El Salvador est un pays d’Amérique centrale confronté à de nombreux enjeux géopolitiques tant sur le plan national (criminalité et violence des gangs, pauvreté, etc.) qu’international (gestion des flux de Salvadoriens migrant vers les États-Unis). Malgré ces nombreux défis, le nouveau président d’El Salvador, Nayib Bukele, souhaite faire de ce pays du Triangle du Nord (avec le Honduras et le Guatemala) un acteur géopolitique central, notamment sur la scène diplomatique régionale.

Nous avons rencontré Carmen María Gallardo de Hernández, Ambassadrice d’El Salvador en France depuis 2016, pour un échange sur les enjeux politiques, économiques, sociaux et humanitaires contemporains qui redessinent la géopolitique salvadorienne et sa place sur la scène régionale. Situé entre les États-Unis et l’Amérique du Sud, El Salvador bénéficie d’une position stratégique que la politique diplomatique du nouveau président Nayib Bukele entend affirmer.

Le Grand Continent poursuit sa vaste enquête auprès du personnel diplomatique. Dans cette série de longue haleine, nous interrogerons tous les ambassadeurs étrangers en poste à Paris pour les confronter sur les représentations géopolitiques de leurs pays respectifs.

Quels sont aujourd’hui les principaux sujets de la politique nationale d’El Salvador ?

L’arrivée au pouvoir en juin dernier du nouveau président Nayib Bukele a marqué une nouvelle étape pour El Salvador. Il a mis en évidence le désir du peuple salvadorien de voir gouverner une forme d’expression politique différente en mettant de côté les partis traditionnels. Il semblerait que le président Bukele ne se soit pas trompé sur ce point puisque les derniers sondages donnent 80 % d’approbation de sa politique, notamment sécuritaire. Il s’agit d’un véritable défi pour ce candidat qui, à l’époque, se présentait comme un candidat sans attache avec les schémas partisans classiques. La comparaison avec la campagne du président français Emmanuel Macron était, en ce sens, plus que permise. Cette élection a eu un impact politique national mais aussi régional où les partis traditionnels sont de plus en plus remis en question.

À ce changement politique inédit, s’est ajouté la redéfinition des grandes priorités pour les politiques nationale et étrangère salvadoriennes. Développés dans un document-cadre appelé le « Plan Cuscatlan », les objectifs du gouvernement sont clairs : le redressement économique, le bien-être social, la sécurité publique, le développement d’un agenda numérique, et enfin la modernisation, la transparence et l’efficacité de l’institution gouvernementale. Il s’agit de redéfinir la façon dont le fonctionnaire doit exercer son mandat en déterminant le degré de transparence et d’efficacité nécessaires. Ces demandes sont celles des citoyens salvadoriens qui sont en droit d’attendre une plus grande efficacité de leurs structures étatiques.

Suivant cette ligne de pensée, le recours croissant aux nouvelles technologies a été placé au coeur du mandat du président Bukele dans la perspective d’améliorer le fonctionnement de l’État en allant vers un « e-gouvernement », plus rapide et donc efficace. Il a été noté que nos difficultés à attirer des investisseurs tiennent en partie à la lenteur de notre appareil administratif. La modernisation de l’État s’impose de manière évidente.

Cette nouvelle forme de communication présidentielle a révolutionné la gouvernance salvadorienne. Pour la diplomatie salvadorienne, est-ce que les canaux traditionnels – et donc confidentiels – ont été sauvegardés ? Ou bien allons-nous vers une digitalisation des rapports ?

En tant que diplomates, nous conservons la voie officielle de la communication. Mais nous sommes sujets à des messages et des expressions d’intérêts de la part du président qui nous pose un vrai défi. J’appartiens à une génération de diplomates qui n’a pas été pleinement accoutumée à ces moyens de communications. Ce n’est ni bien ni mauvais ; il faut faire avec et s’adapter.

Ambassadrice d’El Salvador en France depuis trois ans, vous avez assisté à la transition du pouvoir entre l’administration du président Salvador Sánchez Cerén et celle de Nayib Bukele. Revendiquant un nouveau paradigme politique de gouvernance, ces changements se sont-ils aussi faits ressentir jusque dans la ligne géopolitique et diplomatique de l’actuel président ?

Avant toute chose, je dirai que ce candidat inédit a suscité une attente particulière à l’échelle nationale mais aussi régionale dans une zone tout à fait stratégique entre les États-Unis et le reste de l’Amérique latine. Il y a une réelle attente de la communauté internationale, notamment vis-à-vis de son positionnement stratégique dans la région.

Concernant les États-Unis, ils continuent d’être notre principal associé politique et commercial. Le président Bukele a indiqué qu’il désirait parvenir à une relation de confiance – véritable relation d’associés – où les problèmes peuvent être traités rapidement et de manière ferme en permettant une écoute et un accès certains. De fait, les défis posés par les flux migratoires salvadoriens qui se sont intensifiés vers les États-Unis conduisent à établir aujourd’hui un dialogue bilatéral avec l’administration américaine car le contexte salvadorien diffère en bien des points de celui du Honduras ou du Guatemala. Un dialogue bilatéral s’impose d’autant que l’expulsion annoncée d’environ 200 000 migrants salvadoriens des États-Unis aura un impact direct sur la société salvadorienne et nécessite des discussions pour en préciser les termes.

Pour autant, les dialogues régionaux restent nombreux, notamment au sein du Système d’Intégration Centraméricain (SICA). En parallèle, un accord a été mis en place avec El Salvador à l’initiative de l’actuel président mexicain Andrés Manuel López Obrador, et devrait être étendu aux autres pays du Triangle du Nord (Guatemala, Honduras). Il s’agit du plan Sembrando vida (« Semer la vie ») qui a pour but de ralentir les effets du réchauffement climatique global dans cette région pour limiter les départs vers les États-Unis. Cet accord entre le Mexique et El Salvador est important parce que les frontières dans la région sont aujourd’hui au coeur des enjeux géopolitiques.

Au titre de ces multiples coopérations, quels liens diplomatiques entretient El Salvador avec le Guatemala à la suite des dernières décisions prises avec les États-Unis pour être considéré comme « pays sûr » ? Ces récents événements peuvent-ils entraver la coopération régionale prometteuse qui se met en place entre les pays de la région ?

El Salvador souhaite que cette coopération ne soit pas entravée. La diplomatie salvadorienne a bien pris acte que les États-Unis demandent au Guatemala qu’il devienne un « pays sûr » en assurant une sécurité aux frontières et en enregistrant sur le territoire guatémaltèque les migrants avant qu’ils poursuivent leur périple. Quant à El Salvador, les États-Unis ne nous ont pas fait cette demande de manière concrète.

La mise en place de ces différents accords rappelle qu’il demeure des spécificités propres à chaque pays du Triangle du Nord, bien que les caractéristiques des derniers flux migratoires les rapprochent. On mésestime souvent l’influence du style de chaque gouvernement dans le traitement des problématiques. Pour le président Bukele, la priorité de son mandat est de diminuer les flux migratoires en créant des conditions plus propices à l’emploi, la sécurité et le logement. En effet, ce dernier aspect est central : l’administration Bukele est convaincue que faciliter la construction de logements et l’accès à la propriété privée permettra d’infléchir les flux migratoires.

Ces mesures laissent penser que si les États-Unis font le même type de proposition à El Salvador qu’au Guatemala, il y aura un refus de l’administration Bukele ?

Je ne peux pas m’avancer sur ce sujet. Il faudrait voir sous quelles conditions la dénomination de « pays sûr » serait attribuée à notre pays. Pour l’instant, il y a un renouveau du dialogue qui s’est réorienté par rapport à l’administration Sánchez Cerén. Il y a aussi une écoute renouvelée de la part de l’administration Trump qui laisse à penser que nous parviendrons à trouver certains mécanismes d’aides pour juguler les flux migratoires. La priorité actuelle est de parvenir à créer les conditions d’instauration de projets de vie pour les Salvadoriens.

Le nouveau gouvernement ne cache pas son ambition de réaffirmer la diplomatie salvadorienne comme peuvent le montrer certains discours de la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Alexandra Hill Tinoco. S’agit-il de faire d’El Salvador un pays exemplaire, notamment en termes de sécurité et d’accès au logement ?

Le président Bukele a été très clair en ce sens. Sa ligne politique et géopolitique est celle de l’intégration du pays au sein de la région. Il désire qu’El Salvador joue un rôle de rapprochement avec les autres pays et régions du continent. Nous avons la présidence du SICA jusqu’au mois de décembre 2019. Comme toute association d’intégration, il y a des hauts et des bas. Mais un agenda s’est dessiné et a été réaffirmé au moment de la prise de fonction du président sur des thématiques prioritaires telles que le changement climatique, la problématique de la migration et le contexte sécuritaire. L’agenda élaboré place El Salvador au coeur de ces thèmes régionaux qui nous rassemblent plus qu’ils peuvent nous diviser.

En parlant de dialogue régional, quelles sont les relations de El Salvador avec le Nicaragua depuis la naturalisation de Mauricio Funes, ancien président salvadorien recherché pour corruption par la justice salvadorienne ?

Il s’agit là d’une question sous-régionale. Le Nicaragua est notre voisin, avec qui nous entretenons des liens étroits depuis toujours. Si nous conservons une politique de respect, il va de soi que certaines décisions prises par le gouvernement nicaraguayen ne vont pas toujours dans la même direction que celles émises par El Salvador.

Le cas de Mauricio Funes est en ce sens très sensible. Sur le plan judiciaire, accusé de détournement de fonds, enrichissement illicite et malversations par la justice salvadorienne, l’ancien président séjourne actuellement sur le territoire nicaraguayen malgré un ordre d’arrêt lancé par la justice salvadorienne pour qu’il soit jugé à El Salvador. Sur le plan politique, les relations entre les deux pays sont marquées par un désir d’entente au niveau de l’agenda politique de la SICA. Nous voulons maintenir le dialogue avec le Nicaragua.

Est-ce que l’arrestation et le retour de Mauricio Funes font aujourd’hui l’objet de discussions diplomatiques avec le Nicaragua ?

C’est un sujet qui n’est plus de l’ordre du politique mais du judiciaire. La Cour suprême salvadorienne a émis un mandat, Interpol a aussi été saisie, mais la législation du Nicaragua ne considère pas l’extradition. Il y a ici un sujet sensible sur le plan national. L’opinion publique salvadorienne est très attachée à la transparence, l’État de droit et la justice. Le président Bukele a fait de l’extradition de Mauricio Funes une priorité de son mandat. Les efforts politiques et judiciaires vont dans ce sens actuellement.

Depuis le changement de président à El Salvador, la position du pays concernant le Venezuela a changé : quelle sortie de crise voyez-vous pour le Venezuela ?

Avec le Venezuela, il y a eu un changement par rapport à l’administration passée. Le président Bukele a indiqué, de manière très ferme, que El Salvador ne maintenait plus un appui aussi systématique au Venezuela que le gouvernement de Sánchez Cerén avait pu le faire. Ainsi, El Salvador a intégré le groupe de Lima comme observateur, association de douze pays américains qui souhaitent trouver une sortie de crise pacifique à la situation vénézuélienne. C’est cette voie que notre pays privilégie aujourd’hui en espérant qu’une solution sera trouvée prochainement. La solution défendue reste celle de la négociation. Nous avons remis sur la table une des caractéristiques de notre diplomatie depuis une décennie : la concertation, le dialogue. C’est grâce à cela que nous avons pu signer les accords de paix lors de la guerre civile salvadorienne en 1992.

Avant que le président Bukele n’entre en fonction, il était dit qu’El Salvador pouvait revenir sur sa récente prise de position dans la région asiatique et reconnaître de nouveau Taïwan. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Pour l’instant, la présidence a indiqué que les relations vont se maintenir avec la République populaire chinoise. C’est une relation claire qui s’est créée et nous n’avons pas de double relation. Si les circonstances ont été décidées par l’administration passée, elles ne sont pas remises en question et El Salvador initie actuellement un dialogue commercial de bonne foi avec Pékin. Nous avons certes des programmes qui continuent avec Taïwan mais le gouvernement salvadorien ne prévoit pas de renouveler d’une autre manière ces relations.

Il y a aussi eu cette décision concernant la reconnaissance de la République du Sahara occidental. El Salvador a défini ses relations diplomatiques en réaffirmant avec le roi du Maroc notre bonne entente et notre accord de maintenir nos relations bilatérales, de même avec l’Algérie. Mais la décision a été prise de cesser les relations avec la République du Sahara occidental.

Quelles sont les sources de doctrines à El Salvador ? Quels sont les espaces de débat stratégique (revues, think tanks…) ?

Il faut dire qu’il y a eu une nette progression des think tank à El Salvador depuis la fin de la guerre civile et les accords de paix. Ces institutions solides comme Fusades, Funde ou Fundaungo ont marqué une certaine forme de pensées. Je pense qu’on s’y est habitué et que cela est très profitable au débat public salvadorien. Même au niveau des jeunes étudiants, ces think tanks participent à la création d’esprits critiques dont nous avons bien besoin. Il est important de voir que toute une presse s’est créée, elle nous permet un rapprochement d’idées et de débats avec notre diaspora, notamment aux États-Unis. Elle a institué une exigence intellectuelle nouvelle. Par ailleurs, il y a tout un développement qui s’est fait autour de la presse numérique. Nous avons aujourd’hui un président qui se définit par les réseaux sociaux, qui a fait sa campagne via les réseaux sociaux et qui dirige son gouvernement à travers ces réseaux.

De ce fait, il y a un sursaut actuellement qui nous pousse à nous affirmer sur la scène internationale par rapport aux grands enjeux régionaux. Notre pays doit se positionner : nous sommes petits parce que nous le souhaitons, mais nous avons une position stratégique réelle à exploiter. Certains projets comme les ports d’Acajutla et de La Unión vont en ce sens et constitue une véritable ouverture sur le monde.