Le Caire. La famille de Giulio Regeni a lancé une pétition sur « Change.org » pour que le gouvernement italien rappelle son ambassadeur au Caire jusqu’à ce que l’Égypte accepte de conduire une enquête conjointe avec les autorités judiciaires italiennes. Doctorant de 28 ans de l’université de Cambridge, Giulio Regeni a été enlevé le 24 janvier 2016 au Caire. Son corps brutalement torturé a été retrouvé au bord d’une autoroute quelques jours plus tard. Le chercheur se trouvait en Égypte où il faisait une recherche sur les syndicats indépendants des ambulants, sujet très sensible en raison de la progressive consolidation du gouvernement du Général Abdel Fattah al-Sissi, au pouvoir depuis le coup d’État militaire de juillet 2013. Après la destitution du président légitime Mohammed Morsi et la dissolution de son parti, le « Parti de la liberté et de la justice » aligné sur les positions des Frères musulmans, les cas de torture, morts en détention et disparitions forcées des opposants au nouveau régime se multiplient. 

Dès le début, les autorités judiciaires égyptiennes ont mené les enquêtes de façon ambiguë et sans faire de tentative d’impliquer le parquet de Rome, chargé par la justice italienne d’enquêter sur la mort de Regeni. Les magistrats italiens envoyés en Égypte se sont donc retrouvés à conduire une investigation parallèle dans un climat hostile. L’autopsie sur le corps de Regeni a été effectuée par les autorités égyptiennes en l’absence d’un représentant italien. De même, les autorités du Caire ont ignoré la demande de fournir les images des caméras de surveillance et les relevés téléphoniques de Regeni.1

Après être revenue plusieurs fois sur la version des évènements, la police égyptienne a annoncé en mars avoir retrouvé le passeport et les effets personnels de Regeni dans le domicile d’une bande criminelle qui, déguisés en policiers, se livrait à l’enlèvement et au chantage des étrangers. D’après la version fournie par les autorités égyptiennes, les cinq membres du gang auraient été tués pendant leur arrestation2. Toutefois cette reconstruction des faits a été rejetée par les autorités italiennes, qui avaient déjà commencé à soupçonner l’implication des services de renseignements égyptiens. Cette hypothèse avait surgi après la découverte qu’un homme à la tête d’un des syndicats de vendeurs ambulants avait espionné Regeni pour la police égyptienne.3. Confronté à ces faits, après des mois de tergiversations, le gouvernement italien de Matteo Renzi a finalement décidé de rappeler son ambassadeur au Caire.

Pourtant, en août 2017 le nouveau chef du gouvernement italien Paolo Gentiloni a renversé la décision de son prédécesseur. La décision unilatérale de renvoyer l’ambassadeur a été accompagnée par l’assurance de Gentiloni lui-même qu’un chargé de coopération judiciaire accompagnerait l’ambassadeur afin de suivre l’évolution des investigations sur Regeni. Cette personne n’a toutefois jamais été désignée4. Certains observateurs de la politique égyptienne ont interprété l’ambivalence de l’Italie à l’aune des intérêts économiques italiens5. En effet, l’Italie et l’Égypte ont une relation commerciale réciproquement très avantageuse, au point que le président al-Sissi a loué le « partenariat extraordinaire entre l’Égypte et l’Italie » lors d’un meeting avec le PDG d’ENI (la principale société italienne d’hydrocarbure détenue en partie par l’État) en janvier 20196.

Le secteur pétrolier italien tire en effet des bénéfices importants de sa relation avec l’Égypte. L’ENI, implantée dans le pays depuis 50 ans, a négocié avec le gouvernement égyptien l’exploitation du gisement de gaz de Zohr, découvert en 2015 et estimé comme le plus grand gisement en Méditerranée de l’histoire7. Outre le pétrole, la relation s’étend à la finance, notamment à travers la détention par la banque italienne Intesa Sanpaolo de 80 % du capital de la Bank of Alexandria depuis 2006, et à la vente d’armes légères à l’armée et à la police égyptiennes. Ce dernier secteur ne paraît pas souffrir de la mort de Regeni, du moins à en juger par la participation de nombreuses sociétés d’armements italiennes au premier Salon de la défense en Egypte en décembre dernier.

Depuis la prise de fonction du gouvernement à double traction Mouvement 5 Étoiles – Ligue, plus aucune véritable tentative de forcer les autorités égyptiennes à conduire des enquêtes sérieuses n’a été faite. Ni la rupture des relations parlementaires avec l’Égypte, ni la décision en novembre 2018 du parquet de Rome de mettre sous enquête cinq membres des renseignements égyptiens n’ont eu pour conséquence de perturber la normalisation des relations diplomatiques. Entre les deux (désormais ex-) partenaires de gouvernement, la Ligue a paru la plus pressée de se débarrasser de ce dossier incommode. Estimant que tout ce qui pouvait être fait avait été fait, Matteo Salvini, le leader de la Ligue et à l’époque ministre de l’Intérieur, disait aux journalistes en janvier 2019 : « La prochaine fois je me porterai candidat à la présidence de l’Egypte »8.

L’Union Européenne aurait certainement les moyens pour exercer des pressions sur le gouvernement égyptien. Le marché européen est en effet vital pour les entreprises égyptiennes, qui en 2016 ont exporté de biens pour une valeur globale de 6,7 milliards d’euros9. Pourtant, le souci de certains États Membres, notamment la France et l’Allemagne, de ne pas mettre en danger une relation qui a beaucoup à donner semble exclure toute action à l’échelle européenne. D’abord, les grandes entreprises françaises souhaitent tirer profit des nombreuses occasions lucratives offertes par le désir de modernisation du président al-Sissi – à l’instar de Vinci qui a signé l’année dernière un accord pour l’extension du métro du Caire. Le projet pharaonique de construction d’une nouvelle capitale administrative à l’est du Caire pourrait également se révéler très lucratif pour le secteur du bâtiment10. Outre les enjeux économiques, l’Égypte demeure un « partenaire précieux sur la Libye dans la lutte contre la radicalisation », comme l’a rappelé le président français Emmanuel Macron lors de la visite d’État rendue à son homologue égyptien en janvier 2017. L’Allemagne a aussi des intérêts à protéger en Égypte, notamment dans le secteur des armements. Le Bundestag a en effet donné son feu vert en avril 2019 à la livraison à la marine égyptienne de six frégates construites dans le chantier naval ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS)11.

Perspectives :

  • L’Union européenne ne pourra rien faire sur le cas Regeni sans l’aval des États membres. Or, les intérêts commerciaux et sécuritaires de France et d’Allemagne dans le pays abondent plutôt dans le sens de ne pas tendre les relations avec le gouvernement égyptien.
  • Seule une implication politique ferme de la part du gouvernement italien pourrait obliger le Conseil à prendre position. Pourtant, avec un gouvernement démissionnaire et un échange commercial avec l’Égypte important, il paraît peu probable que l’Italie décide à court terme de hausser la voix pour faire justice sur le meurtre de Regeni.
Sources
  1. JOSZEF Eric, Etudiant italien tué et mutilé au Caire : Rome hausse le ton contre le régime Al-Sissi, Libération, 11 avril 2016.
  2. Mort de Giulio Regeni : la version égyptienne est outrageante, Courrier International, mars 2016
  3. CASTIGLIANI Martina, Giulio Regeni, entre Egypte et Italie, un an de mystère, Libération, janvier 2017
  4. FOSCHINI Giuliano, Silenzi e omissioni, così il caso Regeni è stato dimenticato, La Repubblica, 18 août 2019
  5. Italie-Égypte. La raison d’État avant la justice pour Giulio Regeni, OrientXXI, 31 août 2017
  6. MICHAELSON Ruth, TONDO Lorenzo, Egypt frustrates Giulio Regeni investigation three years on, The Guardian, january 2019
  7. Italie-Égypte. La raison d’État avant la justice pour Giulio Regeni, OrientXXI, 31 août 2017
  8. MICHAELSON Ruth, TONDO Lorenzo, Egypt frustrates Giulio Regeni investigation three years on, The Guardian, january 2019
  9. Site de la Délégation de l’Union Européenne en Egypte, 11 mai 2016.
  10. DE NUZZO Carlo, Une capitale chinoise pour l’Égypte ? Au Caire, le profil de la « nouvelle capitale », Le Grand Continent, 15 aout 2019
  11. CABIROL Michel, L’Allemagne approuve la vente de six frégates Meko A200 vers l’Egypte, La Tribune, avril 2019