des coalitions « sociales-nativistes » les unissant à la bourgeoisie nationale. De nombreuses variantes de cette coalition existent. Aux États-Unis, la politique fiscale de Trump favorise clairement les milliardaires (p. 1022 sq), et il est donc possible de dire que les travailleurs déclassés qui lui ont accordé leur voix ont été victimes d’un marché de dupes. Mais en Europe, de réelles mesures sociales ont été prises par les coalitions nationalistes : généreuses allocations familiales en Hongrie et en Pologne (p. 1008), accompagnées d’une hausse des retraites et du salaire minimum dans ce dernier cas, et revenu de base en Italie sous le gouvernement Lega-M5S. Le chercheur impartial devrait alors reconnaître à contrecœur que ces coalitions sociale-nativistes pourraient représenter une option viable du strict point de vue de l’intérêt des classes populaires blanches, comme l’avait été le Parti populiste des États-Unis à la fin du XIXe siècle.
Piketty pointe cependant plusieurs de leurs faiblesses. Les mesures redistributives promises et pratiquées par les sociaux-nativistes consistent surtout dans des transferts directs, peut-être parce qu’il s’agit de la mesure la plus populaire à court terme. Mais cela ne peut résoudre ce que l’ouvrage considère comme la contradiction principale de l’ordre propriétaire, à savoir son incapacité à lever les fonds suffisants pour maintenir des services publics de masse, notamment dans l’enseignement supérieur. En effet, l’auteur suggère une théorie de la croissance fondée sur un rattrapage constant du niveau d’éducation des masses par rapport aux technologies employées dans la production 12. Si les plus fortunés refusent de contribuer à un tel système par l’impôt, la prospérité de l’ensemble de la société est menacée.
Une seconde limite, liée à la première, des coalitions sociales-nativistes, est qu’en tenant un discours mythique d’unité du corps national menacé par l’étranger, elles s’empêchent de s’en prendre à leurs membres les plus fortunés pour financer les mesures favorables aux plus démunis 13. Dès lors, ces dernières doivent peser soit sur les classes moyennes, soit sur la dette nationale – d’autant plus si elles veulent financer de véritables services publics. La seule option économiquement viable pour un programme social est alors de cibler les plus riches, par un impôt sur le patrimoine.
Pour le dire en d’autres termes, toute coalition désigne des amis et des ennemis. Ce que nos valeurs réprouvent, c’est l’exclusion du cercle des amis des minorités ethniques, religieuses et sexuelles ; mais pour espérer vaincre ces coalitions, il faut leur reprocher le mauvais choix de leurs ennemis, c’est-à-dire leur incapacité à dompter le capital. L’enjeu politique est alors le suivant : lancer une nouvelle révolution sociale-démocrate, en promouvant, dans le champ politique, contre les clivages identitaires, le clivage de classes.
Sources
- David Graeber, Dette. Cinq mille ans d’histoire, Les liens qui libèrent, 2013 [2011] ; Daron Acemoglu et James Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté. Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, Markus Haller, 2015 [Why nations fail, 2012]. Ces derniers viennent de sortir un nouveau livre, The narrow corridor. States, societies and the fate of liberty, Penguin Random House, 2019.
- Un des grands apports du livre par rapport au précédent, comme on l’a dit, est la place qu’il accorde aux sociétés extra-européennes et à la domination dont elles ont été victimes. Cependant, afin de dégager sous sa forme la plus élémentaire la trame qui structure l’ouvrage, nous ne les évoquerons que lorsqu’elles interviennent directement dans l’histoire des régimes occidentaux.
- Cette critique a été formulée d’un point de vue marxiste par Frédéric Lordon, « Avec Thomas Piketty, pas de danger pour le capital au XXIe siècle », Le Monde diplomatique, avril 2015 – https://www.monde-diplomatique.fr/2015/04/LORDON/52847 ; et par Daniel Zamora, « Should we care about inequality ? », Jacobin, 11 janv. 2018 – https://jacobinmag.com/2018/11/inequality-capitalism-markets-marx-political-economy . Voir aussi Pedro Ramos Pinto, « The Inequality Debate : Why now ? Why like this ? », revue Items, 20 sept. 2016 – https://items.ssrc.org/what-is-inequality/the-inequality-debate-why-now-why-like-this/.
- L’auteur défend d’ailleurs outre des mesures de correction des inégalités, de donner plus de pouvoir aux travailleurs dans l’entreprise, en imitant et en approfondissant le modèle allemand de cogestion, et reproche aux sociales-démocraties française et britannique de ne pas s’être engagées dans cette voie (p. 578-599).
- Cette ambiguité a également été remarquée par Joseph Confavreux, Fabien Escalona et Romaric Godin dans leur recension pour Mediapart – https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110919/capital-et-ideologie-de-thomas-piketty-la-propriete-c-est-le-mal.
- Notamment dans les sections « La mesure des inégalités et la question de la transparence démocratique » et « Du manque de transparence fiscale des États », p. 764-771.
- Il se fonde pour cela sur le livre de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2016. Pour une critique historiographique antérieure de l’approche contrefactuelle, voir par exemple Richard J. Evans, Altered Pasts. Counterfactuals in History, Little Brown, 2014.
- Dans la section « De la ‘naturalisation’ des forces de marché en Union européenne », p. 745 sq. Il avait déjà exposé cette analyse lors de sa conférence « De l’inégalité en Europe » en avril 2018 à l’ENS, publiée dans Une certaine idée de l’Europe, Flammarion, coll. « Champs actuel », 2019.
- Piketty cite également les plans de Lacoste et Condorcet, proposés au cours de la Révolution, mais également restés lettre morte.
- S. Hennette, T. Piketty, G. Sacriste, A. Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Seuil, 2017, suivi de M. Bouju, L. Chancel, A.L. Delatte, S. Hennette, T. Piketty, G. Sacriste, A. Vauchez, Changer l’Europe c’est possible !, Points, 2019. Le propos de ce groupe de chercheurs est aussi présenté sur le site tdem.eu . Pour une intervention politique antérieure de l’auteur, mais prenant la forme programmatique, on peut citer également T. Piketty, C. Landais, E. Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Seuil, 2011.
- C’est la substance du différend entre Thomas Piketty et le Stathis Kouvelakis, lors de leur débat de juin 2019 chez Hors-série : https://www.hors-serie.net/Dans-le-Texte/2019-06-22/L-Europe-en-finir-ou-la-changer–id362. Le philosophe grec y défend une approche stratégique fondée sur la rupture avec l’Union européenne.
- Le thème revient régulièrement mais est surtout développé p. 599-637, et l’auteur renvoie à P. Lindert, Growing public. Social spending and economic growth since the eighteenth century, Cambridge University Press, 2004, ainsi qu’à C. Goldin et L. Katz, The Race between education and technology, Harvard University Press, 2009.
- Voir p. 1012 pour l’Italie, p. 1019 pour la Hongrie et la Pologne. Piketty adresse les mêmes reproches au significatif revenu de base que propose le Parti du Congrès en Inde, qui ne l’accompagne pas de projets d’investissement éducatif ni d’impôt progressif pour le financer (p. 1090 sq). C’est également l’analyse qu’il fait de la politique de Lula au Brésil, dont la lutte pour la pauvreté aurait fini par se heurter à son incapacité à taxer l’élite démesurément riche du pays (p. 1099-1100).