Moscou. Le centre Levada a publié un sondage sur l’opinion publique des citoyens russes vis-à-vis des différents pays et parties du monde.1 Les résultats indiquent que les relations entre l’Union Européenne et la Russie sont entrées dans une nouvelle phase. Le pourcentage de « bonnes opinions » à l’égard de l’Union est revenu à un niveau similaire à celui de janvier 2014, soit avant l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass. Toutefois, les résultats traduisent l’émergence d’une nouvelle identité russe, distincte de l’Europe, puisqu’une minorité de la population estime que la Russie est un pays européen, au sens géographique du terme. Les dirigeants européens, en premier lieu le Président français Emmanuel Macron qui tente de renouer le dialogue avec Moscou, doivent tirer des leçons de ces résultats avant de rêver, comme exprimé par Emmanuel Macron, « d’une Europe de Lisbonne à Vladivostok  ».2

En mars 2014, pour la première fois depuis le début des années 2000, une majorité de russes déclarait avoir une mauvaise opinion de l’Union. La courbe de bonne opinion a atteint son niveau le plus bas en 2015, 70 % des russes avaient alors une opinion négative de l’Union. Cette perception négative de l’Union est le résultat du discours anti-occidental diffusé par le Kremlin et de l’adoption par l’Union de sanctions contre la Russie. L’opinion des russes vis-à-vis de l’Union croît depuis lors de façon lente et instable. Des déclarations de leaders européens et russes ainsi que des évènements marquants tels que l’affaire Skripal en mars 2018 ont entrainé à plusieurs reprises des dégradations momentanées de l’opinion. Le sondage publié en août par le centre Levada indique que les relations UE/Russie rentrent dans une nouvelle phase, que l’on peut qualifier de « post-Ukraine », dans laquelle une majorité de russe a une bonne opinion de l’Union tout en se définissant comme non-européen.

Quelle est votre opinion de l’UE  : bonne en noire, mauvais en bleu. (Source  : Centre Levada, Août 2019)

Ces résultats traduisent l’essoufflement du discours russe déployé suite à l’annexion de la Crimée. Les médias russes représentent l’Europe comme un agent perturbateur responsables des révolutions de couleur dans les républiques post-soviétiques pour imposer un ordre mondial unipolaire dominé par l’Occident. L’épuisement des effets de ce discours se traduit dans une seconde étude menée par le centre Levada : 58 % ne croient pas à la fiction crée par les médias du Kremlin selon lequel les manifestations récentes en Russie sont manipulés par l’Occident.

Toutefois, le déclin entre 2008 (52 %) et 2019 (37 %) de la part de russes qui se définissent comme européens traduit un sentiment, au sein de cette population russe, d’être singulièrement différent de leurs voisins européens en termes de valeurs et de modes de vie. En 2008, la croissance économique de la Russie accompagnée de l’émergence d’une classe moyenne laissait présager à la population que la Russie dans un futur proche se rapprocherait en terme de qualité de vie de l’Europe. En 2019, le déclin économique de la Russie, son incapacité à combler l’égard économique avec l’Europe de l’ouest, les différences en termes de respect des libertés avec l‘Europe ont réduit l’optimisme des russes. Une majorité de citoyens voit dorénavant l’Union de manière positive, comme un modèle tout en se résignant à l’impossibilité dans un futur proche pour la Russie d’atteindre un niveau de vie semblable aux pays européens.

L’étude du centre Levada indique également que seulement 37 % de la société russe estime que la Russie est un pays européen. Cette donnée suggère que, selon les russes tout du moins, la Russie constitue une puissance extérieure à l’Europe dans un monde multipolaire. La construction de cette Russie comme pôle de puissance est au cœur du projet de Vladimir Poutine. Ce projet se matérialise et se réalise par la confrontation entre la Russie et ses voisins. En effet, le conflit ukrainien a entraîné une redéfinition dans la population russe de sa propre identité. Les réponses à la quête de l’identité de la Russie se trouvent dans un mouvement d’opposition entre la Russie et le reste du monde. La Russie tente de prouver sa puissance par ses agressions. Les réponses de l’Europe, sous forme de sanctions, renforcent ce sentiment de différenciation entre la Russie et le continent européen. La Russie est ainsi, comme définie par Anton Shekhovtsov, un « aveugle qui tenterait de se connaitre en repoussant ce qui l’entoure ».3 Les sensations qu’il reçoit en réponses à ses coups dans les différentes parties de son corps lui permettent de se créer une image mentale de lui-même. L’identité russe, différente de l’Europe, née de la confrontation.

Toutefois, le rapprochement entre la Russie et la Chine, qui se traduit par une opinion positive de Pékin dans une très large frange de la population russe (70 %) soulève la question de la possibilité pour la Russie de se constituer comme un pôle de puissance indépendant tout en s’alliant à la puissance chinoise.4 Le déclin économique de la Russie laisse supposer que Moscou pourrait devenir un simple « proxy » de Pékin, au profit d’une influence chinoise qui s’étendrait alors de Pékin à Moscou.

Le rapprochement entre la France et la Russie souhaité par Emmanuel Macron vise à éviter ce scénario. Toutefois l’objectif premier du président ne doit pas être le rattachement de la Russie à l’Europe. Un arrimage de la Russie à l’Europe, et le développement d’une identification européenne au sein de la société russe ne sera possible que dans une ère post-Poutine. Une identification des russes à l’Europe nécessite un virage important de la part du Kremlin en termes de valeurs, de développement économique et de liberté.

Toutefois, en attendant cette transition, l’objectif premier de la France dans son dialogue avec la Russie devrait être de créer des ponts avec la part de la population russe qui perçoit de façon positive l’Union. Le renforcement de l’opinion positive des russes vis-à-vis de l’Union est possible dans une Russie contrôlée par Vladimir Poutine .Il est nécessaire de se concentrer d’abord et avant tout sur la stabilisation du taux d’opinion favorable dans la société russe vis-à-vis de l’Union. Cela nécessite pour le président français se focaliser davantage sur l’aspect culturel des relations, de renouveler des accords académiques, des partenariats sportifs, de créer des accords au niveau des associations afin de créer un dialogue avec la population russe, notamment la jeunesse, qui perçoit l’Europe comme modèle. Cela permettra de déconstruire d’autant plus le discours russe présentant l’Europe et le libéralisme comme un modèle obsolète. En outre, cela permettra également de distinguer, aux yeux des populations européennes, la Russie de son dirigeant Vladimir Poutine.

Ainsi l’étude du centre Levada révèle l’émergence d’une nouvelle phase « post-Ukraine » dans les relations entre l’Europe et la Russie. Les caractéristiques majeures de cette nouvelle phase doivent être prises en compte afin d’accroître l’opinion positive des Russes envers l’Union, ce qui créera une pression supplémentaire sur le régime de Vladimir Poutine, entraînant enfin, à moyen terme, la possibilité pour les russes de s’identifier à l’Europe.

Perspectives :

  • La rencontre au format Normandie aura « peut-être » lieu en Octobre selon Yuri Ushakov.