Le 23 octobre 1956, les chars russes réprimaient dans le sang l’insurrection des ouvriers hongrois contre le Parti-État. Ce n’est que trente-trois ans plus tard, le 23 octobre 1989, que la population peut librement commémorer ce terrible événement, le même jour où est proclamée la Quatrième République de Hongrie et la fin du régime socialiste. Ces deux dates dessinent une histoire où les transformations politiques et économiques sont intimement liées. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Dans cet article, deux jeunes chercheurs tentent de retracer le chemin qui mène de la liberté retrouvée au nationalisme d’Orbán 1.
Pour beaucoup, la Hongrie semble un succès capitaliste. La transition d’une dictature à économie planifiée à une démocratie capitaliste fondée sur le libre marché a été sans douleur et le pays a connu une croissance constante, grâce à l’aide de l’Union Européenne, qu’il a rejointe en 2004.
Budapest regorge de signes de cette renaissance. L’architecture éclectique, autrefois sale et vétuste, brille de nouveau ; les chantiers apparaissent partout ; les touristes se pressent dans le centre-ville. Les salaires montent et les capitaux étrangers affluent dans le pays. Tout cela semble la preuve que la démocratie de marché et la libéralisation économique fonctionnent.
Pourtant, quelque chose ne tourne pas rond. Le parti d’extrême-droite Fidesz, au pouvoir depuis 2010, gouverne le pays de façon autoritaire. Viktor Orbán, Premier ministre et chef du parti, a obtenu une majorité parlementaire de deux tiers en 2010, ce qui a permis au Fidesz de modifier la constitution et la loi électorale sans la coopération d’autres partis. Grâce à cela, avec 44 % des suffrages en 2014, il a néanmoins pu s’approcher d’une majorité de deux tiers dans le Parlement, et tenir les rênes du pouvoir avec une opposition très divisée 2.
Au cours du règne d’Orbán, la Hongrie a fait les gros titres internationaux pour les mesures controversées de son Premier Ministre : il a construit un mur sur la frontière serbe et a exigé que l’Union Européenne en paie les frais ; il s’oppose publiquement aux politiques de l’Union et l’utilise comme bouc émissaire dans sa propagande interne ; il a restreint la liberté de la presse et restreint le contrôle citoyen sur le secteur public ; il est obsédé par les « forces obscures » des ONG, qu’il accuse de dépendre toutes du milliardaire George Soros ; et il a affiché sa bonne entente avec des dirigeants autoritaires tels que Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan.
Le Fidesz se dit conservateur mais les observateurs internationaux le classent de plus en plus souvent comme parti d’extrême-droite. Entre temps, l’opposition fragmentée va des centristes technocratiques et des élites libérales au Jobbik d’extrême-droite. La Hongrie d’aujourd’hui est-elle divisée entre droite et extrême droite ? Pourquoi un petit pays avec une économie ouverte, qui semble avoir profité massivement d’avoir rejoint l’Union et d’avoir ouvert ses marchés connaîtrait-il un tel tournant extrémiste ?
La Hongrie n’est évidemment pas le seul pays post-socialiste à souffrir de tels symptômes : la Pologne et la Russie ont vécu des virages réactionnaires et autoritaires semblables. La vague conservatrice ne semble pas non plus limitée au contexte post-socialiste comme le montrent le Brexit et les élections récentes en Italie, en Allemagne, en France et aux États-Unis 3.
Mais le cas de la Hongrie semble beaucoup plus extrême, signal du glissement vers un système autocratique comme celui de la Turquie. Son virage conservateur-nationaliste est plus ancien, il a précédé les tendances occidentales similaires, et peut avoir initié un cycle dangereux : les médias et opinions publiques occidentaux avaient d’abord ignoré ou ridiculisé les mesures nationalistes, xénophobes et autocratiques d’Orbán, mais maintenant les mouvements similaires leur paraissent légitimes parce que le cas hongrois nous y a habitués.
Voilà pour les symptômes, mais quelle est la maladie ?
Le récit de Polányi
Les idées de Károly Polányi (1886–1964), plus connu sous le nom de Karl Polányi, sociologue hongrois de l’économie, nous permettent de comprendre les développements politiques dans son pays d’origine. Dans La Grande Transformation (1944), Polanyi explique comment les élites économiques sont encouragées à soutenir les intérêts du capital contre ceux du travail et de la nature. En tant qu’agents maximisateurs, les capitalistes ont un intérêt particulier à transformer la plus grande part possible des relations sociales en rapports de marché, même aux dépens de la cohésion sociale et de la stabilité.
Une fois ces rapports mis en place, la survie dépend de l’accès au capital. Ceux qui n’ont pas leur part du capital sont obligés de la gagner en vendant leur travail comme une marchandise. Polányi considère que le travail est une « marchandise fictive » : de fait, on ne peut pas le traiter comme d’autres produits disponibles sur le marché. Le travail ne peut pas être stocké en cas de demande faible, ni être facilement déplacé si la demande est plus élevée ailleurs.
Polányi a qualifié ces deux points de vues opposés de « double mouvement ». Les forces capitalistes essaient d’ouvrir les économies et de faire de l’intérêt personnel la base de tous les processus sociaux, tandis que les travailleurs aspirent à la protection sociale. Cette théorie éclaire le système de l’État-providence moderne, qui permet la démarchandisation partielle de ce que le marché a absorbé.
Il est important néanmoins de noter que la démarchandisation n’est pas toujours progressiste. Polányi a soutenu l’idée que la montée du fascisme italien représentait une tentative de la part de la société de se protéger des excès du marché : « la victoire du fascisme a été pratiquement inévitable à cause de l’obstruction, de la part des libéraux, à toute réforme qui impliquait la planification, la régulation ou le contrôle ». C’est ce genre de démarchandisation réactionnaire que l’on peut voir en Hongrie aujourd’hui.
Une terrible gueule de bois
Lors de la transition vers le capitalisme, la Hongrie a souffert d’un libéralisme dérégulé, un sort partagé par beaucoup de pays voisins. La restructuration économique a été surnommée « thérapie de choc », et le patient ne s’en est toujours pas remis.
Pour augmenter la compétitivité et réduire la dette écrasante, le pays s’est mis à privatiser rapidement les entreprises nationales, ce qui semblait une manière « d’adopter » le capitalisme et d’attirer l’investissement étranger. La Hongrie a par la suite non seulement été libéralisée, mais elle est devenue encore plus libérale que les « anciens pays capitalistes ».
L’ouverture a été tellement réussie que les étrangers dominent désormais une grande partie de la vie économique hongroise : les plus grandes banques sont autrichienne, allemande et italienne, ainsi que les supermarchés, les sociétés de l’informatique et les entreprises de télécommunication. Il en va de même pour la production : les plus grandes entreprises sont Audi, General Electric, Mercedes Benz et Bosch ; ce qui a transformé la Hongrie en une colonie néolibérale.
Dans la course à l’attractivité pour les investisseurs, les gouvernement successifs ont réduit l’impôt sur les sociétés jusqu’à 9 %, par rapport à 35 % aux États-Unis, l’économie de marché par excellence. Les hommes politiques hongrois, comme tous les autres, font l’éloge des petites entreprises mais les vrais moteurs de la croissance sont les gigantesques firmes étrangères. Les travailleurs hongrois ont très peu accès aux moyens de production, mais il faut avouer que les capitalistes hongrois y ont assez peu accès aussi.
Les impôts sur la consommation fournissent la majorité des revenus de l’État et la Hongrie a l’un des taux de TVA les plus élevés au monde 4.
L’économie est complètement orientée vers l’exportation. Ces mesures ont contenu le niveau des salaires et encouragé l’évasion fiscale. Par conséquent, beaucoup de services publics, dont la sécurité sociale et l’éducation, sont terriblement sous-financés ; l’investissement dans ces secteurs a stagné ou décru depuis des années, et le déclin des services fournis est régulièrement au cœur du débat public.
La Hongrie avait d’abord maintenu les aides sociales de l’époque socialiste mais le gouvernement les a constamment réduites au nom de raisons budgétaires. Maintenant l’allocation chômage, au montant modeste, n’est disponible que trois mois, et les prestations sociales sont maigres.
Les Hongrois ont maintenant peu de contrôle sur leur vie économique ; en fait, ils sont eux-mêmes devenus des marchandises. Dans une économie ouverte dominée par des multinationales, la grande majorité des Hongrois gagnent leur vie en vendant la seule chose qu’ils ont à leur disposition : leur travail. Cela les place dans un état constant d’aliénation puisque toute la richesse excédentaire qu’ils produisent au cours de leur longues journées de travail est aspirée au loin.
Les Hongrois comparent de plus en plus leur salaire avec ceux de l’Europe occidentale. La différence non seulement fait croître le sentiment d’injustice mais aussi incite un nombre croissant de travailleurs à quitter leur patrie et à s’installer ailleurs. Pourquoi rester en Hongrie quand on peut gagner trois fois plus avec de meilleurs services publics et des allocations chômage plus élevées, à trois heures de trajet ?
La croissance récente des salaires a été contrebalancée par la dévaluation contrôlée du forint, afin de maintenir le prix compétitif des exportations sur le marché mondial. Les hommes politiques pointent souvent le taux de chômage très faible mais la Hongrie fera rapidement face à une pénurie de travailleurs dans ses services publics insuffisamment financés, particulièrement dans le domaine de la santé.
Pour comprendre véritablement l’humeur nationale, il faut quitter la capitale et son agglomération florissante, qui héberge 20 % de la population mais assure 40 % du PIB. La qualité de vie s’est améliorée également dans certains centres urbains plus petits, mais le niveau des salaires reste à la traîne en dehors de Budapest. Les espaces ruraux ont de mauvais accès aux services et aux prestations sociales élémentaires.
L’hégémonie médiatique du Fidesz suit un schéma inverse : les résidents de Budapest ont accès en ligne à des sources d’information critiques du parti au pouvoir alors qu’il est bien plus fréquent, pour les populations rurales, de se contenter des médias d’État, où le Fidesz les avertit des dangers de l’immigration internationale, de George Soros et de Bruxelles et leur rappelle les efforts héroïques de leur gouvernement pour les protéger de ces menaces.
Si l’on garde en tête cette histoire, la préférence des Hongrois ruraux et des populations urbaines pauvres pour quelqu’un qui prétend les défendre apparaît désormais parfaitement rationnelle : les élites de la post-transition les ont abandonnés, et ils le sentent très clairement.
Ce qu’Orbán comprend, et que les libéraux ignorent
L’histoire personnelle du Premier Ministre Orbán est curieusement entremêlée avec celle de la nation. Il a commencé sa carrière politique en 1988 dans les rangs du Fidesz (à l’époque un acronyme pour Fiatal Demokraták Szövetsége ou Alliance des jeunes démocrates), un nouveau parti qui se réclamait de la transition capitaliste et démocratique.
Mais, lorsqu’un nombre croissant de Hongrois ont commencé à voir les inconvénients de la transition libérale, le Fidesz – mené par la main de fer d’Orbán – a tourné le dos à son idéologie originelle. Il a d’abord tenté le conservatisme mais sa vision d’une Hongrie « bourgeoise » n’a pas remporté l’élection de 2002. Le parti s’est alors dirigé vers l’autoritarisme d’extrême-droite. Son chef comprend habilement les sentiments de la population, en particulier ceux auxquels on se réfère fréquemment en évoquant les « perdants de la transition ».
Après avoir formé un gouvernement en 2010, Orbán combattit ce qu’il appelait la « crise financière occidentale » ; il approuva une politique économique « non-orthodoxe » et affirma à cette occasion sa vision d’une société illibérale qui, promit-il, « ferait le succès de la nation ». Depuis 2010, son gouvernement a mis en place des impôts de « crise » sur des secteurs dominés par les entreprises d’Europe de l’Ouest et un impôt parmi les plus importants en Europe sur le secteur bancaire, dominé par les banques étrangères. Lorsqu’il a été accusé de corruption, il a répondu que la Hongrie devait établir sa propre « classe capitaliste nationale », ce qui nécessite de garder le capital hongrois en Hongrie, de permettre les investissements internes et d’encourager le développement d’une économie interne. Son gouvernement a tenté de nationaliser une partie du secteur de l’énergie et une grande partie du secteur bancaire au nom du « patriotisme économique ». Ces mesures étaient souvent hâtives et mal conçues, mais elles pouvaient être interprétées comme une tentative de panser les plaies léguées par la thérapie de choc de la libéralisation des années 1990 5.
Comme Polányi l’a décrit, Orbán a gagné le soutien des citoyens mécontents et aliénés. Pendant ce temps, l’opposition n’a rien d’autre à offrir que toujours plus de libéralisme. Les partis d’opposition – mis à part le Jobbik, bien sûr – promettent de rendre la Hongrie « plus européenne » mais pour la plupart des électeurs du Fidesz, les efforts dans cette direction lors de la dernière décennie ont été un désastre – l’État providence a été sapé, leurs emplois menacés, leur vie rendue plus incertaine. Pour ces Hongrois, il est donc parfaitement logique de voter pour le Fidesz.
Orbán est l’effet, non la cause
Nous n’avons nullement l’intention d’écrire une hagiographie du personnage. Une grande partie de son discours illibéral relève de la stratégie publicitaire. Il fait partie de l’élite ; après tout il était – et reste – un acteur de la transition libérale qui a balayé le pays. Mais il a su jouer la victime de l’ordre libéral, et plus généralement utiliser ses tactiques remarquables de communication pour se placer comme un marginal contre les forces mondialistes « maléfiques ».
Son « patriotisme économique » n’est qu’un capitalisme clientéliste, une redistribution de la richesse parmi ses acolytes 6. Rien n’indique que son clan gardera ses profits dans le pays au lieu de les investir à l’étranger. La confusion élémentaire entre l’intérêt national et la corruption est en train de devenir institutionnelle, comme l’a dit un sympathisant important de Fidesz lors d’une interview :
« Ce que je veux dire, c’est que le gouvernement se donne pour but de former une classe d’entrepreneurs nationale, les piliers d’une Hongrie dans l’agriculture et dans l’industrie. (…) C’est cela que les gens appellent corruption, ce qui constitue un jugement politique. Le mot “corruption” devient quelque chose de mythique. »
Orbán doit son succès à sa compréhension du sentiment populaire et à sa capacité à s’adresser aux démunis, aux marginalisés et aux perdants de la mondialisation. C’est un libéral assez intelligent pour voir que le libéralisme a été un échec pour la Hongrie.
Où est donc l’opposition ? À Budapest surtout, où elle souffre d’un cas de fausse conscience aiguë. L’intelligentsia urbaine, avec son discours raffiné, vise son électorat éduqué, divisant le vote entre cinquante nuances de libéraux : libéraux verts, socialistes de la troisième voie sans programme socialiste, et libéraux tout simples, comme George Soros. Les mouvements de jeunesse sont pour la plupart libéraux également.
Budapest imite la vie des capitales d’Europe occidentale, avec des bars à hipsters, des cafés excessivement chers, et l’opposition oublie qu’une majorité silencieuse autour d’elle, qui n’a pas accès au pouvoir et un accès limité aux médias, voit en Orbán quelqu’un qui est prêt à les écouter et à s’adresser à eux.
Tout comme la gauche italienne sous Berlusconi, l’opposition hongroise est obsédée par Orbán et non par les causes profondes de sa popularité. Ils se complaisent à détester sa rhétorique flamboyante, ses mensonges évidents et les absurdités diffusées par les médias de masse gérés par le gouvernement. Beaucoup reconnaissent que c’est un basculement dangereux vers une rhétorique autoritaire mais personne ne semble se demander pourquoi elle a tant de succès.
Il est logique que les anciennes élites hongroises soient libérales : elles ont fait l’expérience personnelle de la dictature et veulent la laisser aussi loin que possible. Mais il est inquiétant que les jeunes élites le soient aussi : elles vivent dans un monde de stabilité relative – dans l’illusion que la croissance modeste de leur salaire représente une richesse réelle – et bénéficient d’un « style de vie européen ». La plupart, pourtant, occupent des emplois peu qualifiés dans les services, leur compétitivité résidant précisément dans leur main d’œuvre bon marché. Leur identification à la classe moyenne européenne est largement illusoire. La colonisation néolibérale de la Hongrie va au-delà des supermarchés et du secteur automobile ; c’est aussi une colonisation de l’esprit des élites.
La situation actuelle représente une immense opportunité pour une nouvelle gauche authentiquement anti-capitaliste en Hongrie. Paradoxalement, elle pourrait apprendre d’Orbán. Tout comme lui, l’opposition doit véritablement écouter les travailleurs pauvres, notamment ruraux, au lieu d’imaginer que la libéralisation peut les sortir de la pauvreté que la restructuration économique a engendrée.
Sources
- L’article est initialement paru en mars 2018 dans la revue Jacobin. Les notes, ainsi que les images, sont le fait des traducteurs.
- Le Fidesz a encore remporté récemment plus de la moitié des suffrages aux élections européennes de mai 2019. Aux municipales d’octobre, il a perdu plusieurs villes importantes dont Budapest, mais remporte toujours plus de la moitié des suffrages dans le pays.
- L’article est écrit en mars 2018, juste après les élections générales italiennes où la Ligue de Salvini obtient 17 % des voix, et après l’élection de Donald Trump aux États-Unis et le passage de Marine Le Pen au second tour en France.
- Pour compléter le panorama du système fiscal hongrois, on peut ajouter un impôt sur le revenu uniforme à 15 % (flat tax), à l’opposé de tout principe de progressivité
- Parmi les mesures sociales d’Orbán, il faut aussi citer les significatives allocations familiales, ainsi que la multiplication des emplois publics (à très faible salaire) pour remédier au chômage
- Parmi les mesures d’Orbán favorables au capital, on peut citer la réforme du droit du travail de décembre 2018, augmentant considérablement le nombre d’heures supplémentaires que les employeurs peuvent demander. Elle a suscité à l’époque un vaste mouvement d’opposition, qui la baptisait « loi d’esclavage »