Après l’entretien avec l’Ambassadeur du Myanmar à Paris, Le Grand Continent poursuit sa vaste enquête auprès du personnel diplomatique. Dans cette série de longue haleine, nous interrogerons tous les ambassadeurs étrangers en poste à Paris pour les confronter sur les représentations géopolitiques de leurs pays respectifs.

Quels sont aujourd’hui les principaux sujets géopolitiques internes à la Belgique ?

S’agissant de mon pays, la première réponse est la plus évidente, tout le monde s’en doute un peu. La Belgique est un État qui n’est pas homogène d’un point de vue linguistique et qui, de ce fait, a dû se doter d’une structure politico-administrative assez complexe qui est celle d’une fédération. Je dirais même d’une fédération sui generis, puisque toute une série d’éléments de ce fédéralisme belge sont singuliers à la Belgique et ne se retrouvent pas dans d’autres formes de fédéralisme. Donc la première question est de savoir comment les contraintes géographiques (là aussi prises au sens large), pas uniquement la géographie physique mais aussi humaine, politique, la géographie économique, cela va de soi ; comment ces contraintes ont-elles abouti à la formation de la Belgique d’aujourd’hui et comment envisager son évolution demain ?

La géopolitique de toute évidence ne doit pas servir seulement à analyser ce qui s’est passé et ce qui existe aujourd’hui mais doit aussi examiner les scénarios d’avenir et leur prévisibilité. Initialement pour mon pays, il faut remonter à l’époque de la Gaule. Les peuplades qui ont occupé le sol de ce qu’on appelle aujourd’hui la Belgique étaient des Germains et des Celtes, à peu près en même proportion d’ailleurs. Avec de temps à autre des rivalités, voire des repoussements vers ce qu’on appelait à l’époque la Bretagne et qui est aujourd’hui la Grande-Bretagne, vers la région du Rhin, voire plus loin vers le Danube. Il va de soi que, quand je parle de Belgique, je parle d’un espace géographique qui s’étendait non seulement sur le territoire belge d’aujourd’hui mais qui englobait aussi le Nord de la France, le Sud des Pays-Bas et l’Ouest de l’Allemagne, ce qui correspondait aux terres des peuples de la Gaule Belgique. C’est la région dont parle César dans son fameux De Bello Gallico, dont tout le monde en Belgique (du moins ceux qui ont fait du latin !) apprenait à l’âge de douze ou treize ans la phrase emblématique, Horum omnium fortissimi sunt Belgae, de tous ces peuples (de la Gaule), les Belges sont les plus… cela dépend de la définition qu’on donne à l’adjectif fortis qui a évolué au cours des âges. En suivant Cicéron, à l’époque où César l’a écrit cela voulait plutôt dire barbare, dans le sens « sauvages extrêmement violents ». Heureusement aujourd’hui on ne peut plus en dire autant. En tout état de cause, ce qui est devenu aujourd’hui la Belgique était déjà terre de croisements ethniques. C’était déjà un carrefour linguistique.

Je vous passe toute l’Histoire mais il importe de rappeler qu’au cours des siècles, ce qui est aujourd’hui la Belgique a connu de nombreuses dominations étrangères qui ne furent jamais néerlandophones sauf la dernière période où nous avons été occupés par les Pays-Bas, immédiatement avant l’indépendance belge de 1830. En dehors de cette époque hollandaise la domination fut autrichienne, espagnole, bourguignonne ou française ; napoléonienne d’ailleurs puisque Bonaparte avait même tracé chez nous les frontières de départements.

Tout cela s’est fait à la faveur du français. Les cours de Vienne, Madrid et autres, bien sûr Paris, ne parlaient pas le néerlandais. C’était le français la langue véhiculaire en Europe et c’est donc le français qui s’est imposé aux élites politiques et administratives en Belgique. Le néerlandais d’ailleurs n’existait pas encore non plus sous la forme codifiée et harmonisée qu’on lui connaît. Quant au flamand, on observera qu’il n’est pas considéré comme une langue mais bien comme une série de dialectes. Les langues officielles de la Belgique d’aujourd’hui sont le néerlandais, le français et l’allemand. A Anvers, à Gand, dans le Limbourg, le long de la côte… outre le néerlandais, les gens parlent des dialectes du flamand. La langue néerlandaise elle-même n’a été unifiée et codifiée qu’assez tardivement au moment où les Pays-Bas sont devenus une très grande puissance commerciale et maritime dans les années 1600-1650, plus forte même que la Grande-Bretagne, avec une flotte gigantesque qui leur a permis de bâtir l’Empire des Indes orientales, dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’Indonésie. Les Pays-Bas s’étaient donc considérablement développés en créant un très grand empire colonial. Ils étaient devenus une véritable puissance. De là la nécessité d’unification et de codification de la langue.

On a donc connu dans cette région qui englobe la Belgique une évolution très contrastée selon les endroits. Il faut d’ailleurs différencier les Pays-Bas du nord et les Pays-Bas du sud, ceux du nord étant les Pays-Bas actuels et ceux du sud la Belgique ainsi qu’une partie du nord de la France. Mais il y a toujours eu des interactions entre ces territoires. Du point de vue linguistique cependant et pratiquement jusqu’à la Première Guerre mondiale, toutes les élites flamandes parlaient français. Il n’y avait que le peuple, essentiellement agricole à l’époque, qui parlait le flamand. Donc pour ce qui est aujourd’hui de la question des langues et la lecture géopolitique qu’on peut en avoir, qui est locale et européenne, on peut dire que toute cette évolution s’est faite d’une manière pas du tout linéaire pour en arriver au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale où la Flandre entame un décollage économique extrêmement impressionnant qui l’amène à être aujourd’hui une des régions d’Europe les plus prospères en termes de PIB par habitant. En peloton de tête des régions de l’Union avec une économie extrêmement innovante tournée vers les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et à côté de cela une économie plus traditionnelle autour de grands pôles logistiques que sont les ports d’Anvers, de Zeebrugge et de Gand, pôles de transports maritime et industriel. Anvers est par exemple le deuxième site pétrochimique du monde après Houston au Texas. Il y a donc toute une industrie pétrochimique qui contribue puissamment à faire de la région d’Anvers une zone de développement économique très forte.

La position géographique de la Flandre et de la Belgique de manière générale, combinée à ses atouts logistiques, a permis un décollage économique. Nous sommes dans la proximité de toute une série de centres de développement économique extrêmement forts en Europe. Vous avez la banane qui commence entre Ruhr et Rhin et se prolonge pratiquement jusqu’à Milan et une autre banane dans le Randstad hollandais, c’est-à-dire la région d’Amsterdam, Rotterdam plus Anvers et qui remonte vers l’Allemagne avec des possibilités de déploiement logistique et de distribution qui nous ont permis une prospérité économique flagrante. Cette localisation, il faut la regarder sur une carte et voir les distances entre la Belgique et tous ces grands pôles voisins de développement économique. A l’inverse, la région de Dunkerque est proche de la Flandre mais les ports y sont de plus petite taille. Dunkerque est justement bien plus lointaine des autres pôles économiques européens, il y a beaucoup moins de possibilités de transit rapide des marchandises avec la région allemande du Rhin-Ruhr.

Et au point de vue plus politique ?

Sur ce fond de géo-économie se greffe la question du politique. On a affaire aujourd’hui à une Belgique qui présente une triple facette (Flandre, Wallonie et Bruxelles). La Flandre est extrêmement puissante sur le plan économique : sur les 11 millions d’habitants de la Belgique, un peu plus de 6 millions habitent cette région. J’évoquerai Bruxelles plus avant. La Wallonie, quant à elle, est la partie sud du pays qui avait été une des toutes premières en Europe à embrayer sur la révolution industrielle en créant dans les bassins sidérurgiques de Liège et Charleroi des industries à la fois minières et sidérurgiques très importantes. C’est l’époque ou l’ingénieur britannique John Cockerill développe de nouveaux procédés pour la sidérurgie, il s’établit à Liège et crée une industrie sidérurgique qui jusque dans les années 1970 a été très performante.

Depuis malheureusement il y a eu un effondrement de la sidérurgie et de l’industrie extractive du charbon à peu près partout en Europe. On le voit encore aujourd’hui, ce que les Européens font encore en sidérurgie sont des produits finis dans des niches très spécialisées, mais l’industrie de base n’est plus présente car nous ne sommes plus compétitifs. Cela a conduit à un effondrement industriel de la Wallonie qui a eu lieu essentiellement dans les années 1960-70 mais dont les effets se font ressentir encore aujourd’hui de façon parfois dramatique.

La Wallonie toutefois ne peut être décrite seulement comme une région en déclin. Elle est aussi assez diversifiée car il y existe de remarquables poches de développement économique et de richesse. Par exemple les environs de Wavre (région de Brabant-Wallon) constituent l’une des poches les plus prospères du pays parce qu’elles abritent deux types d’entreprises qui connaissent beaucoup de succès : d’abord tout ce qui concerne le pôle pharmaceutique et la bio-industrie avec souvent de très grosses firmes (GlaxoSmithKline pour n’en citer qu’une seule d’entre elles) et ensuite toute une série de petites et très petites entreprises dans le domaine scientifique qui émanent de l’université catholique de Louvain (des « spin off » de l’UCL) avec des ingénieurs, des chercheurs qui décident de se lancer dans les affaires. Je prends pour exemple une firme qui s’appelle IBA et qui a développé une série d’applications médicales et industrielles sur la base des accélérateurs de particules. Il y a énormément de domaines d’application industrielle ou médicale, tout une série de traitements du cancer utilisent les accélérateurs de particules pour faire des bombardements d’ions. Vous avez d’autres applications, industrielles celles-là, qui relèvent de la même technologie comme les films plastiques qui entourent les aliments. L’exemple d’IBA qui a commencé comme toute petite firme d’ingénieurs diplômés de l’UCL et est maintenant une grande entreprise à vocation mondiale illustre bien cette Wallonie qui réussit.

Tandis qu’il y a d’autres parties de la Wallonie, ce qu’on appelle le centre notamment avec la région de Charleroi et le Hainaut où vous avez des friches industrielles à ne plus savoir où les mettre, un taux de chômage affolant et des perspectives beaucoup trop misérables pour les jeunes générations. La Wallonie présente aujourd’hui un visage très contrasté avec des poches de développement économique impressionnant et des poches de sous-développement aussi impressionnant.

Au milieu il y a Bruxelles, officiellement région bilingue puisque capitale du pays, historiquement clairement flamande mais devenue aujourd’hui essentiellement francophone. Enfin, c’est avant tout une métropole internationale où le pourcentage de non-Belges dépasse celui de toutes les autres capitales d’Europe. Bruxelles est belge bien sûr mais aussi internationale avec des institutions comme la Commission européenne, le Conseil de l’UE et l’OTAN, ce qui amène beaucoup de fonctionnaires internationaux. Mais d’un point de vue belge, Bruxelles est bilingue. Pour toute une série de raisons qui tiennent en grande partie à ce que les revenus de la fiscalité des entreprises y sont faibles alors que les dépenses y sont lourdes pour la gestion infrastructurelle d’une grande conurbation, Bruxelles est une région relativement pauvre par rapport à la Flandre et même la Wallonie.

Les francophones en Belgique sont autour de 4,3 millions mais il reste encore une troisième composante linguistique de la Belgique : la communauté des germanophones. En Belgique, les régions (Flandre, Wallonie et Bruxelles) ont des assises territoriales tandis que les communautés (flamande, française et germanophone) ont des bases linguistiques. En Flandre cependant, la région et la communauté ont fusionné. Résultat de l’Histoire du XXe siècle, nous avons 85 000 Belges dont la langue maternelle est l’allemand. En taille, cette communauté germanophone équivaut à une petite ville ou une grosse bourgade en Allemagne mais dispose de ses propres institutions exécutives et législatives. On ne va pas trop parler d’eux aujourd’hui car, du fait de leur faible nombre, ils sont moins représentatifs d’un point de vue macro-économique ou politique. Les Germanophones sont toutefois des Belges très loyaux à la fois au pays et à son système fédéral.

Les communautés flamande et française (entendez « francophone ») habitent donc des régions (Flandre et Wallonie) dont le sort économique est très diversifié. Un Nord généralement prospère et nanti d’une économie très moderne, ce qui se reflète dans le fait que les partis de gauche y sont relativement faibles car il y a relativement peu d’ouvriers. Il n’y a en effet presque plus d’ouvriers en Flandre, ils sont devenus employés ou techniciens très spécialisés dans une matière ou une autre. Le PS flamand depuis la Deuxième Guerre mondiale a terriblement chuté en importance car il ne dispose plus d’une base ouvrière forte. Sa base est aujourd’hui essentiellement la classe moyenne intellectuelle et non plus ouvriériste, ce qui permet de mobiliser d’importantes foules de militants. La Flandre vote clairement à droite et au centre-droit.

C’est tout à fait différent en Wallonie où il y a encore une base ouvrière importante et malheureusement aussi une base, si je peux m’exprimer ainsi, de « laissés-pour-compte », de gens qui ont décroché du système de l’emploi pour toutes sortes de raisons et qui, donc, votent à gauche ou protestataire. Ce dualisme économique entre Flandre et Wallonie débouche directement sur une situation électorale très diverse. Comme tous les pays d’Europe nous avons connu en mai dernier des élections. En Belgique toutefois, elles furent non seulement européennes mais aussi fédérales et nous avons eu comme tous les pays d’Europe un vote protestataire important. Cela n’est pas très remarquable mais ce qui l’est, c’est que ce vote protestataire s’est exprimé à l’extrême-droite en Flandre et à l’extrême-gauche en Wallonie. Le parti vainqueur en Flandre, la N-VA, s’est vu débordé sur sa droite par un parti résolument d’extrême-droite qui s’appelle le Vlaams Belang, une sorte de Rassemblement national, parfois plus extrémiste encore. En Wallonie en revanche, le PS s’est fait dépasser sur sa gauche par le Parti du travail de Belgique (PTB) qui est en fait un parti marxiste-léniniste qui ne dit pas franchement son nom. Ce n’est pas un parti de gouvernement mais d’opposition systématique, un parti qui ressemble à La France insoumise mais parfois aussi en plus radical.

Donc on voit bien que ce vote protestataire, qui existe dans tous les pays d’Europe, en Belgique se traduit différemment en Flandre et en Wallonie et que cela résulte finalement de raisons de développement économique. Tout ceci ne facilite pas l’organisation du gouvernement fédéral de la Belgique puisque tous nos gouvernements, par la force des choses, sont des gouvernements de coalition pour lesquels il faut trouver une majorité au Parlement fédéral et normalement, mais pas obligatoirement, aussi une majorité dans les deux groupes linguistiques.

Ces situations très différentes qu’on a entre nord et sud, c’est vraiment la question pour laquelle l’instrument géopolitique est en Belgique tout à fait essentiel. Qu’est-ce que cela va donner à l’avenir ? Difficile à dire… beaucoup croient que la Belgique risque d’exploser, je n’en suis pas si sûr car il n’y a pas de majorité ni en Flandre, ni en Wallonie ni à Bruxelles pour soutenir cette option. Il y a en revanche certainement des groupes politiques pour demander une structure décentralisée encore plus forte (les régions et communautés belges ont des compétences extrêmement étendues et notamment à l’international, prolongement de leurs compétences constitutionnelles internes, ce qui constitue l’une des singularités du fait belge). Ce n’est ainsi pas le cas des Länder allemands.

Nous avons un fédéralisme très décentralisé, trop peut-être mais cela, c’est un commentaire strictement personnel. Toutefois, je ne le vois pas changer fondamentalement de nature dans les années à venir. Je crois en effet que ni la Flandre ni la Wallonie et encore moins Bruxelles n’auraient intérêt à la séparation du pays. La Flandre d’abord parce que les Flamands se retrouveraient comme entité rejetant la Belgique et devraient donc se faire réadmettre dans l’UE. Il est à peu près certain qu’une série d’États qui connaissent des tendances autonomistes comme l’Italie, la France et l’Espagne n’auraient pas du tout envie d’encourager ce genre de mouvements là. D’autre part, la Flandre si elle devait se séparer de la Wallonie se retrouverait devant une Wallonie appauvrie par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui (on estime aujourd’hui un appauvrissement pouvant aller jusqu’à 12 % de la situation actuelle) alors que les entreprises wallonnes sont les premières clientes des firmes flamandes. La Flandre se priverait d’une ressource extrêmement importante et n’arriverait pas à exporter autant qu’elle le fait aujourd’hui en Wallonie. D’un point de vue économique, tout le monde y perdrait. Donc je ne crois pas au scénario d’explosion du pays.

L’option confédérale invoquée par certains en Belgique, c’est du mauvais théâtre. La confédération n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, une forme d’organisation de l’État. C’est une structure toujours évolutive qui réunit des États différents et indépendants les uns des autres à la différence de la fédération qui est une forme d’État dans laquelle il y a une structure fédérale ainsi que des entités fédérées. Une confédération ne dispose pas de Constitution alors qu’une fédération a une Constitution. Une confédération fonctionne sur un traité entre États indépendants. L’UE, dans son format actuel est un prototype de confédération, série d’États indépendants qui par traité mettent en commun la gestion de certaines compétences. Et quand on globalise l’étude, on voit que la confédération n’est pas du tout un modèle fixe. La Suisse par exemple a commencé comme une confédération : « la confédération helvétique » mais elle n’est pas restée une confédération et c’est aujourd’hui un État fédéral. Les États-Unis ont commencé comme une confédération et sont aujourd’hui un État résolument fédéral, en pleine évolution car les États fédéraux, eux aussi, sont souvent caractérisés par une évolution constante des compétences constitutionnelles, même si le processus politique prend beaucoup de temps.

La subsistance et les éventuels ajustements du modèle fédéral, c’est la principale question de géopolitique en Belgique. La deuxième question de géopolitique relève de la sécurité et de la défense du pays, une partie par l’Union, l’autre par l’OTAN et il est très intéressant de voir l’évolution de la Belgique depuis 1949 et la signature du traité de Washington avec les autres fondateurs de l’alliance atlantique. La Belgique n’est alors géographiquement pas très éloignée de la menace soviétique par rapport à aujourd’hui. De nos jours si l’on considère la menace russe, elle est beaucoup plus lointaine qu’à l’époque soviétique. La perception de la sécurité est très différente de ce qu’elle était à l’époque de la guerre froide.

Comment la Belgique envisage-t-elle sa relation avec ses partenaires européens ? Quels sont les sujets où elle a aujourd’hui des points de convergence et de divergence ?

Traditionnellement la Belgique a toujours eu à la fois une position très favorable à l’intégration européenne et en même temps assez proche de celle de la France avec des fluctuations au cours de l’Histoire. Notre proximité par rapport à la France est beaucoup plus prononcée aujourd’hui qu’à l’époque du général de Gaulle, où il y avait de réelles divergences entre les points de vue français et belge sur l’intégration. De nos jours nous avons en revanche, sur toute une série de points, une position très proche, voire identique à celle de la France et singulièrement de la France du président Macron. De ce point de vue-là, il faut remarquer que la Belgique continue d’être extrêmement favorable à l’intégration européenne car ce pays est géographiquement contraint par sa taille et ne peut se suffire à lui-même en termes de marché. Nous avons besoin d’ouverture de frontières, de marché unique et de politique commerciale commune comme d’un moteur pour notre développement économique. Un pays comme la France, probablement moins aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans de cela, peut se permettre une certaine forme d’autarcie, mais en Belgique cela n’a jamais été le cas. L’autarcie ne veut rien dire car le territoire national est bien trop petit pour les entreprises belges.

Du point de vue de sa sécurité, la Belgique ne peut pas vivre sur la base de relations bilatérales. Nous avons impérativement besoin du réseau des relations multilatérales. Par deux fois au XXe siècle nous avons cru comme à un mirage aux traités de sécurité, souveraineté et d’inviolabilité, ce qui nous a valu d’être parmi les victimes des deux guerres mondiales. Depuis, les autorités politiques belges ont pris un parti à la fois multilatéral et très pro-européen, tout simplement car la sécurité et le développement économique du pays en dépendent de manière cruciale. C’est un axiome de base pour la Belgique, Il ne faut rien envisager comme position de politique européenne ou étrangère qui se départisse de cet axiome.

Deuxièmement, la proximité avec la France : tous les deux sont des États fondateurs de l’Union et ils ont développé une vision assez proche de ce que doit être l’Union à la fois en termes stratégiques et tactiques. Je l’ai déjà dit, ce ne fut pas toujours aussi harmonieux puisque le général de Gaulle avait une perception assez différente de l’Europe et de son intégration. Il avait essentiellement une vue de l’Europe des nations et l’Europe supranationale, qui s’est aujourd’hui développée à côté de l’Europe des nations, lui était détestable.

Pour le reste nous avons toujours eu avec la France des positions très proches et c’est devenu aujourd’hui particulièrement frappant. Que ce soit le développement économique et industriel avec le tournant vers les nouvelles technologies, que ce soit pour l’économie de la transition écologique, pour la question sensible des migrations, pour la question de la défense et de la sécurité de l’Europe, la question en général du multilatéralisme etc., la Belgique et la France sont sur des lignes à peu près identiques. Par exemple, sur la réalisation de l’Union financière et monétaire, nous sommes sur la même longueur d’onde que Paris sur les objectifs mais nous divergeons parfois un petit peu sur le plan tactique car nous sommes entourés au nord et à l’est (Pays-Bas et Allemagne) par deux États qui sont assez hostiles à une intégration plus forte de l’Europe financière et monétaire. Nous sommes donc obligés, compte tenu de notre taille et de l’importance de ces deux voisins pour notre commerce international, de mettre un peu d’eau dans notre vin – ce que Paris n’est pas nécessairement obligé de faire.

Quelle est la position de la Belgique vis-à-vis de l’agenda européen et international des prochains mois : Brexit, nouvelle Commission, G7 de Biarritz.

La Belgique n’est pas membre du G7. En revanche nous y participons via la Commission européenne qui est la représentante de l’intérêt commun de l’Union. Nous sommes donc indirectement très concernés. Pour nous, ce qui est d’abord important dans le G7, c’est d’essayer, autant que faire se peut, de ramener une forme de rationalisme multilatéral. Du fait que le monde n’est plus bipolaire mais bien multipolaire avec une série de puissances économiquement et politiquement très affirmées et qui ont une tendance croissante à jouer des cartes bilatérales avant tout, le multilatéralisme se trouve aujourd’hui affaibli et menacé de l’être plus encore. Le tournant pris par la politique américaine avec l’arrivée de Donald Trump n’est pas à proprement parler surprenant. Il s’agit seulement d’une accentuation extrême de ce qui existait déjà auparavant puisque les Américains n’ont jamais été des grands partisans du multilatéralisme. Mais ils s’étaient toujours arrangés pour respecter certaines règles du jeu essentielles. Ce président-ci toutefois amène son pays à une confrontation directe et quasi-permanente avec le multilatéralisme tel qu’il s’est institutionnalisé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes donc dans une situation où le multilatéralisme est attaqué de toutes parts et pour nous, Belges, le bien-être et la sécurité du pays dépendent fondamentalement d’un multilatéralisme fort et efficace.

Ce qui se passe actuellement ne nous arrange absolument pas et nous comptons sur la présidence française du G7 pour essayer de ramener non pas de la discipline car le mot est trop fort mais simplement un bon sens multilatéral. En définitive, il ne s’agit pas de développer des théories alambiquée, c’est simplement du bon sens et il faut essayer de faire comprendre aux États du G7 qu’ils se desservent en n’ayant pas une approche plus multilatérale.

Le deuxième objectif n’est pas exclusif au G7 mais dépend de l’Union. Nous ne souhaitons pas renouveler la crise qui a suivi les événements de 2008, et qui nous a tous, Européens, coûté énormément. Sur le marché bancaire d’abord, en fait de la cohésion sociale ensuite puisque c’est avant tout la classe moyenne qui a fait les frais de cette crise avec toutes les conséquences que cela sous-entend. Regardez ce qu’il se passe en Allemagne aujourd’hui : la Deutsche Bank qui était il y a quelques années encore un instrument bancaire extrêmement puissant est aujourd’hui dans de grosses difficultés. D’où, d’ailleurs, l’intérêt des Allemands dans la nomination de la nouvelle directrice de la BCE, Christine Lagarde, qui doit bien garder la ligne de M. Draghi, à savoir les taux d’intérêt bas parce que le milieu bancaire allemand risque de souffrir dans le cas contraire. Sans encore mentionner le cas de certaines dettes souveraines d’États membres de l’UE ! Nous souhaitons grâce au G7 mais aussi grâce aux instruments monétaires et financiers européens et internationaux pouvoir augmenter cette stabilité financière qui est gage d’un développement économique harmonieux.

Nous souhaitons également, puisque c’est aussi au G7 que cela se discute, avoir une approche un peu plus rationnelle vis-à-vis de la lutte contre le réchauffement du climat et la protection de la biodiversité. Je ne dirais pas que nous sommes à deux doigts d’une catastrophe car le catastrophisme en la matière est plus contre-productif qu’autre chose, mais si nous ne faisons rien, nous risquons beaucoup. Et nous pourrions nous montrer plus actifs encore dans bien des domaines, allant des mesures de protection aux innovations technologiques. La science a toujours apporté les bonnes réponses au moment où l’humanité en a eu besoin mais il faut l’aider et financer son développement. Et nous ne pouvons à peu près rien y faire seuls, nous avons besoin que fonctionne là aussi l’approche multilatérale qui englobe les États-Unis d’Amérique et la Chine, et des pays comme l’Inde et d’autres où le développement économique est fort mais la protection de l’environnement n’est pas encore suffisamment une priorité. C’est pourquoi le G7 a un rôle important en créant des dynamismes auxquels de nombreux États finissent par se joindre.

Il y a enfin un élément dans les priorités françaises du G7 qui nous intéresse beaucoup : le socle des droits sociaux. L’actualité nous le montre à suffisance, nous sommes dans une phase de notre développement économique où le libéralisme qui nous a tellement servi est menacé par la perception qu’en a l’électeur mais aussi par une concertation insuffisante entre les partenaires sociaux. Je crois que le libéralisme doit être bien compris. Nous sommes tous en Europe des libéraux, même si, dans certains médias et partis politiques, le terme libéral est aujourd’hui considéré comme infamant – ce qui est aussi insensé que dangereux. Nous sommes tous des libéraux, disais-je, avec un peu plus ou un peu moins d’interventionnisme d’État selon les pays et les circonstances politiques. Si nous voulons continuer sur cette voie libérale qui a tellement servi le développement économique du monde, si nous voulons éviter que ce libéralisme fasse courbe rentrante, ce qu’il est déjà en train de faire, il faut développer plus de concertation entre les partenaires sociaux, développer des socles de droit sociaux. Il faut sans doute faire notre travail entre Européens mais il faut aussi l’envisager au plan mondial. Il faut qu’il y ait des chartes de droits sociaux minimum. C’est une des excellentes et très pertinentes ambitions françaises pour sa présidence du G7 mais elle ne se réalisera pas en claquant des doigts.

Il y a aussi quelques facteurs d’optimisme. On se rend compte que les États du G7 ne sont pas sourds et il faut espérer beaucoup des discussions entre chefs d’États et de gouvernement. C’est là que les choses vont pouvoir se développer. Je ne suis pas naïf car je sais bien que le président américain n’est pas quelqu’un qui écoute ce genre de propositions mais il faut encore et toujours chercher à le convaincre en lui montrant que l’intérêt des États-Unis n’est pas dans le rejet de la logique multilatérale. Quant au président chinois, il n’est pas tout à fait sourd non plus. Que du contraire ! Donc, comme je le disais, il faut pouvoir créer des dynamiques au sein du G7 avec des États qui commencent à avancer plus vite que d’autres et forcent les autres à les rattraper. Je ne suis pas exagérément optimiste mais je ne suis pas non plus exagérément pessimiste, c’est quelque chose qui va prendre du temps mais il faut bien comprendre que les enjeux sont énormes.

Pour ce qui est des thèmes qui concernent les institutions de l’UE telles qu’elles sont en train de nouvellement se composer après les élections de mai dernier, nous avons déjà évoqué certains des sujets qui vont se poser dans notre discussion. Le renforcement du multilatéralisme se joue également dans le cadre européen. La réalisation du marché unique n’est pas terminée, contrairement à ce qu’on pourrait penser. C’est un point sur lequel il faut insister beaucoup. De même que sur cette mutation graduelle vers la nouvelle économie, économie de l’intelligence artificielle et de la transition écologique. Par ailleurs, si vous regardez la situation en termes de venture capital (qui cible les secteurs à forte croissance comme les technologies, les biotechnologies et les énergies alternatives) en 2018 entre les États-Unis, la Chine et l’UE, vous avez pour les États-Unis 100 milliards de dollars, 80 milliards de dollars pour la Chine et 20 milliards pour l’UE. Cela montre assez rapidement où l’effort doit être placé.

Autre priorité pour la Belgique : l’intégration monétaire, financière et bancaire. En matière fiscale, on a déjà réussi à harmoniser les assiettes fiscales et c’est une bonne chose. Il faut aussi pouvoir arriver graduellement à des formes d’harmonisation des taux. C’est quelque chose qui va aller de pair avec une harmonisation financière. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les fortes nécessités pour tout ce qui concerne la lutte contre le réchauffement climatique et la lutte pour la biodiversité. Je crois qu’en fédérant nos forces au plan européen, on peut avoir des résultats.

Quatrième point : les migrations. Là c’est une question que la Commission européenne va avoir à gérer très rapidement. Outre les aspects humanitaires tragiques et intolérables pour des pays qui se targuent de civilisation, l’image que nous donnons de l’efficacité de l’UE est désastreuse. Avant tout pour nos propres citoyens. Il faut revoir les accords de Dublin, il faut pouvoir travailler plus avec les pays de transit et d’origine mais nous devons aussi protéger l’UE avec la frontière Schengen sinon cela n’aurait pas de sens. Elle doit être protégée de manière plus efficace qu’aujourd’hui. Nous devons être prêts à accepter beaucoup plus de migrations mais nous devons faire tout pour limiter l’immigration illégale parce-que celle-là risque de tout foutre en l’air. Elle est très mal perçue et à raison par l’opinion publique et provoque en grande partie le vote protestataire d’extrême-droite qu’on voit à peu près partout en Europe. Ceci est le résultat de ce que pendant des décennies les partis politiques traditionnels n’ont pas voulu traiter pour des raisons politiquement correctes les questions de migration illégale. Ce sera pourtant essentiel dans les années à venir.

Le budget pluriannuel de l’Union, vous savez qu’il est déjà en cours de négociations, mais il appartiendra à la nouvelle Commission de réellement faire des progrès décisifs. La Belgique est en faveur d’un budget qui soit résolument européen mais nous sommes aussi pour que de plus grandes parties de ce budget soient dédiés à la transition économique et écologique. Sans qu’il y ait à ce propos de position officielle belge, nombre de partis politiques chez nous verraient bien 25 % du budget réservé à la question climatique et la biodiversité.

Quelle est la position belge vis-à-vis de la création d’une armée européenne ?

C’est une question que je n’ai en effet pas encore abordée, celle de la sécurité et de la défense de l’UE. Nous ne sommes pas en faveur d’une armée européenne parce que ce n’est pas un concept opérationnel mais nous sommes en revanche très attachés à une intégration plus forte de la sécurité et de la défense de l’Europe. Intégration qui soit avant tout industrielle, commençons par-là, le développement et la production des capacités donc des systèmes d’armement. Il doit être rationalisé en Europe. Vous savez probablement que là où les États-Unis produisent un char de combat les Européens en produisent dix-huit, tous concurrents les uns des autres. La concurrence est un moteur indispensable de l’économie mais là, cela n’a plus aucun sens. Ce que nous devons faire c’est rationaliser cette industrie de défense, mais faisons attention à ce que les petits pays qui ont beaucoup d’entreprises de taille moyenne dans ce secteur participent aussi à cette intégration et qu’elle ne se fasse pas exclusivement avec la France et l’Allemagne puis dans une moindre mesure l’Espagne et l’Italie. Cela serait très dommageable pour l’Europe.

L’armée européenne, disais-je, personne n’y croit. Le président Macron et la chancelière fédérale Merkel ont utilisé l’argument avant tout pour répondre à des tweets outranciers du président Trump. Si vous allez dans les milieux où on travaille sur les sujets de sécurité et de défense comme à l’Elysée, au Quai d’Orsay, au ministère des Armées ou dans les think-tanks, personne ne va vous dire que l’armée européenne est un objectif. Si nous voulions créer une armée européenne indépendante des USA, ce n’est pas 2 % du PIB qu’il faudrait réserver pour le budget de la Défense mais bien 6 % au minimum. C’est politiquement parfaitement irréaliste. Comme je l’ai déjà dit, la Belgique est en revanche très favorable à une plus grande intégration de la sécurité et de la défense de l’Europe. Et ceci en pleine complémentarité avec l’OTAN. Il est insensé d’évoquer une forme de concurrence entre l’UE (la PESD en fait) et l’alliance atlantique. Les défis de sécurité et défense auxquels nous sommes aujourd’hui déjà confrontés ne peuvent être tous relevés par une seule des deux organisations. Nous sommes donc en faveur d’un pilier européen de la sécurité et de la défense au sein de l’OTAN mais nous ne pensons pas une seconde à l’armée européenne. C’est un grand malentendu entre l’opinion publique et les décideurs politiques. Comme ce concept d’armée européenne a été publiquement utilisé un peu trop souvent et sans explication, beaucoup de gens non informés ont maintenant cette idée que l’armée européenne est un objectif. Ce n’est pas le cas. Ce n’est même pas un objet de réflexion.

Les spécialistes de la défense et de la sécurité vous parleront d’une impérative nécessité de mieux se mettre ensemble, nous Européens, pour des questions opérationnelles, mais aussi en termes d’autonomie stratégique. C’est un mot-clé de la défense et de la sécurité de l’Europe, c’est quelque chose qu’il faut développer plus avant. Un exemple : on voit déjà à l’époque du président Bush jr. que les Américains vis-à-vis du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord prennent une attitude de plus en plus distante. Cela ne les intéresse plus réellement d’intervenir militairement de manière massive avec les « Boots on the Ground  » comme on dit. Ils ont eu de mauvaises expériences, déjà à l’époque de Carter avec l’Iran puis cela s’est perpétué par après dans différentes parties du Levant ainsi que dans la Corne de l’Afrique et au Sahel. Ils envoient de moins en moins d’hommes sur le terrain. En revanche ils restent très présents aux côtés des Européens pour toute une série de « strategic enablers », à travers des instruments comme le renseignement satellitaire ou le ravitaillement par voie aérienne pour une certaine forme de logistique et d’appui donc. Tout cela est une contribution très bienvenue pour les Européens. Si pour les Américains, le Levant et l’Afrique sahélienne ne sont plus un objectif prioritaire de déploiement militaire, pour nous Européens cela l’est plus que jamais. Nous devons donc pouvoir développer une capacité opérationnelle autonome pour mener des opérations quand nous l’estimons nécessaire d’un point de vue diplomatique ou sécuritaire. Ce n’est pas s’opposer aux Américains mais travailler en pleine intelligence avec eux.

L’Union paraît s’organiser en plusieurs grands bloc transnationaux (ligue hanséatique, groupe de Visegrad…) la Belgique semble faire bande à part : s’agit-il d’un positionnement réfléchi ? Est-il amené à se transformer ?

C’est une conclusion très erronée. La Belgique, depuis le tout début de l’intégration européenne, fait preuve de concertations de groupe. Ainsi par exemple, avant chaque Conseil affaires générales ou affaires étrangères, les ministres des trois pays du Benelux se réunissent pour décider de l’harmonisation de leurs positions. Il va de soi que nous avons déjà travaillé en amont sur l’harmonisation des positions de fond avec nos partenaires hollandais et luxembourgeois mais aussi sur nos interventions au Conseil. Le Benelux est un instrument indispensable et il fonctionne depuis bien avant les autres groupes et est toujours très vivace. Je ne dis pas que nous sommes toujours du même point de vue mais nous avons constamment un dialogue et avons en permanence dans nos ministères des diplomates qui sont détachés d’un pays à l’autre. Lorsque l’un d’entre nous est membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ou en charge de la présidence tournante de l’Union, il y a toujours des diplomates des deux autres Benelux présents de manière à travailler sur toutes les questions de fond. Ignorer le Benelux c’est passer à côté d’un axiome diplomatique essentiel de la Belgique.

À côté de cela (ce n’est pas un groupe mais une ligne permanente), nous cherchons à ne pas nous distancer, ou pas trop, de Paris, de Berlin et même de Londres. Evidemment cela a fortement évolué ces derniers mois avec les Britanniques et la question du BREXIT mais pendant des décennies, depuis l’adhésion du Royaume-Uni, nous avons constamment entretenu un dialogue de manière à ne pas couper les ponts – nous souhaitons toujours privilégier le dialogue. C’est la deuxième approche de la Belgique en matière de concertation intereuropéenne.

Nous avons aussi eu, mais c’est un peu moins productif aujourd’hui, une approche Benelux/Visegrad qui a fonctionné pendant des années. Encore une fois vous remarquerez qu’il ne s’agit pas d’une tactique belge mais bien du Benelux. Avec les pays de Visegrad nous avons eu des consultations régulières mais actuellement certains développements politiques au sein des pays du groupe Visegrad ne facilitent pas ces coordinations.

Nous avons un dernier caucus auquel nous participons même si nous n’en sommes pas formellement membres comme Belges. Tout ce qui concerne le dialogue méditerranéen, comme nous sommes un pays d’immigration méditerranéenne assez importante, nous le suivons de près.

Depuis l’officialisation de la fonction de président du Conseil avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009, deux Belges se sont vus attribuer ce poste, dont Herman Von Rompuy. Charles Michel est ainsi le deuxième à y accéder. Quelles ont été les premières réactions face à la nomination du Premier ministre affiché pro-européen, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays ? Y a-t-il une exception belge ? Une affinité élective avec ce poste ?

La réaction fut bien sûr positive, mais ce qui frappe illustre assez volontiers ce dont nous parlions plus tôt : la nécessité permanente en Belgique d’un consensus, et c’est quelque chose qui manque à l’Union, qui manque aujourd’hui plus qu’il y a quelques années. Tout le monde s’imagine aujourd’hui que sa propre proposition doit faire foi et loi. Le consensus doit retrouver ses lettres de noblesse. Le consensus va avec concessions et il faut pouvoir retrouver toute la vertu de ce mot. En politique c’est quelque chose d’essentiel, et je crois que le fait qu’un Belge ait par deux fois été choisi pour cette fonction, qui est éminemment une fonction de consensus, montre toute la nécessité de retrouver l’essence du mot.

La présidence du Conseil n’a que peu de pouvoir par rapport au président de la Commission mais son pouvoir est essentiel quand il y a des désaccords entre États. C’est pour cela qu’en matière de budget il joue un rôle important, il faut un médiateur. C’est vraiment le rôle du président du Conseil, c’est un « monsieur loyal » qui essaye de mettre les gens d’accord, trouver un terrain de consensus quand cela ne va pas. Quand on a créé cette fonction en 2009, je me souviens de la réflexion sur le besoin de quelqu’un capable de fédérer sans faire d’ombre aux chefs d’États des grands pays européens donc sans prendre la place du président français, du chancelier allemand ou du Premier ministre britannique, quelqu’un qui sache rester en dehors de cette prééminence, soit fédérateur donc capable de trouver les lignes qui rassemblent. Ce fut brillamment le cas d’Herman Van Rompuy et je ne doute pas un instant que Charles Michel fasse la même démonstration.

Au vu des dernières élections fédérales, on voit s’opposer un vote d’extrême droite en Flandre à un vote socialiste en Wallonie, il semblerait que le nationalisme belge n’existe plus que jamais qu’à travers ses communautés linguistiques, ce qui posera la question d’une coalition durable au niveau du gouvernement fédéral. Réussira-t-il à concilier les idéologies selon vous ?

Ce que je vais vous répondre ici relève strictement d’une analyse personnelle. Il ne peut de toute évidence y avoir de point de vue officiel belge sur ce sujet maintenant. Une chose m’apparaît comme certaine, c’est que ne seront membres de cette coalition fédérale ni l’extrême-gauche ni l’extrême-droite. Ce sont des partis d’opposition, pas de gouvernement. Ils n’ont pas vocation à entrer dans un gouvernement, ils sont là avant tout pour faire opposition.

Au demeurant, en Wallonie, il apparaît clairement que le PTB ne sera pas non plus membre de la coalition régionale. Il y a eu des consultations avec le PS et ECOLO et ils se sont rendu compte que les communistes n’avaient rien à proposer de réaliste pour un programme gouvernemental régional sauf à considérer des mesures qui nous aliéneraient l’UE, ce qui est politiquement inacceptable. On voit doucement poindre en Wallonie la coalition ECOLO-Libéraux-PS.

À Bruxelles, c’est plus complexe, car il y a deux communautés linguistiques. Pour les francophones ce sera PS, ECOLO et Défi (parti essentiellement bruxellois qui défend les droits des francophones dans Bruxelles et sa périphérie, c’est un petit parti mais il apportera deux sièges de députés utiles). Et du côté flamand de Bruxelles nous aurons les écologistes, les libéraux et les socialistes. C’est à peu de choses près (le CDH qui se retire de tous les niveaux de gouvernement), la même coalition qu’avant les élections.

En Flandre, pour l’instant, on attend, mais une chose est certaine, c’est que la N-VA fera partie de ce gouvernement. Mieux même, comme principal parti flamand, la NV-A conduit le bal. Il y a un peu de restreinte dans la formation de l’exécutif régional car Bart de Wever, le président de la N-VA, attend de voir ce qu’il va se passer au niveau fédéral avant de faire des progrès. La composition du futur gouvernement fédéral et surtout les partis flamands qui en feront partie influencera grandement la coalition en Flandre. Il y a des jeux de partis importants à l’œuvre.

Pour ce qui est du fédéral, je ne peux pas vous dire ce que cela va être puisque les informateurs du Roi sont actuellement au travail. Mais à mon sens il y a des choses qui apparaissent comme solides ou réalistes et d’autres comme plus illusoires. Je sais que le PS et ECOLO avaient beaucoup voulu, et c’est mathématiquement possible, une coalition qui ne comprenne pas la N-VA mais je ne crois pas que ce soit réaliste. Tout simplement parce qu’aucun parti flamand qui pourrait faire partie de cette coalition fédérale, à savoir les Sociaux-chrétiens, les Libéraux, les Socialistes etc. ne voudrait se mettre la N-VA à dos. La N-VA est le principal parti flamand et elle peut les démolir si eux n’en tiennent pas compte. Je crois aussi que la N-VA dans le cas d’une telle coalition qui les exclut du pouvoir fédéral, pourrait mettre des bâtons dans les roues de manière systématique puisqu’il s’agit du plus important groupe parlementaire au parlement fédéral. Je crois en revanche, et cela me semble être un scénario réaliste, qu’il faudra pouvoir passer par un dialogue entre le PS et la N-VA. C’est à mon sens incontournable. Même si pendant la campagne il y a eu des exclusives fortes qui ont même continué par après, je ne crois pas à la pérennité de ces exclusives. Les partis vont devoir basculer d’une logique de campagne dans une logique de formation de coalition où les exclusives n’ont plus lieu d’être mais où il faut trouver des terrains d’entente où les positions des uns et des autres trouvent à se satisfaire.

Troisièmement, mais là je suis plus que jamais sur un terrain d’analyse personnelle et spéculative, je crois qu’il y a une place pour les libéraux francophones au sein de la coalition fédérale tout simplement parce qu’ils sont l’unique instrument qui permet au PS et à la N-VA de dialoguer l’un avec l’autre. Le MR (Mouvement Réformateur, soit les libéraux francophones) est accepté aussi bien par le PS, même si parfois il rechigne à le dire publiquement, que par la N-VA qui n’en fait pas mystère puisque le MR a gouverné avec la N-VA durant les cinq dernières années. Le MR est vraiment un parti de jonction. Il n’a sans doute pas gagné élections, mais il ne les a pas plus perdues que le PS même si les Socialistes restent clairement les premiers en Belgique francophone.

Vous êtes relativement optimiste vis-à-vis de cela ?

Non pas nécessairement pour l’instant car je me rends bien compte que les exclusives existent toujours et que ce ne sera pas simple pour les libéraux de se faire accepter comme parti de jonction. Je reste donc prudent. Le jour cependant où PS et NV-A prennent langue l’un avec l’autre et où le MR se présente comme parti de jonction, alors là je serai beaucoup plus optimiste.

Quelles sont les sources de la doctrine belge ? Quels sont les espaces de débat stratégique (revues, think-tank…) en Belgique ?

La doctrine belge c’est un peu difficile à définir rapidement. Vous avez certains éléments qui sont une grande constante de réflexion en politique belge comme l’intégration européenne. Cela fait indiscutablement partie de la doctrine belge et elle est étudiée et développée de manière très détaillée et en profondeur dans les partis, les universités et les think-tanks qui ne sont pas seulement belges mais aussi européens. N’oublions pas non plus les services d’étude du patronat et des syndicats. Vous avez, bien entendu, au Parlement, des commissions et des groupes de travail qui mènent aussi cette réflexion sur les éléments qui constituent in fine une forme de doctrine belge. De manière générale les dialogues sont très ouverts, la politique en Belgique est très transparente.

Il y a également d’autres sujets de politique fondamentale au point de devenir de la doctrine qui sont développés par les mêmes acteurs. Je pense à la sécurité sociale, au développement durable, aux dépenses publiques et à la fiscalité.

Mais il y a certains points sur lesquels la doctrine s’élabore de façon plus confidentielle. Par exemple tout ce qui concerne les transferts financiers entre les trois régions du pays. Eléments potentiellement très conflictuels et très complexes sur le plan technique. Cela fait l’objet d’un travail de recherche et de développement assez logiquement beaucoup plus discret que ce qui concerne l’intégration européenne. Il est intéressant de voir comment s’établissent les indispensables accords sur ces thèmes essentiels, loin des médias et du débat public.

Les matières de sécurité et défense font, depuis relativement peu de temps, partie de ces éléments doctrinaux débattus dans les centres de recherches et ailleurs. Pendant longtemps les Belges n’y accordaient pas beaucoup d’importance puisqu’ils se sentaient très en sécurité au sein de l’OTAN et de l’UE. Puis sont intervenus les attentats de Bruxelles et cela a modifié l’opinion publique belge, désormais un peu plus préoccupée par la sécurité comme étant quelque chose qui n’est pas garantie d’avance, qui doit être préparée et discutée. C’est un élément relativement nouveau de ce qu’on peut appeler la doctrine belge.