Le Premier ministre du Kosovo Ramush Haradinaj, ancien commandant de la guérilla kosovare (UÇK) pendant le conflit de 1998-1999, a démissionné, vendredi 19 juillet, après avoir été convoqué par la justice internationale en tant que suspect : que va-t-il se passer maintenant ?
Deux possibilités prévues par la Constitution se présentent au gouvernement et dépendent du président et des députés du Parlement. Soit des élections seront organisées dans un délai de deux mois, soit un autre gouvernement sera formé s’il obtient une majorité au sein du Parlement actuel. Ce sont donc les deux options formelles, juridiques et constitutionnelles.
Concernant votre question sur notre ancien Premier ministre, je tiens d’abord à souligner qu’il n’est pas convoqué par la justice internationale mais par une instance de droit kosovar exerçant depuis La Haye. En respectant les convocations et les demandes de la justice, notre ancien Premier ministre a démontré sa volonté de coopérer pleinement avec les chambres spécialisées.
Mais c’est un moment difficile pour le Kosovo, parce que l’histoire est trop récente tandis que nous n’avons pas connu à ce jour ni la reconnaissance des crimes commis par l’État serbe ni des condamnations proportionnelles au regard de ces crimes. Il est nécessaire de rappeler que l’UÇK, (armée de libération du Kosovo) fut une force armée qui a lutté pour la libération du Kosovo, mais la justice va prononcer ses verdicts contre certains individus de cette force. Elle ne va donc pas juger les efforts du peuple kosovar pour obtenir sa liberté et son indépendance. Je vous rappelle que le TPY (tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie) a déjà confirmé l’existence d’une entreprise criminelle au sein de l’État serbe, jugé coupable notamment de crimes commis contre les Kosovars.
Néanmoins, force est de constater avec déception que les victimes kosovares n’ont pas été traitées par la justice avec suffisamment de respect. Par exemple, jusqu’en janvier 2018, au Kosovo, en Serbie et à La Haye, 37 Kosovars (Albanais du Kosovo) et 25 Serbes au total ont été condamnés. Ces chiffres sont objectifs et proviennent du Humanitarian Law Center, organisation basée à Belgrade (créée par Nataša Kandić, Serbe) et qui travaille aussi au Kosovo.
Par ailleurs, je déplore que dans certains milieux occidentaux ait prévalu une attitude de mea culpa vis-à-vis de Belgrade. Le régime en place en Serbie a ainsi utilisé ce sentiment pour nier totalement les crimes de Milosević et de ses amis. Je vous rappelle que le nombre de victimes pendant la guerre s’élève à 13 000 victimes : 11 000 Albanais du Kosovo et 2 000 Serbes. Á cela s’ajoutent les personnes toujours disparues, et celles violées, sans compter la période d’apartheid des années 1990 encore trop méconnue ou oubliée dans le monde occidental. La guerre a également causé la destruction ou endommagement de 100 000 maisons, la destruction de lieux de culte et de culture, et l’expulsion de chez eux et hors du Kosovo de la moitié des Kosovars, y compris du diplomate qui vous parle à l’instant.
Face à ce constat, nous attendons donc toujours que la Serbie se confronte avec son passé comme une condition nécessaire à la réconciliation dans la région. Cela étant dit, la justice fait son travail et je réaffirme qu’elle bénéficie de notre soutien, car notre réponse est exigeante : elle ne consiste pas à demander moins de justice, mais bien plus de justice pour toutes les victimes et sans immunité pour les auteurs suspectés. Pour toutes les victimes albanaises ou serbes, nous souhaitons une justice indépendante et sans influence politique. La République du Kosovo est elle-même fondée sur les valeurs des droits de l’Homme, et nous avons une obligation particulière de les défendre dans notre pays et ailleurs, après avoir longtemps été les victimes des violations de ces valeurs.
Le mois dernier marquait le 630e anniversaire de la bataille de Kosovo Polje, l’un des événements constitutifs de l’identité historique et mythique Serbe. Quelle place cette bataille tient-elle dans votre histoire ?
Il est politiquement dangereux et intellectuellement superficiel de penser que la préséance chronologique peut justifier les droits ou réclamations des populations d’aujourd’hui. La question de l’identité est complexe et il ne faut pas lui donner une réponse simpliste, des identités inertes, fixées à un lieu et à un moment donné, des identités pures. Dans une région comme les Balkans où se sont déroulés tant d’événements au cours des périodes illyrienne, romaine, etc., on ne peut parler d’une continuité historique singulière exclusive.
Pour la majorité des Kosovars, cette bataille est seulement une des batailles contre les Ottomans, qui a mêlé côte à côte des Serbes, des Albanais, ainsi que d’autres chrétiens des Balkans. Par exemple en 1448, un noble transylvanien luttait contre les Ottomans mais le prince serbe le plus important de l’époque ne l’aidait absolument pas – au contraire, il coopérait avec les Ottomans. Devrions-nous opérer alors une sélection des chapitres de l’histoire pour justifier les hostilités entre nos peuples respectifs ? Je ne le pense pas.
En réalité, cette bataille du Champ des merles, importante dans le folklore serbe et d’autres folklores de la région, a été transformée et mythifiée au XIXe siècle par les fondateurs de l’État moderne serbe, d’abord par des historiens puis par des des politiciens. Malheureusement, plus tard, elle fut de nouveau instrumentalisée par l’ancien président serbe de la Yougoslavie Milosević, ce qui a marqué le début de la destruction de la Fédération yougoslave de Tito. Cette bataille représente donc une date importante pour les Serbes, mais elle est aussi importante pour tous ceux qui veulent utiliser l’histoire à des fins politiques, parfois ignobles.
Si, pour expliquer leurs racines, les Albanais et le Kosovo d’aujourd’hui font appel à la période des Illyriens ou à la Dardanie antique et aux relations de nos peuples à cette période, une période qui précède d’ailleurs l’arrivée des populations slaves dans les Balkans au VIIe siècle, cela doit être fait au nom de l’étude de l’Histoire et non pas pour s’octroyer et justifier plus de droits que nos voisins. L’Histoire doit être respectée et nous devons refuser toute instrumentalisation, car celle-ci ferme les portes de la mémoire. Je voudrais vous donner un exemple qui est un peu personnel. Au Kosovo, à la fin de la guerre, le régime serbe avait récupéré presque tous les artéfacts du musée national (et ne les a pas encore restitué), mais il avait laissé tout ce qui faisait partie de la collection d’Histoire naturelle du musée, car il cherchait des éléments qui justifient leur récit de l’Histoire. Mais de surcroit, nos autorités après la guerre ne s’intéressaient pas non plus à ces éléments puisqu’elles cherchaient également à démontrer la préséance chronologique. Petrit Halilaj, un jeune et brillant artiste kosovare a organisé une belle exposition sur cette thématique.
Dans les Balkans, parfois, les gens recherchent les divisions, en oubliant ce qui relève du naturel, cela explique en partie pourquoi les partis écologistes ne sont pas vraiment populaires dans les Balkans… Mais c’est mon pays, c’est ma région, et je pense que se projeter dans l’avenir est ce qui doit compter le plus ; et malgré tout ce que l’on entend, respectons l’Histoire et respectons nos histoires.
Quelles relations le Kosovo entretient-il avec la Serbie actuellement ?
Les relations restent difficiles entre le Kosovo et la Serbie, malgré de nombreux progrès depuis la fin de la guerre en 1999. Sur le plan diplomatique, il existe un bureau du Kosovo à Belgrade et un bureau de la Serbie à Pristina, même s’il n’y a pas de relations diplomatiques formelles puisque il n’y a pas une reconnaissance.
Nous sommes quand même désireux d’établir des relations de bon voisinage avec la Serbie. Pour cela, il nous faudra bien fermer les chapitres du passé, ce qui ne peut se réaliser en étant seul. Aussi avons-nous besoin du soutien de nos amis européens.
La région des Balkans ne peut pas être otage du manque de courage de l’élite politique serbe à dire la vérité et à accepter la réalité positive que constitue l’État indépendant du Kosovo, un État laïc et multiethnique. Le Kosovo est donc résolument en faveur de la réconciliation et de la coopération entre ces deux États indépendants et souverains, guidés par la perspective européenne.
Un accord global entre le Kosovo et la Serbie et qui envisage la reconnaissance mutuelle et une relation de bon voisinage est indispensable.
Dans chaque minorité existent d’autres minorités. Comment résoudre le problème des provinces du Kosovo du nord à majorité Serbe ?
Le Kosovo est un pays unitaire, avec ses municipalités et son gouvernement central, mais c’est bel et bien un pays unitaire. Le problème n’est pas le nord du Kosovo mais les actions déstabilisatrices de Belgrade dans cette partie du Kosovo. La déclaration d’indépendance du Kosovo est l’aboutissement d’un processus de négociations entre le Kosovo et la Serbie, sous l’égide de l’envoyé spécial de l’ONU, l’ancien président finlandais Martti Ahtisaari. Ces négociations, qui ont eu lieu principalement à Vienne, ont abordé toutes les questions et préoccupations de la population serbe du Kosovo. Si nous avons déclaré notre indépendance en février 2008, c’était sur la base d’une série de lois, de mesures et de dispositions constitutionnelles qui garantissaient les droits de la communauté serbe et aussi des autres communautés du Kosovo. Je peux vous citer quelques exemples de ces mesures.
Aujourd’hui, une population composée de près de 90 % d’Albanais, de 5 à 7 % de Serbes et d’autres communautés vit au Kosovo. Sur notre drapeau figurent six étoiles, lesquelles représentent chacune l’une de nos communautés. Les deux langues officielles sont l’albanais et le serbe. Au Parlement, 20 sièges sur 120 au total sont réservés pour les minorités. Si nous voulions modifier notre Constitution, il faudrait obtenir les deux tiers des votes au Parlement et les deux tiers des votes au sein de chaque minorité. Parmi ces 20 sièges réservés, 10 le sont pour les Serbes et les 10 autres se partagent entre les Bosniaques, Turcs, Goranis, Roms, Ashkalis, Égyptiens. Un processus de décentralisation fut également réalisé avant même l’indépendance. Une série de municipalités furent ainsi créées pour donner l’assurance à la communauté serbe du Kosovo qu’elle pourrait continuer de vivre dans cet État indépendant et multiethnique. Cela fut même complété de provisions « extra » pour les compétences des municipalités peuplées par une majorité serbe, sans compter celles, très importantes, qui relèvent des provisions dédiées à la protection de l’Église orthodoxe serbe au Kosovo.
Je vous cite toutes ces choses car ce fut un processus difficile à mener, mais c’est aussi grâce à lui que les pays occidentaux, sauf cinq États membres de l’Union, ont reconnu le Kosovo.
Je trouve regrettable que tous ces efforts accomplis par le Kosovo ne soient pas suffisamment reconnus et pris en compte par l’Europe et surtout par la Serbie. Le gouvernement serbe, au demeurant, prétend aujourd’hui, qu’il n’y a pas eu de concessions de la partie kosovare. Belgrade parle de la nécessité pour que chaque partie « gagne quelque chose » assimilant notre Pays à un gâteau dont tout le monde mérite une part.
A cet égard et au fait que le Kosovo a été fondé sur des principes de droits de l’Homme et de respect des communautés ethniques, j’estime que maintenant on peut avoir deux approches : soit on essaye d’avoir une vision et une approche en prenant compte les besoins des citoyens du Kosovo et de la Serbie, soit alors on solutionne selon les besoins des dirigeants politiques de la région. On doit en conséquence trouver des solutions qui soient dans l’intérêt général pour le Kosovo, la Serbie et l’Europe (« gagnant-gagnant-gagnant »), afin que les valeurs européennes puissent l’emporter. Autrement on risque de créer une situation réversible d’un sentiment de payer le prix en vain et de réclamer en retour son argent.
Compte tenu des dernières déclarations du président kosovar et de Rama, pensez-vous l’unification du Kosovo et de l’Albanie inévitable ?
Non. La famille européenne et l’Alliance euro-atlantique sont les deux clefs de notre politique internationale. Et nous allons tout faire pour rentrer dans ces deux familles comme État indépendant. La coopération avec l’Albanie est naturelle comme avec les pays déjà membres de l’UE mais cela ne veut pas dire que l’on ait une visée particulière avec l’Albanie. Aujourd’hui, le peuple kosovar est le peuple le plus pro-européen dans les Balkans, ainsi pour nous, il est clair que nous savons vers quoi nous voulons nous diriger. Malheureusement, je dois aussi dire qu’en même temps, à cause des faiblesses et des problèmes structurels et internes de l’Union, à cause d’une certaine hésitation de l’Union, des signes envoyés aux Balkans parfois laissent entendre que cette région n’a pas une vraie perspective européenne.
Je comprends très bien que ce sujet de l’élargissement de l’Union soit difficile et délicat. Mais cette question devrait être expliquée aux citoyens de l’Union, parce qu’il s’agit de cohérence politique : l’inclusion dans la famille européenne de ces six pays, qui ne sont pas des grands pays et qui ont une histoire commune avec l’Europe, répond à une cohérence politique. Si cette perspective s’avérait fermée, des inquiétudes et des questions seraient soulevées avec le risque de conséquences aux multiples inconnues. Ainsi, je ne pense pas que ce soit notre destin ou que ce soit souhaitable d’unifier les pays des Balkans occidentaux. La seule unification doit être celle au sein de l’Union européenne, tandis que les efforts doivent se poursuivre pour progresser dans la coopération avec nos voisins, y compris avec l’Albanie.
Mais du coup le Kosovo ne souhaite pas d’un rapprochement préférentiel avec l’Albanie, l’idée c’est d’intégrer la grande famille européenne avec ou sans elle mais si possible en incluant vos voisins des Balkans ?
Exactement. On ne peut pas laisser seuls les autres pays comme on ne souhaite pas rester seuls à l’extérieur de l’Union.
L’entrée de l’Albanie dans l’Union européenne risque-t-elle de compromettre cette potentielle fusion ?
Je voulais souligner que le Kosovo soutient pleinement les perspectives européennes et les efforts de nos voisins pour rentrer dans l’UE. Nous soutenons bien sûr le Monténégro ou l’Albanie dans ce projet. Pour nous, cela ne pose pas de risque, le risque selon nous serait si nos voisins cherchaient d’autres perspectives à celles du cadre européen.
J’espère que l’Union va décider d’ouvrir les négociations avec l’Albanie, comme avec la Macédoine du Nord, parce que ceci va vraiment faire avancer les valeurs européennes dans la région. D’ailleurs, je ne comprends pas les voix qui s’opposent à l’ouverture des négociations alors que celles-ci sont déjà très longues et difficiles ; le Kosovo soutient pleinement l’avenir européen de ses voisins. Et je peux ajouter ici que nous avons aussi soutenu l’accord entre la Grèce et la Macédoine du Nord car nous pensons que cela va renforcer la stabilité et la paix dans la région. Notre intérêt dans la région est de voir du progrès et non pas le blocage du progrès, mais chacun des pays des Balkans ne l’entendent pas toujours ainsi…
Le Kosovo exprime-t-il la volonté d’intégrer l’Union ? Si oui, cette entrée aurait-elle pour condition la résolution de ses différends avec la Serbie ?
Il est clair qu’il sera impossible pour la Serbie et pour le Kosovo d’intégrer l’Union si les différends entre nos deux pays ne sont pas réglés. Il serait anormal d’accepter deux pays qui ont tant de problèmes au sein de l’Union, d’autant que pour nous, l’Union est un projet de paix, une perspective d’avenir, un cadre de résolution des problèmes aussi.
L’approche doit donc être simultanée. Nous sommes conscients de la nécessité de réaliser des réformes internes pour l’État de droit, le niveau du développement de l’économie, du système de santé, de l’éducation etc. Et simultanément, nous devons parvenir à un accord global et définitif avec la Serbie. C’est un préalable pour le développement de bonnes relations entre notre région et l’Union.
Certes, l’Union n’est pas prête pour l’instant à accepter de nouveaux membres, mais les portes ne doivent pas pour autant se refermer. Nous pouvons facilement accepter nos obligations de réformes internes malgré les difficultés, comme le fait que l’Union doit se réformer. Mais ces deux processus de réformes ne sont pas mutuellement exclusifs.
Je voudrais d’ailleurs saluer l’engagement de la France qui a une position très claire sur la nécessité d’un succès dans le dialogue entre le Kosovo et la Serbie, et aussi saluer l’engagement personnel du président Macron ainsi que de l’Allemagne pour faciliter ce dialogue et trouver un accord. Ces engagements permettront d’atteindre une solution européenne pour que les deux États indépendants et souverains du Kosovo et de la Serbie puissent faire des progrès dans le sens vers l’Union. Sans cet engagement de la France, sans cette France qui est heureusement de nouveau active dans la région, il sera beaucoup plus difficile de trouver un accord.
Malheureusement pour l’Europe et pour le Kosovo, il n’y a pas toujours eu une convergence des positions des pays de l’Union vis-à-vis du Kosovo. Il reste en plus toujours cinq pays membres de l’Union qui n’ont pas encore reconnu l’indépendance du Kosovo, alors même que cette déclaration d’indépendance ait été jugée en conformité avec le droit international en 2010 par la Cour international de justice, suite à une saisine de la Serbie. Il existe même une conclusion du Conseil de l’UE datant de 2008 laquelle rappelle l’aspect sui generis du Kosovo, lié à la désintégration de la Yougoslavie, aux guerres des années 1990, à la présence de la mission internationale onusienne (MINUK). Il serait juste que nos amis européens nous écoutent et contribuent à la convergence de la politique étrangère européenne, et j’utilise ce terme convergence à dessein car c’est aussi celui utilisé lors du traité d’Aix-la-Chapelle entre la France et l’Allemagne.
Le Kosovo est un pays fondé sur la base des valeurs européennes, et la guerre du Kosovo de 1998-1999 puis la campagne de l’OTAN ont précisément eu lieu pour protéger les droits de l’Homme au Kosovo et pour mettre un terme aux guerres des Balkans, après celles en Croatie et Bosnie. Aujourd’hui, nous observons qu’ils sont nombreux ceux qui font l’amalgame entre la guerre du Kosovo et les autres. Mais il faut pourtant faire la distinction entre le cas de la Yougoslavie dans les années 1990 et le monde actuel après le 11-septembre. Parce que – et je fais ce détour simplement pour rappeler que c’était une campagne souhaitée par la population locale et qui advint après tous ces efforts de négociations, à trouver un accord de paix, ici même en France, à Rambouillet, donc ce n’est pas une volonté de la France ou de l’OTAN de frapper la Yougoslavie – c’était la seule possibilité de mettre un terme aux agressions de Milosević. Et je réaffirme ici toute notre reconnaissance pour la France et l’armée française et bien sûr pour l’OTAN pour avoir contribué à l’établissement de la paix au Kosovo, puis à la création pour la première fois dans ce pays d’institutions modernes et démocratiques. Le Kosovo représente un succès pour l’armée française et pour la France et depuis 1999 des liens forts sont créés entre nos deux peuples.
Je ne pense pas qu’il serait réaliste d’attendre que nos pays dans la région soient capables de trouver une solution en dehors du cadre européen. Malheureusement, c’est la réalité. Il serait souhaitable de dire que nous sommes capables de trouver les solutions nécessaires mais ce n’est pas le cas. Même pour le dialogue Kosovo-Serbie, nous avons besoin du soutien de l’Union, et c’est seulement dans ce cadre que les espoirs d’une solution sont permis. En même temps, je comprends très bien les gens qui émettent des réserves etc. mais la solution ne peut pas être la réserve en cours vis-à-vis de l’élargissement de l’Union. La meilleure façon de répondre est d’être informé sur cette région, sur la taille de ces pays, sur la volonté de ces peuples et sur les avantages que ces pays offrent à la France et à l’Union. S’ils sont laissés seuls, alors il y aura d’autres puissances qui n’ont pas toujours des bonnes intentions par rapport aux valeurs européennes qui pourraient imposer leur propre cadre. Ces puissances étrangères sont déjà là, et elles essaient de faire concurrence à l’Union.
Est-ce que vous pensez que, dans un futur lointain dans lequel les pays des Balkans feraient tous partie de l’Union, un groupe balkanique type Benelux puisse se créer au sein de l’Union européenne ?
Ce genre de coopération serait naturel au sein de l’UE, parce que ces pays partagent une histoire commune très longue et très riche – nous avons plus à voir culturellement avec le Monténégro ou la Serbie qu’avec les pays baltes et en même temps nous avons parfois plus de convergence avec les pays baltes sur, par exemple, l’appréciation de menaces externes pour l’Europe. Mais en tant que pays indépendants, membres de l’Union, ils pourraient en effet défendre ensemble des intérêts et des valeurs. Je comprends que parfois il serait nécessaire de coopérer un peu plus avec un voisin qu’avec un autre, mais la solution doit consister dans les faits à faire avancer la solidarité européenne. Autrement, le risque serait de créer des petits groupes qui ne contribueraient pas à la convergence européenne. Aujourd’hui, ce que je vois, c’est que cette solidarité européenne, qui a permis aux pays des Balkans de tourner le dos aux guerres, est parfois fragilisée alors que nous avons toujours besoin d’elle pour construire notre destin. Mais les formules de coopération de type Benelux etc. semblent être « trop poussées » pour être envisagées dans les Balkans compte tenu de l’Histoire récente.
Le rêve yougoslave, celui d’une fédération des Slaves du Sud, est-il définitivement enterré ? Ou bien, à la suite des déclarations du président albanais, la possibilité d’une coopération entre les États des Balkans selon le modèle de l’Union européenne, fondé sur la libre circulation des personnes et des marchandises, apparaît ?
Oui. Oui, absolument, nous pouvons parler d’abord de l’étymologie du terme Yougoslavie, qui correspond donc aux Slaves du Sud. Le Kosovo est peuplé d’une majorité albanaise, les Albanais ne sont pas des Slaves. L’évocation d’une telle fédération n’est donc absolument pas notre objectif, et ce n’est pas non plus un projet présent dans les Balkans puisque ce sont les autres pays slaves des Balkans qui ont recherché et obtenu avant le Kosovo leur indépendance : la Croatie, la Slovénie, le Monténégro… Je pense avec conviction qu’aujourd’hui le seul rêve est européen, et qu’ainsi tout doit être orienté vers sa réalisation. C’est indéniablement le seul projet d’avenir souhaitable pour la jeunesse de tous ces pays, y compris le mien. C’est un vaste chantier qui doit être mené par les élites politiques, par le monde académique, le monde des entreprises mais aussi toujours avec le soutien de l’Union européenne elle-même.
Les États-Unis, l’Europe – bien que de manière plus limitée –, la Russie, la Chine, la Turquie et l’Albanie jouent incontestablement un rôle important dans les Balkans. Défendent-ils des intérêts différents dans la région ? Lesquels sont-ils ?
La présence et la contribution américaines ont été cruciales pour mettre fin aux guerres de l’ex-Yougoslavie. C’est pourquoi nous estimons comme très naturel le soutien américain pour notre région, et bien sûr pour notre pays. Je vous rappelle ici que le « parapluie de sécurité » de l’Europe c’est l’OTAN, en dépit des questionnements sur une future armée européenne. Toujours est-il que pour l’instant, il faut projeter nos intérêts dans les structures actuelles et il faut être réaliste : la contribution américaine est toujours indispensable. Cela ne signifie pas que l’Europe soit exclue ou que ça l’affaiblisse.
Nous mesurons bien la situation entre la position américaine et celle d’autres puissances comme la Russie ou la Chine en Europe. Les Kosovars sont avant tout des euro-atlantistes, puis nous en venons à évaluer les actions des autres pays. Celles de la Russie dans la région ont de quoi nous inquiéter au Kosovo. Mais nous sommes désireux d’avoir de bonnes relations avec tous les pays, y compris avec Moscou, même si nous avons parfois l’impression que le Kremlin cherche à affaiblir le modèle européen et l’Europe, sans offrir une alternative.
Quant à la Chine, via son projet économique de sa nouvelle route de la soie, elle a une perspective de beaucoup plus long terme qui passe par sa présence en cours d’établissement dans les Balkans. Vous avez aussi mentionné la Turquie, mais malgré le lien historique de ce pays avec les pays des Balkans et le fait que ce soit un grand pays, elle n’est pas dans la même position globale que les autres pays dont nous venons de parler. Au final, il est pour nous essentiel de pouvoir établir de bonnes relations avec la Russie et la Chine, et quant à la Turquie, c’est déjà le cas. Globalement, j’estime que, pour l’instant, l’instabilité dans la région est d’abord provoquée par ces pays qui chez nous veulent proposer un modèle différent de celui de l’Europe. En ce domaine, le Kosovo a fait son choix, et il est évident que seul le modèle européen répond à nos aspirations pour faire avancer le pays.
Ce sont des acteurs qui défendent des intérêts différents dans la région, n’y a-t-il pas confrontation ?
Exactement, il y a souvent des « clashes » entre ces modèles. Et si l’Europe, ou plutôt l’Union européenne, n’est pas assez attentive, alors ces autres puissances peuvent aussi affaiblir, non seulement notre région, mais l’Europe tout entière.
Quelles sont les sources de doctrines et les espaces de débat stratégique (revue, think tank…) au Kosovo ?
Ils s’inscrivent surtout dans le cadre d’études juridiques et politiques, mais aussi de sécurité : D4D (Democracy for Development), Kosovo Institute for Policy Research and Development, CPC Center for Political Courage, QKSS Centre Kosovar pour les études de sécurité. Ce sont des institutions qui organisent régulièrement des conférences et publient sur des questions politiques, stratégiques, de sécurité ou de développement, d’éducation etc. C’est une nouvelle expérience dans les Balkans que de pouvoir compter sur ces structures non gouvernementales, qui nourrissent le débat public, etc. C’est d’ailleurs aussi le cas des universités qui contribuent beaucoup aux discussions politiques.
Est-ce que vous avez des exemples d’aspects particuliers de la doctrine kosovare ?
J’ai mentionné les deux familles européennes et l’alliance euro-atlantique, je n’ai pas mentionné la doctrine de responsabilité de protéger, très chère au Kosovo, c’est-à-dire que les États n’ont pas à avoir le droit faire impunément ce qu’ils veulent de leurs citoyens, et c’est normal puisque la Yougoslavie a connu cette situation où l’État, ou plutôt les États, ont violé les droits de leurs citoyens.