Académicienne, philosophe et philologue, Barbara Cassin a dirigé la publication du riche Vocabulaire européen des philosophies. Elle nous a reçus à la fin du mois de mai, au lendemain des élections européennes, pour nous éclairer sur sa vision de l’Europe, se poser la question de sa définition et nous rappeler, inséparable de l’importance du langage et des mots, l’importance de l’engagement concret du philosophe dans les grands thèmes qui agitent le continent, en particulier les migrations et l’écologie.
Les élections européennes ont vu en France l’arrivée en tête du Rassemblement national, comme il y a cinq ans… Commençons, si vous le voulez bien, par la construction européenne. Y a-t-il un « peuple européen » sur lequel l’Europe politique pourrait se construire ?
Populus est un mot latin. Mais il y a au moins trois mots grecs, que sont dêmos, le peuple politique, genos, le peuple « né » qui a une commune origine, et ethnos, le peuple qui a des coutumes et une culture communes. Ensuite, il y a un quatrième mot, laos, le peuple qui porte les armes, celui qui défend. Tout cela est déployé dans le Dictionnaire des intraduisibles. Ainsi, il y a un peuple européen au sens démocratique du terme, quand les Européens votent pour des représentants européens, ça fait « peuple » en ce sens.
Et qu’en est-il d’une nation européenne ?
Ce que vous appelez nationalisme contemporain est la confusion, volontaire ou non, entre demos et genos ou ethnos. Si on parle d’une nation européenne, cela pourrait signifier que ce continent se considère comme une unité distincte, enracinée. Au mauvais sens de « nation ». D’ailleurs, pour moi, « nation » court toujours le risque d’une telle connotation. Il y a en tout cas des nations en Europe, au pluriel. On voit ces nations se défendre pour se préserver des barbares qui pourraient l’envahir. C’est la description hélas réaliste du rapport fantasmatique que l’Europe entretient avec les migrants. Si natus signifie qu’on est né là, ceux qui ne sont pas nés là n’ont pas leur place. Il me semble au contraire que l’Europe, pour exister comme telle, nation ou non, devrait avoir d’extrême urgence une politique commune et concertée d’accueil, digne de ce nom, à l’égard de ceux qui souhaitent y venir.
En 2004 a paru sous votre direction, le Vocabulaire européen des philosophies. Est-ce que vous pouvez nous expliquer un peu le choix de ce titre …
Je rattacherais une œuvre comme le Vocabulaire européen des philosophies non pas à une culture européenne mais à la diversité des langues d’Europe. La langue de l’Europe, c’est la traduction, disait Umberto Eco. Nous avons attrapé la question à partir des « intraduisibles » : non pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse pas de traduire.
Le fait que ce soit un vocabulaire européen signalait surtout notre impuissance à traiter des autres langues en tant que telles. On est allé jusqu’au russe, mais c’est tout. Comme l’Europe est composée de nations coloniales, ses langues se sont exportées. Aujourd’hui, le dictionnaire est traduit, c’est-à-dire réinventé dans de nombreuses langues européennes qui sont aussi des langues hors Europe – le portugais du Brésil, l’espagnol du Mexique ou l’américain. Nous avons effleuré l’arabe et l’hébreu, comme des langues de passage, ou le grec et le latin comme des langues constitutives des langues d’Europe, mais nous avons laissé de côté le tout autre, chinois, wolof, tamoul etc… C’est à cela que nous travaillons à présent grâce aux traductions-réinventions du Dictionnaire.
Pascal Lamy parle du déficit de dêmos européen. Yanis Varoufakis dit pour sa part que nous devons créer un dêmos européen. Il reprend l’exemple des constructions nationales et le fait que les nations ne sont pas des évidences. Et qu’il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas construire de demos européen…
Je suis assez d’accord avec l’un comme avec l’autre. Il y a un vrai déficit de dêmos, on peut le construire et cela s’est toujours construit. Si l’on s’intéresse aux deux grands paradigmes de la Grèce, il y a au moins deux manières de construire un corps politique : celle de Platon et celle d’Aristote.
La manière de Platon c’est, comme le corps, comme l’âme, une hiérarchie où chaque élément est à sa place, la tête qui gouverne avec les philosophes-roi, les bras que sont les guerriers, puis le ventre. Chaque chose a sa place dans la politeia et si l’une d’elles se met à dysfonctionner, c’est l’ensemble qui dysfonctionne.
La manière aristotélicienne est pour moi un meilleur modèle pour l’Europe, plus adapté à un demos non totalitaire et non populiste. Son paradigme, c’est le public au théâtre. Il est varié et plus il est varié plus il est bon juge. Il y a de très bons critiques au premier rang et des gamins qui n’y comprennent rien mais qui comprennent quand même quelque chose au dernier rang. C’est cet ensemble qui constitue le meilleur public. Même type de modèle : les « repas collectifs », syssities ou pique-niques, où chacun apporte ce qu’il a. Du moment que sa contribution est différente de celle d’un autre, c’est bien. Cela vaut même pour ce qui apparemment n’est pas utile – la salade ne nourrit pas beaucoup, mais c’est bien mieux quand il y en a, il en faut pour le bol alimentaire. L’apparemment inutile est en fait utile et intéressant pour le tout, qui n’est pas un tout fermé mais un tout composite et divers. Si l’on parvenait à cette forme d’agrégat en mouvement, ce serait bien pour l’Europe.
Selon vous, comment parvenir à ce modèle de dêmos ?
On peut le faire au moyen de grandes politiques communes, de grandes options communes. Il y en a au moins deux à prendre immédiatement en considération : le rapport aux migrants et le rapport au climat. Cela se travaille, se pense. Si l’on parvenait à avoir une politique à la fois différentielle et harmonieuse efficace concernant ces deux points, on aurait déjà un peu de peuple européen.
C’est donc le contraire de l’idée d’une construction par opposition à l’étranger, qui structure notamment le discours de l’extrême-droite…
Ces discours sont fous. Achille Mbembe dit à ce propos qu’il faut construire un contre-imaginaire pour contrer cet imaginaire aberrant d’une société sans étrangers, qui n’a pas de sens.
Ce contre-imaginaire ne doit pas seulement être de l’ordre du récit. Pratiquons. Il ne suffit pas de dire qu’il serait bien d’accueillir les étrangers. On le fait. C’est beaucoup plus économique sur tous les plans, y compris sur le plan de la morale et de la vie. Nous sommes déjà comptables et nous serons comptables devant nos enfants d’avoir laissé mourir tant de gens en Méditerranée. On a déjà tout faux. Ceux qui parlent d’un appel d’air font preuve d’une brutalité absurde. Personne n’a jamais réussi à dire, chiffres en main, en quoi consisterait cet appel d’air.
Et, à l’inverse, démontrer, chiffres en main, la contribution économique positive des étrangers, ne conduit pas ces mêmes personnes à remettre en cause leur vision du monde…
Oui, c’est comme Trump devant le climat. Cependant il y a quelque chose dessous : Trump dit que l’eau ne monte pas, mais il faut garder à l’idée que, si elle montait, ses terrains de golfe en Floride ne vaudraient plus rien. Il y a quelque chose d’assez précis dessous, qu’il faut essayer de débusquer. Il faut comprendre ce qui motive réellement ces discours. Est-ce de la pure idéologie, ou bien y a-t-il autre chose ? Qui cela arrange-t-il et pourquoi exactement ? Il faut se poser la question en termes d’intérêts.
Peut-on se poser la question en faisant appel à la notion de « post-vérité », employée par de nombreux commentateurs ?
Il est faux de dire que les discours politiques ne se préoccupent plus de la vérité. Au contraire, ils ne cessent de se rapporter à la vérité, même s’ils ne font que semblants d’être vrais. Ou bien ils sont vrais, ou bien ils font semblant d’être vrais. La vérité reste encore une valeur majeure. Par exemple, Trump ne dit pas qu’il fait des fake news, il parle, ou on parle pour lui, de « vérité alternative », le mot « vérité » est encore présent. L’ombre de la vérité est toujours là, tout le monde s’y rapporte, comme tout le monde parle de peuple. Les politiques ont du respect pour la valeur de vérité, mais ils n’ont pas pour autant de respect pour les choses vraies. Je dirais même qu’ils se rapportent tous à la Vérité, avec un grand V, comme à une valeur universelle. En ce sens, ils n’innovent pas.
Mais, tout de même, comment expliquer que la valeur de vérité persiste, malgré la prolifération de discours faux ?
Je pense que les nouveaux médias y sont pour quelque chose. La caution de la doxa, c’est le nombre. On commence à saisir cela avec l’algorithme de Google. Il suffit de cliquer un grand nombre de fois pour qu’un sujet monte. La qualité devient une propriété émergente de la quantité. C’est ce qui m’était apparu lorsque j’avais fait mon livre sur Google, cette phrase me paraît toujours juste.
Quel pourrait être le rôle de l’intellectuel face à ce phénomène ?
C’est très simple. Le rôle de l’intellectuel aujourd’hui, comme le rôle de tout homme de culture toujours, c’est d’enseigner le jugement, d’apprendre à juger. Je suis complètement arendtienne : le jugement est une faculté politique. C’est même probablement la seule. « Et toi, il te faut supporter d’être mesure », dit Protagoras. Donc la culture, l’éducation, je pense qu’il n’y a pas d’autre remède. Il n’y a pas d’autre ouverture que celle-là. Et même si cela semble ne pas marcher, il faut continuer.
Je pense qu’il faut attraper les choses par tous les bouts… il faut attraper partout où l’on peut attraper, il faut gueuler quand on sent qu’on peut gueuler, hurler si l’on peut, tendre la main à celui qui est en train de se noyer, aller Porte de la Chapelle etc. Il faut faire tout, et même écrire des livres et enseigner la langue et les langues. Il y a des choses que certains font mieux que d’autres, donc il faut les aider et les laisser faire.
Le Grand Continent a interviewé Cédric Herrou. Simplicité et évidence des choses. Démonstration par l’exemple. On a l’impression que c’est peu présent…
La société civile, c’est nous. Le lien entre l’État et la société civile est toujours encore à construire. Il faut absolument que la société civile continue à prendre conscience des choses et s’implique. Il y a des premiers de cordée là aussi, et ils prennent tous les coups. Mais elle finit par faire bouger les règles et les lois. Elle est puissante, puisqu’elle vote. Il ne faut évidemment pas que l’État se décharge sur elle, mais qu’il l’entende, l’aide et avance. Encore faut-il que ce soit dans le bon sens…
Il y a des connexions, des noeuds entre la société civile et l’État. Le préfet Régnier par exemple, qui dirige la DiAir chargée de l’accueil et de l’intégration des réfugiés (Délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés), nous aide dans ce que nous faisons avec les Maisons de la sagesse-traduire. On ne peut que demander, s’impliquer, faire savoir, partager.
Vous avez fondé l’association Maisons de la sagesse-traduire, que vous venez d’évoquer. De quoi s’agit-il exactement ?
C’est un réseau de lieux et d’actions. Pour l’instant, nous avons trois chantiers. L’accueil : nous confectionnons des glossaires de la bureaucratie française, pour aider les accueillis et les administrations qui les accueillent à mieux comprendre les différences de langues et de cultures.
Nous travaillons aussi sur l’idée de banque culturelle, avec des organismes de microcrédit, par exemple l’ADI ou le crédit municipal, et l’on essaie de trouver des lieux où exposer des objets qui témoignent de l’insertion de quelqu’un, de la manière dont il est rentré dans la vie du pays qui l’a accueilli ; une sorte de musée du présent, où les objets acquièrent une valeur autre que marchande.
Enfin, le troisième volet concerne plus directement les chercheurs : nous initions un dictionnaire des intraduisibles des trois monothéismes. Comment dit-on Dieu, croire, ou l’autre, dans la Torah, la Bible, le Coran ? Travailler à partir des mots en langues, comprendre les différences, c’est déjà mettre en échec les fondamentalismes.