À l’heure de la crise écologique que nous traversons, les mégafeux qui se déclarent chaque année dans diverses parties du globe révèlent le lien ambigu que nous entretenons avec la nature, et plus particulièrement avec les forêts. Tout impressionnés et contemplatifs de la nature que nous pouvons être, nous avons, à travers l’histoire moderne, bouleversé notre relation avec la forêt. Les hommes ont utilisé le feu comme un moyen d’aménagement du territoire, de prévention d’incendies ou à des fins agricoles. Et les feux ont jalonné cette relation à la forêt. Mais avec l’industrialisation, la lutte contre les feux est aussi et surtout devenu l’aspect le plus spectaculaire de la quête « d’une emprise totale des hommes sur leurs conditions d’existence, dont les acteurs les plus accomplis sont certainement ceux qui en tirent les plus grands profits ».
En effet, Joëlle Zask nous rappelle comment nous avons transformé, pour ne pas dire détruit, les forêts primaires, sources de biodiversité incroyables, en des forêts industrielles devenues des « usines à bois » ou des espaces agricoles à conquérir. Dès lors, les mégafeux nous rappellent brutalement que ces territoires que nous pensions administrer, gérer, découper, contrôler sont loin d’être dociles et questionnent donc les politiques d’aménagement du territoire qui ont fait de la forêt un lieu d’habitation ou de sanctuarisation. Nous usons alors d’un vocabulaire guerrier pour désigner ce qui semble être une bataille entre les « combattants du feu » et une nature incontrôlable. Pire, les mégafeux accentuent le réchauffement climatique dont ils sont en même temps la conséquence, et la crise environnementale, dont ils sont un des effets, est indissociable d’une conception de l’homme contre la nature. Si la cause des feux est presque systématiquement humaine, le processus, lui, semble se retourner contre l’homme.
D’un côté, l’espèce humaine dépend entièrement du feu et de sa maîtrise prométhéenne mais, de l’autre, elle a une influence considérable sur l’environnement. « L’anthropocène se révèle pyrocène », nous dit Joëlle Zask. Aujourd’hui l’homme cherche à sanctuariser la nature qu’il croit vierge. Pourtant, ces paysages ont été construits par, entre autre, l’utilisation du feu comme moyen d’aménagement et de prévention par nos ancêtres. Qu’ils soient naturels ou provoqués, la nature a autant besoin des feux que les hommes. Et l’interdiction des feux provoque leur intensification et fragilise le milieu que l’on souhaitait protéger. La « culture du feu » des peuples dits primitifs permettaient ainsi une zone de contact, de rencontre entre l’homme et la nature. « La forêt peut être anthropisée, elle n’en est pas pour autant anthropocentrée ». C’est la philosophie du « cleaning country » des aborigènes australiens par exemple.
Prévenir les mégafeux devient dès lors presque une obligation. Joëlle Zask rappelle en effet le profond traumatisme que provoque la perte ressentie comme « irréversible » de son paysage, de son habitation sous l’effet des feux. Les feux rétrécissent notre monde et les lieux incendiés ne peuvent être transmis ou partagés à ses enfants ou amis. « Les grands feux suppriment le futur ». Ce sentiment de perte explique les élans d’émotions nationaux, voire internationaux, lorsqu’une forêt brûle ou, par exemple, lorsque la « forêt de Notre-Dame » a brûlé. C’est pourquoi l’incendie volontaire est considéré comme un des crimes les plus graves. Il devient alors une arme dont les capacités de nuisances sont extrêmes et est à la source d’une nouvelle forme de terrorisme : le pyro-terrorisme. Les groupes terroristes islamiques appellent par exemple à un « jihad des forêts » et à utiliser le feu comme outil de terreur.
Les individus qui déclenchent sciemment des feux sont des criminels. Mais certains industriels, exploiteurs de la nature, et les pouvoirs qui les protègent, le sont tout autant. Les mégafeux qui se développent aujourd’hui révèlent l’inadéquation de notre représentation et de notre utilisation de la nature avec la réalité. Joëlle Zask appelle ainsi à revenir à la « culture du feu » et à cultiver le feu et la terre afin d’en prendre soin. Les mégafeux touchent l’humanité toute entière et mettent en exergue une condition humaine commune à tous. Joëlle Zask conclue ainsi son passionnant essai en affirmant qu’il est temps de poser les bases d’un nouveau contrat social incluant la nature afin de protéger nos paysages communs.
Nous vous proposons de découvrir ci-dessous trois extraits inédits de Quand la forêt brûle, de Joëlle Zask, en partenariat avec les éditions Premier Parallèle.
L’aménagement du territoire en question
Les habitants des pays industrialisés, modernes et démocratiques du Nord, qui se croyaient à l’abri des « catastrophes » à la faveur de leur science et de leur technologie de pointe, associant les risques de cataclysme naturel aux pays du Sud jugés arriérés et mal gérés, réalisent qu’en matière de feu, ils ne sont pas mieux protégés que les autres, voire plus exposés.
En novembre 2018, la disparition pure et simple de villes cossues en Californie a agi comme un électrochoc et a révélé à nouveaux frais le dualisme fautif auquel nous sommes largement inféodés. Certains militent ouvertement en faveur d’un négationnisme environnemental en invoquant des erreurs humaines dans le management des forêts et des défauts de maîtrise des territoires naturels. Les déclarations du président Donald Trump, qui, face au mégafeu étrangement surnommé Camp Fire, a d’abord recommandé de couper les arbres, puis, les 10 et 18 novembre, a accusé les services concernés de pratiquer une « gestion désastreuse » des forêts, confortent l’opinion d’une majorité d’Américains, moins audibles que lui, mais tout autant gagnés par un climatoscepticisme dont la virulence croît en même temps que les risques.
Quant aux autres, ils en viennent plus raisonnablement à se demander dans quelle mesure les politiques concoctées par les experts en aménagement du territoire et les spécialistes de la traditionnelle gestion maîtrisée des ressources naturelles pourraient se révéler responsables de la démultiplication des feux, intentionnels ou pas : « Lorsque de grands incendies se déclarent au cœur de Pays « développés », touchent jusqu’aux faubourgs des grandes capitales en entraînant de multiples victimes et destructions matérielles, le rêve de la maîtrise territoriale s’évanouit brusquement… L’échec des politiques publiques est patent. Le feu comme produit d’un système causal s’introduit à son tour, et brusquement, dans un autre système complexe où la société civile joue un rôle central : l’aménagement du territoire s’y révèle « a-ménagement ». »
Logiquement, la prévention devrait précéder la lutte. Cependant, faute d’interroger le phénomène spécifique du mégafeu, la représentation du feu comme événement à combattre en raison de son caractère coûteux et dévastateur induit une conception partielle et, dans les faits, inefficace, de la prévention. D’une part, selon un certain nombre de spécialistes, la distinction entre grands feux et mégafeux n’étant pas clairement établie, l’approche écologique fondée idéalement sur l’objectif de réduction de l’impact des activités humaines sur la nature est biaisée. La confusion qui règne accentue le clivage entre nature et culture là où il serait urgent de le supprimer au profit de relations de coopération équilibrées. D’autre part, si, en fonction de nos moyens d’évaluation des risques, les causes qui paraissent nécessaires et prédictibles sont mises en exergue, engendrant des stratégies de combat bien précises, en revanche, les facteurs complexes aléatoires, notamment ceux qu’établissent les approches transdisciplinaires ou pluriculturelles incluant l’impact des activités humaines, sont sous-évalués voire méconnus. Les interactions entre les divers facteurs sociaux et environnementaux impliqués dans les mégafeux sont de fait si complexes et diversifiées qu’une approche purement disciplinaire (géographique, mais aussi biochimique, industrielle ou économique) est inopérante : « Les incendies sont extrêmement difficiles à appréhender en tant qu’objets géographique. Leur complexité est étonnante, de sorte que traiter de ce phénomène de manière générique peut déjà être considéré comme une pétition de principe […] Les feux se développent sur un « terreau » physique et humain. »
Aucune situation n’est simple : toute réponse apportée à la question de savoir si les feux sont utiles ou non doit être nuancée. Les équilibres écologiques reposent sur des séries enchevêtrées d’interactions en partie imprévisibles. Par exemple, en fonction des essences supprimées et du calendrier, la déforestation peut s’avérer tantôt utile, tantôt nuisible. Le feu qui, dans certaines circonstances, entretient la forêt, la détruit définitivement dans d’autres.
La doctrine selon laquelle les feux de forêts seraient « naturels » ne résiste donc pas mieux à l’examen que celle qui les tient pour des accidents à prévenir absolument. Les feux de forêts ne sont ni des actes de revanche de la nature ni des phases nécessaires. Ils résultent non seulement de l’exacerbation de ces deux attitudes, mais aussi de leur implication mutuelle, l’une menant à l’autre et réciproquement. Comme on le verra plus loin, l’équilibre ne réside ni dans l’interventionnisme régulateur humain ni dans le laisser-faire, les régulations écosystémiques naturelles et les pratiques humaines de contrôle étant toujours enchevêtrées.
Scénario du pire
Le phénomène des grands feux de forêt témoigne d’un enchevêtrement inextricable entre les phénomènes naturels et les activités humaines. La seule issue possible à ce labyrinthe serait-elle de s’affranchir des rhétoriques de la domination et de l’idéalisation ? Dans les circonstances actuelles, l’idée d’une alliance originelle entre les hommes et le feu, qui expliquerait le phénomène assez rapide de cotransformation et de coadaptation entre la nature humaine et l’environnement et inciterait à reconstruire nos conceptions de la nature, manifestement inadéquates, semble se heurter à une limite. Car les feux échappent à toute tentative d’apprivoisement, de domestication ou de contrôle, se retournant contre les vies et les biens, contre les civilisations traditionnelles, dites « primitives », qui dans le passé recouraient aux feux pour accompagner leur développement. Dans les circonstances climatiques actuelles où se mêlent sécheresse, chaleur excessive et vents forts, même les feux traditionnels tendent à leur échapper. Un retour en arrière vers la restauration des fonction est historiquement écologique semble impossible.
Existerait-il non pas une mais deux « anthropocènes » ? La première correspondrait à la pyrocène dont il a été question, incluant les feux anthropiques destinés à la maintenance du milieu et à ce qui semble relever de son équilibre, étant donné l’état de nos connaissances et de nos besoins ; la seconde période, elle, coïnciderait avec l’ère du capitalisme industriel, privé ou public, qui repose sur le primat d’une nature domptée et prévisible et engendre une destruction de la nature et, possiblement, des conditions d’existence de la majorité des êtres humains.
L’environnement, qui forme le théâtre adapté aux opérations humaines, pourrait partir en fumée. Face à cette menace, l’idée que se reconstitue une nature de plus en plus indépendante de la présence humaine, dans laquelle il serait inenvisageable d’« atterrir » (selon l’expression de Bruno Latour), n’est pas absurde. La nature vierge, intacte, ne serait pas éteinte, en sursis ou sous cloche, mais à venir. La wilderness serait notre futur. Loin de retourner à ce qui peut nous apparaître, en raison de notre constitution comme un état d’équilibre, elle serait de plus en plus chaotique et déchaînée. Les feux qui ont façonné sagement, ponctuellement, progressivement, les paysages habitables, et engendré des écosystèmes dans lesquelles cohabitaient les communautés humaines et naturelles, pourraient désormais les détruire et rendre caduque, étant donné leur soudaineté et leur violence, l’idée même d’une transition possible, quel que soit le sens qu’on veuille bien associer à ce terme.
Les feux perdent progressivement leur qualité anthropique pour devenir des phénomènes physique de plus en plus indépendants, qui engendrent un environnement auquel il nous est impossible de nous adapter. Grâce à leurs capteurs et à leurs observations, les chercheurs de la NASA qui élaborent un atlas des feux envisagent sérieusement la possibilité d’un incendie à l’échelle mondiale, insistant sur la proximité grandissante des foyers et l’augmentation constante des risques de mégafeux en raison de la faible humidité de l’air, de vents plus forts et de températures estivales extrêmes.
Les réponses habituelles, domination ou préservation, ne trouvent donc plus aucun champ d’application et perdent, même à court terme, toute efficacité. Les impasses auxquelles elles mènent mettent en évidence l’impact destructeur des phénomènes liés au changement climatique – soit directement, quand le feu entre dans les villes, pollue l’air et les nappes phréatiques, asphyxie les gens, détruit les forêts, soit indirectement, quand les individus les plus riches ou les plus puissants, réalisant qu’il n’y aura, dans un futur proche, ni espace ni ressources suffisantes pour les milliards d’êtres humains, s’organisent de manière à réserver à leur usage exclusif des portions significatives de la planète, en accaparant par exemple des forêts, des sources et des lacs, des parties de montagne ou des terres arables. Cela étant, de même que les conditions climatiques tendent à transformer les feux dirigés en mégafeux incontrôlables, elles pourraient rendre dérisoires ces tentatives d’accaparement. Les très grands feux ne s’arrêtent ni aux grilles ni aux murs. Ni les panneaux d’interdiction ni les balles ne freinent leur progression. Nulle frontière ne peut leur être imposée.
Un monde sans futur
Aménager le monde et l’habiter de manière à ce qu’il persiste et puisse leur être transmis constituent le principe éthique par excellence. C’est ce qu’Emerson met en exergue, par exemple dans son essai intitulé Farming, en faisant dépendre la formation du « caractère » (au sens du mot dans l’expression « avoir du caractère ») d’une manière spécifique de se « tenir sur la terre » qui accompagne le milieu naturel tout en l’entretenant et en le sécurisant, voire en en créant les occasions d’usage futur. Or le paysan, semble le mieux placé pour cette tâche pour ainsi dire adamique : c’est lui qui construit sciemment le monde futur, travaillant pour les générations à venir : « Il est le bienfaiteur de tout temps, lui qui creuse un puit, construit une fontaine en pierre, plante une rangée d’arbres le long de la route, plante un verger, construit une maison solide, assèche un marais… rend la terre belle et désirable ; il amasse une fortune qu’il ne peut emporter avec lui, mais qui est utile à son pays longtemps après lui. Cet homme qui travaille aide la société en général d’une manière plus évidente que celui se consacre à des œuvres de bienfaisance ».
Habiter la terre n’est pas se l’approprier, s’en emparer, l’exploiter, mais y passer d’un pied léger et en prendre soin. L’écologie du paysage et celle de la nature forment un tout, du moins à l’échelle de l’humanité. La destruction du paysage par le feu, que la maison ait été épargnée ou pas, entraîne la destruction de l’habitation – home et non house –, frontière poreuse entre l’intérieur et l’extérieur, entre le passé et le futur. Avec Thoreau et Emerson, qui passaient des heures et des jours dans les bois, la maison est le lieu où rentrer après la promenade, se reposer, examiner ses trouvailles, s’isoler, non pour se séparer ou se réfugier, mais pour se renouveler et rectifier son ajustement au milieu.
Cette manière d’habiter qui correspond à l’aménagement d’une zone de contacts et d’échanges entre le soi et le monde extérieur, et dont la calcination prive le soi de l’espace de projection qui le constitue comme tel, s’oppose à la pléthore de séjours artificiels qui est le propre du monde réduit à deux dimensions, celui par exemple d’un client du tourisme de masse ou d’un agriculteur industriel recourant sans vergogne à des intrants dont il sait qu’ils sont nuisibles. Mais elle s’oppose aussi aux séjours prétendument légitimes en raison d’une quelconque antécédence d’occupation, d’une unité symbiotique postulée avec la terre, d’un « enracinement » primitif ou d’origine divine.