Maiduguri. Le Nigéria est le troisième pays au monde le plus touché par le terrorisme, et Boko Haram est l’un des groupes les plus meurtriers au monde. Boko Haram subit cependant de fortes divisions internes et opère plutôt à travers deux factions. La première, la Province d’Afrique de l’Ouest de l’État islamique (ISWAP ou la faction al-Barnawi) est caractérisée par des attaques dévastatrices ciblant l’armée nigériane et évitant d’attaquer les civils. L’autre faction, le Groupe sunnite musulman pour la prédication et le jihad (JAS ou la faction Shekau), est dirigée par Abubakar Shekau. Cette faction est connue pour sa violence aveugle, ciblant des civils, des camps de déplacés, des mosquées et l’utilisation des femmes et enfants comme kamikazes.

Le Nigéria peine à vaincre Boko Haram. Même si le président Buhari a déclaré fin 2015 que le groupe terroriste avait été « techniquement battu », cela est loin d’être vrai aujourd’hui. Boko Haram continue de mener des attaques principalement dans l’État de Borno et dans les pays voisins. Le changement d’un général aura probablement très peu d’impact. Afin de lutter plus efficacement contre le groupe, il faudra aller au-delà des changements d’apparence et s’occuper des problèmes systémiques qui ont entravé l’armée nigériane.

En dépit d’une reprise de territoire en 2015, l’armée doit faire face à de nombreux obstacles. Les soldats se plaignent des déploiements trop longs et de ne pas être suffisamment payés ni équipés. En août 2018 des soldats ont manifesté à l’aéroport de Maiduguri contre leurs conditions de travail. Tirant en l’air ils ont critiqué leur manque de formation et un déploiement trop long (jusqu’à trois ans pour certains).1 Ces problèmes d’équipement empirent avec la corruption. Les soldats se plaignent que les officiers pillent leurs salaires et le budget militaire. Ceux-ci sont également accusés de s’enrichir avec de faux achats d’armes.2 Ce qui rend tous ces problèmes systémiques encore plus difficiles à résoudre est le fait que l’armée est mise sous pression par une multitude de problèmes sécuritaires à travers le pays. Sans un changement majeur, il est difficile d’envisager une victoire de l’armée nigériane.

Une nouvelle direction pour ISWAP ?

En dépit de son succès, certains bouleversements au sein d’ISWAP ces derniers mois pourraient laisser croire que le groupe abandonne sa ligne « modérée » pour une position plus extrémiste. Outre le remplacement de son gouverneur, ISWAP a aussi exécuté deux de ses chefs l’année dernière : en septembre 2018 Mamman Nur, pour avoir prétendument mené des négociations secrètes avec l’armée nigériane, et en octobre 2018 Ali Gaga, après la découverte de son intention de libérer 300 otages puis de se rendre à l’armée nigériane.3 Ces exécutions ont eu lieu en même temps que trois exécutions d’employées du CICR et de l’UNICEF qui avait été kidnappées.

Les actions récentes du groupe indiquent une direction plus expansionniste et extrémiste. D’abord, ISWAP a mené des attaques récentes au nord de ses zones habituelles d’opération au Tchad et au Niger. Par exemple, le 26 mars ISWAP a mené sa première « opération à grande échelle » à N’guigmi, à 100 km au nord de Diffa (Niger), tuant 14 personnes. Ensuite, les cibles d’ISWAP ressemblent beaucoup plus à celles traditionnellement visées par la faction Shekau. Par exemple, le 5 mars ISWAP a enlevé deux femmes à Diffa ; et le 20 mars, quatre à Bosso (Niger) ; ISWAP avait évité les enlèvements de femmes auparavant.4 Un rapprochement entre les groupes est possible, mais pas du tout inévitable. ISWAP semble être divisée entre une faction ressemblant plus à celle de Shekau, et des miliciens qui semblent toujours fidèles à la stratégie d’al-Barnawi et Mamman Nur. Les dynamiques internes sont en perpétuel changement, il est donc trop tôt pour dire quelle voie poursuivra ISWAP, ou s’il y aura un nouveau schisme au sein du groupe.

Les esprits et les coeurs

Qu’est ce que ces évolutions impliquent pour la bataille pour les cœurs et les esprits de la population de l’État de Borno ? Accusée d’exactions et de détention arbitraire, l’armée nigériane perd la confiance de la population locale. Selon le PNUD, plus de 70 % des djihadistes interrogés ont expliqué qu’ils avaient pris les armes en réponse aux « actions du gouvernement », comme la mort ou l’arrestation d’un proche.5 ISWAP a historiquement cherché le soutien de la population locale en creusant des puits, fournissant des services de santé et encourageant les échanges commerciaux. Certains individus qui ont subi les exactions de l’armée commencent à se demander s’ils vivraient mieux sous ISWAP. Certains ont indiqué dans des entretiens qu’ils voteraient pour ISWAP si le groupe renonçait à la violence et devenait un parti politique.6

ISWAP est toujours loin d’être une véritable alternative politique au gouvernement nigérian, surtout car le groupe risque de perdre le peu de soutien local qu’il possède s’il continue sa dérive extrémiste. De plus, ISWAP ne semble pas du tout intéressé par une solution politique. Indépendamment des dynamiques internes d’ISWAP, le gouvernement nigérian fait face à un défi très important – convaincre la population locale qu’ils vivraient mieux au sein de la fédération que dans un État islamique dirigé par ISWAP. Ce défi ne sera pas facile à réaliser : il faudra que l’armée protège la population locale et limite les exactions et les détentions arbitraires. Pour cela, il faudra régler les problèmes de morale, de formation, d’équipements et de corruption au sein de l’armée.

Perspectives :

  • Les dynamiques internes d’ISWAP sont à suivre dans les prochains mois. Ces changements sont profondément importants pour déterminer la stratégie du groupe concernant ses cibles et ses relations avec la population locale. Le résultat déterminera aussi la décision de poursuivre son expansion au nord et la forme de ses relations avec l’État islamique. Si le groupe continue suivant ses récentes tendances, un rapprochement avec la faction Shekau est possible, cependant les loyalistes d’al-Barnawi et Mamman Nur pourraient s’imposer et remettre ISWAP sur sa voie originelle.
  • Si le général Adeniyi arrive à remonter le moral des troupes et régler les problèmes auxquels l’armée doit faire face, son mandat pourrait être un tournant dans le conflit. L’armée a montré en 2015 qu’elle pouvait vaincre Boko Haram, mais elle semble avoir du mal à surmonter ses problèmes actuels.
  • La solution au conflit ne peut être seulement militaire. Le gouvernement doit s’engager dans une perspective de long terme et montrer qu’il peut protéger la population et lui assurer une qualité de vie suffisante s’il veut vaincre ISWAP sur le plan politique et médiatique.